logo Info-Social RH
Se connecter
Newsletter

À la une

L’ombre portée de la privatisation

À la une | publié le : 01.05.2021 | Muriel Jaouën

Image

L’ombre portée de la privatisation

Crédit photo Muriel Jaouën

Entre les changements de statut, l’ouverture des marchés à la concurrence, le management à la performance, les entreprises publiques le sont de moins en moins.

Les entreprises publiques ont été créées – spécialement au sortir de la Seconde Guerre mondiale pour les plus emblématiques d’entre elles – comme des outils de politique publique. à chaque grande société, sa mission d’édification nationale et de service à la population : l’électrification du pays pour EDF, le réseau de transport de masse pour la SNCF, la souveraineté technologique et la défense militaire pour les entreprises de défense. Depuis, ces entreprises ont grandi, imposé des situations de monopole, et beaucoup d’entre elles se sont drapées de charges symboliques fortes. Au tournant des années 1980, ces fleurons de l’État, bâtis autour d’un socle salarial stable et d’un fort investissement public, ont amorcé une triple dénaturation statutaire, capitalistique et stratégique, au nom de métriques économiques pas toujours soucieuses des marqueurs culturels des organisations en place. La conséquence de cette négligence apparaît de manière flagrante. Perte de repères, conflits larvés, montée des frustrations, explosion des revendications identitaires : ce sont les ressorts sociaux du modèle même de l’entreprise publique qui se trouvent affectés.

« On a construit le secteur public dans un contexte de plein-emploi, avec la volonté de fidéliser les salariés. À compter des années 1990, les employeurs ont instauré de nouvelles approches RH, avec une forte coloration de “flexibilité”, développe Philippe Gervais, associé chez Sécafi. Aujourd’hui, le rapport de force sur le marché de l’emploi a rebasculé du côté des salariés, mais les méthodes de management n’ont pas changé. Ce décalage entre les cycles économiques et les politiques managériales ébranle la structure porteuse des entreprises publiques. »

Définition capitalistique

Quel est le périmètre de ces entreprises en France ? L’Insee définit les entreprises publiques comme les sociétés « directement détenues majoritairement par l’État ou appartenant à des groupes dont la tête est majoritairement détenue par l’État ». Dans son recensement le plus récent, l’institut chiffre ces sociétés à 1 702 – dont seulement 85 directement contrôlées par l’État – qui emploient au total 780 000 salariés. À lui seul, le tertiaire concentre plus de trois salariés sur quatre, avec un poids prépondérant du secteur des transports et de l’entreposage (465 000 personnes, soit près de 60 % des effectifs pour 27 % des employeurs). L’industrie représente pour sa part 22 % des emplois et 26 % des sociétés, loin devant la construction.

Entre l’intégration ou la création de filiales et la cession ou la fermeture d’autres entités, le nombre d’entreprises publiques fluctue d’une année à l’autre. Au-delà de ces mouvements à la hausse ou à la baisse, l’effectif global, lui, diminue de manière régulière, à raison de 1 % à 2 % par an.

Mais le principal trait d’évolution des entreprises publiques est ailleurs, en l’occurrence dans le désengagement de l’État. Amorcé en 1986, le phénomène a connu des pics en 1986-1988, 1993-1995 et 1999-2001 et plus récemment depuis l’élection d’Emmanuel Macron, avec le changement de statut de la SNCF. Depuis trente-cinq ans, l’État se comporte de plus en plus comme un investisseur institutionnel. La création en 2004 de l’Agence des participations de l’État (APE), administration en charge des entreprises publiques, constitue un jalon essentiel de ce processus de normalisation de l’État comme actionnaire.

« Il y a un incontestable cheminement vers le privé. Mais pour ces structures de moins en moins publiques, l’ouverture du capital est sans doute moins impactant que l’ouverture de leurs marchés à la concurrence. Tant qu’une entreprise demeure dans une situation de monopole, les enjeux statutaires ne sont pas si importants. En revanche, dès que de nouveaux acteurs entrent en jeu, les normes sociales en vigueur sont inévitablement sur la sellette », note Frédéric Guzy, directeur général d’Entreprise et Personnel.

