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Le défi de la confiance

Dossier | publié le : 01.05.2021 | Gilmar Sequeira Martins

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Le défi de la confiance

Crédit photo Gilmar Sequeira Martins

De plus en plus diffusés, les dispositifs d’expérience collaborateur ont eu un impact positif durant la crise sanitaire. Pour mieux les ancrer dans les organisations, les DRH vont devoir composer avec des paramètres qu’ils ne maîtrisent pas toujours.

Pour nombre d’experts et consultants qui se sont penchés sur l’organisation du travail depuis un an, le doute n’est plus permis. Les entreprises déjà dotées de dispositifs capables d’améliorer « l’expérience collaborateur » ont mieux vécu la crise sanitaire. « Faire face à la pandémie suppose de ne pas nier les traumatismes, ni leurs conséquences sur les processus de production et de cerner les adaptations nécessaires, souligne ainsi Jean-Claude Delgènes, directeur général de Technologia, cabinet spécialisé dans la prévention des risques et l’amélioration de la qualité de vie au travail. Les entreprises qui avaient une capacité réflexive ont pu entrer dans l’anticipation et l’adaptation alors que celles qui vivaient au fil de l’eau ont eu plus de mal. Ces entreprises ont réfléchi à l’expérience collaborateur, elles ont créé des groupes d’analyse des bonnes pratiques. Cela permet d’accélérer la qualité et de dégager de l’intelligence collective en préservant le dialogue social et la santé de tous. »

S’il partage le même constat, Bertrand Dalle, directeur général du cabinet Conseil & Recherche, appelle à ne pas tirer de conclusions hâtives : « Il faut garder à l’esprit que 2020 n’est pas une année représentative, car les choses se sont déroulées “à chaud”. Paradoxalement, l’année passée n’a pas été un cru exceptionnel pour l’expérience collaborateur. Il y a eu une bascule vers des systèmes très contraints et une suppression parfois totale de ce qui faisait les collectifs de travail. Il est urgent de ne pas poser de diagnostic trop vite sur ce qu’il vient de se passer. »

Les résultats semblent être, en tout cas, au rendez-vous. Depuis la mise en place d’un parcours collaborateur chez Michelin, en 2019, Delphine Girault, la directrice groupe de « l’expérience employé », indique avoir « observé une plus grande diversité des apprentissages et une augmentation des compétences des équipes, en particulier celles centrées sur les soft skills (capacités relationnelles) », ainsi qu’une augmentation de l’engagement avec un taux qui atteint 83 % d’après les enquêtes menées en interne. Elle attribue ce succès à la mise au point d’un dispositif global : « Le fait d’avoir un dispositif, d’être prêts à récupérer les données et les perceptions, de savoir à qui les adresser, d’avoir des équipes déjà structurées, en capacité d’écouter et d’agir, c’est ce qui nous aide à porter notre parcours collaborateur et à le faire évoluer. »

Individualisation et modernisation

Cet acquis sera important pour la suite, estime Frédéric Balletti, directeur « expérience collaborateur » du cabinet KPAM-RH : « Les entreprises qui ont pris soin, dans les situations critiques, de prendre en compte les spécificités des collaborateurs (mères célibataires, écoles fermées, domicile éloigné du lieu de travail, etc.) pour s’organiser autrement, adapter les horaires des réunions, par exemple, ont suscité un fort engagement. » Il en conclut que les sociétés orientées « collaborateur » seront encore plus attractives après la crise sanitaire.

Le sujet est désormais bien présent dans les entreprises et guide leur action, ajoute Audrey Richard, présidente de l’ANDRH : « Les deux grands sujets actuels de l’expérience collaborateur sont l’individualisation et la modernisation des outils. Cela implique de mettre l’accent sur la gestion des relations avec les candidats – bon nombre d’entreprises ne répondent pas aux candidats qu’elles ne sélectionnent pas, ce qui laisse une très mauvaise image – et il faut aussi améliorer l’accueil et l’intégration dans les équipes. » Elle note d’ailleurs qu’un nombre croissant d’entreprises mettent en place des référents chargés du recrutement, de l’accueil et de l’intégration des nouveaux collaborateurs. « Avec cette individualisation de la relation, le collaborateur sent qu’on lui accorde plus d’importance, ce qui va améliorer le lien qu’il a avec l’entreprise et augmenter son engagement », conclut-elle, à condition toutefois de « lever le plus grand frein actuel, la faiblesse des investissements dans la modernisation des outils, qui tient aussi au mindset des dirigeants. »

Face à une telle évolution, Corinne Samama, cofondatrice de Resonance Coaching et auteure du livre « L’expérience collaborateur », appelle cependant à la vigilance, en particulier sur le télétravail : « Beaucoup d’organisations ont déjà généralisé un protocole alors que la pandémie a révélé la pluralité des besoins. C’est contre-productif. Je crois qu’il faut que ce type de décision soit prise si possible dans chaque équipe en lien avec le manager de proximité. Cela ne doit pas être rigide afin de faire émerger une organisation souple et productive. »

Top down ou bottom-up ?