Contrat social percuté

Reste que toutes les entreprises publiques ne sont pas aussi facilement « désétatisables ». Difficile par exemple d’envisager la privatisation du parc nucléaire d’EDF sans risque de contestation majeure, a fortiori après Fukushima. De même, sous le poids de la pression sociale interne, les auteurs du projet de modification des statuts de la SNCF ont vite dû revoir certains aspects de leur copie, contraints même d’introduire dans la loi le principe d’incessibilité de l’entreprise une fois transformée en société anonyme.

Il n’empêche, à bien des endroits, le contrat social s’est trouvé percuté. « Les entreprises publiques sont porteuses d’une dimension culturelle et d’une charge symbolique particulières, qui les rendent moins malléables à des transformations menées en force. La dérégulation économique et le délitement statutaire passent mal dans des entreprises où la culture du service public demeure forte », souligne Philippe Gervais. Le rapport de force permanent entre les tenants de la libéralisation et les défenseurs du statut se joue en effet sur le terrain culturel. « Le sentiment d’appartenance à l’entreprise résonne avec beaucoup plus de force dans la sphère publique que dans le privé. Et plus le lien avec l’État est lointain, plus ce sentiment s’émousse. La “fibre” publique est par exemple beaucoup moins présente chez Air France qu’à la RATP », remarque Thomas Germain, consultant, ancien directeur général de Sémaphores.

Le phénomène d’identification renvoie à l’attachement des salariés à la mission de service public et à ses dérivés symboliques : fierté de servir l’intérêt général, attachement au « sens du travail », défense des valeurs de solidarité. « Les seuls sujets qui ont pu motiver des mouvements de grève au sein de l’entreprise sont d’ordre éthique », confirme Nicolas Tunesi, DRH des Établissements français du sang (EFS), citant notamment un projet de rémunération du don de sang, qui, à peine évoqué, avait immédiatement suscité une levée de boucliers en interne.

Le mantra de la modernisation

Au fil des réformes menées ces dernières décennies, le retrait capitalistique de l’État s’est fait au nom d’un double mantra : transformation et modernisation. Si le besoin d’adaptation des entreprises publiques aux évolutions économiques et sociales ne fait pas débat, on peut s’interroger sur l’apparente consubstantialité de la privatisation – car c’est d’abord de cela qu’il s’agit – et de l’idée de modernité. Surtout, l’injonction systématique à la modernisation comme à une valeur absolue managériale peut poser question, dès lors que l’on prend en compte la réalité très disparate de ces entreprises en matière de tailles, d’activités et d’identités professionnelles. Quel rapport entre l’Ugap, qui compte 1 500 salariés, et La Poste qui en emploie 250 000 ? La même prescription managériale peut-elle justifier des mesures très variables appliquées à des périmètres aussi divers ?

La référence à la modernité est politiquement et sociologiquement bien commode : en mettant en balance l’ancien et le moderne, on inscrit toute action politique dans une logique d’opposition entre l’obsolescence de l’« avant » et l’évidence de l’« après ». L’existence de grilles de qualification indexées sur un diplôme et un salaire ? Obsolète ! L’évaluation au cas par cas d’individus à l’aune de leurs compétences ? Évident ! La séparation des tâches dans un même processus de service ? Obsolète ! La polyvalence dans une organisation en réseau ? Évident ! Cette logique d’opposition est d’autant plus solidement ancrée qu’elle s’est alliée un garant scientifique de poids : la sociologie, qui, depuis des années, a fait des grandes entreprises et de leurs organisations un terrain privilégié d’abord d’observation, puis de conseil. Certains laboratoires allant jusqu’à épauler de grandes entreprises dans la formation de leurs cadres et le fameux « accompagnement du changement ».

Accompagnement du changement. Le point de crispation sociale est bien là : pour toutes les entreprises publiques, de la plus petite à la plus grosse, il s’agit de satisfaire des enjeux de performance économique. Devant l’assèchement de la ressource financière, la marge d’ajustement du changement est essentiellement organisationnelle. Et, comme dans le secteur privé, l’enjeu de la transformation se trouve dans la capacité réelle d’accompagnement, au-delà de la formule. « Les entreprises publiques sont en train de faire tomber deux idées reçues : la première est que l’adossement à l’État protège de la concurrence, de l’adaptation et de la performance. La deuxième consiste à penser que la réforme à marche forcée permet d’égaler les performances du secteur privé », affirme Philippe Kearney, président de la Commission interministérielle d’audit salarial du secteur public (CIASSP).

Auteur

  • Muriel Jaouën