La poursuite de la mise en place de dispositifs d’expérience collaborateur pourrait susciter des transformations encore plus profondes. Après une étude menée en 2019 pour le compte de cinq grandes organisations, le cabinet Conseil &Recherche a établi que les entreprises envisageaient l’expérience collaborateur essentiellement sous deux approches. La première est « top down » : il s’agit par exemple de proposer de beaux locaux, bien placés, avec une bonne mutuelle et un système de rémunération attractif. L’autre adopte une dynamique « bottom-up » où le management se montre attentif aux collaborateurs afin de prendre en compte les différents aspects de leur expérience au travail, mais aussi ce qu’ils apportent de leur vie personnelle au travail. La seconde s’avère bien plus difficile, prévient Bertrand Dalle : « C’est une démarche complexe, car les collaborateurs ont chacun un ressenti spécifique qui évolue au fil du temps et des circonstances. »

Dans une approche « bottom-up », l’amélioration de l’expérience collaborateur implique aussi de laisser le collaborateur faire ce qu’il faut pour qu’il puisse bien réaliser sa tâche. Ce qui entraîne un changement radical de leur fonctionnement, indique Bertrand Dalle : « De plus en plus d’entreprises abandonnent le modèle de la prescription et du contrôle parce qu’il devient impossible de tout surveiller et surtout parce qu’elles croient à une autre équation de performance basée sur la confiance. » En parallèle, ces entreprises prennent conscience de l’importance des émotions dans la vie au travail (lire encadré). « Cela implique de lâcher l’idée cartésienne de tout vouloir organiser et de tout vouloir mesurer », précise Bertrand Dalle. Il fait remarquer que les sociétés les plus innovantes, comme Airbnb, ont été créées par des designers qui « ont une appétence pour l’émotion et sont plus souples sur la volonté de tout mesurer. »

Confiance, es-tu là ?

Dans beaucoup de cas, l’expérience collaborateur envisagée comme levier d’engagement risque cependant de ne pas aboutir aux résultats attendus, prévient cependant François Dupuy, sociologue des organisations : « Ce terme d’expérience collaborateur ne peut prendre de sens que par rapport au contenu qui lui est donné. Il y a une contradiction intrinsèque entre la surproduction de normes au sein des entreprises et le niveau d’engagement des salariés. Les normes dans les entreprises ont deux fonctions : indiquer ce que doit faire le collaborateur et lui dire comment il doit le faire. » Le sociologue souligne que les sociétés produisent de plus en plus de normes centrées sur le second volet, le « comment », or « plus il y a de normes axées sur le “comment”, plus le collaborateur comprend que l’entreprise ne lui fait pas confiance et moins il est disposé à s’engager ». La notion de confiance doit donc être centrale dans l’expérience collaborateur. La mission est ardue car, selon François Dupuy, « dans l’univers du travail, c’est une notion très complexe, d’autant plus dans des pays de “non-confiance” comme la France dans lequel se sont multipliés les systèmes de contrôle ».

Les DRH sont aux prises avec une autre difficulté majeure : ils n’ont, le plus souvent, aucune influence sur les services producteurs de normes, qu’il s’agisse de la comptabilité, la qualité, etc. « Les entreprises doivent d’abord examiner leurs normes et leurs process et se demander quel est l’objectif poursuivi et si cela contribue à installer, ou pas, un climat de confiance, estime François Dupuy. Se poser cette question est une bonne mission pour les DRH. » Le défi sera d’autant plus difficile à relever avec une reprise économique qui pourrait marquer le retour des habitudes ancrées de longue date.

Les six étapes du « parcours collaborateur » chez Michelin

Après avoir lancé en 2018 le dispositif « we@work » qui se focalisait sur les nouvelles pratiques de travail et un nouveau modèle de leadership (I Care1), Michelin a complété ces approches avec un « parcours collaborateur » basé sur la symétrie des attentions. Finalisé fin 2019, il comporte « six moments de vérité » ou phases portant respectivement sur le recrutement ; l’intégration ; le quotidien (My Day to Day), avec une attention particulière portée aux relations entre collaborateurs et managers, tant fonctionnelles que hiérarchiques ; le développement, aussi bien individuel que collectif, et l’orientation professionnelle ; la reconnaissance individuelle et collective du travail ; enfin, la décision de continuer, ou pas, dans l’entreprise avec ses options possibles (formation, entrepreneuriat, départ vers une autre société).

La fin du « travail prescrit » ?

L’organisation rationnelle de l’activité, passant par une planification des tâches, la fixation d’objectifs et la mesure des résultats est-elle en bout de course ? Bertrand Dalle, directeur général du cabinet Conseil &Recherche, note une évolution allant dans ce sens : « La prescription du travail et la structuration de l’organisation du travail en vigueur depuis 150 ans découlent de l’idée que quelques dirigeants peuvent tout élaborer et que cela permettra de dégager plus de valeur pour les clients. L’expérience collaborateur s’inscrit à rebours de cette optique : elle laisse au collaborateur le soin de définir son travail, de l’organiser, au besoin en faisant un saut dans l’inconnu. Les entreprises les plus innovantes accordent un rôle important aux émotions dans la construction de l’expérience collaborateur. Chez Airbnb, l’expérience collaborateur n’est pas basée sur des process. En fait, l’entreprise elle-même est pensée en termes d’expérience utilisateur et cela déteint sur l’expérience collaborateur. »

(1) Acronyme dont les initiales signifient : Inspiring, Create, Awareness, Results et Empowerment.

Auteur

  • Gilmar Sequeira Martins