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Entreprises publiques, grands corps malades ?

À la une | publié le : 01.05.2021 | Muriel Jaouën

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Entreprises publiques, grands corps malades ?

Crédit photo Muriel Jaouën

Conflits de rare ampleur, conditions de travail dégradées, défiance à l’égard des syndicats… Alors qu’elles ont longtemps été le creuset d’un dialogue riche et soutenu, les entreprises publiques voient leurs marqueurs sociaux remis en cause.

Au moins cinq appels à la grève depuis dix-huit mois, avec un taux de débrayage tournant autour de 20 % à 25 %, une campagne de communication de grande ampleur à l’initiative du Comité social et économique central (CSEC), des compteurs Linky déposés par dizaines par la CGT devant le siège de La République en marche… Rien ne va plus à EDF, en proie à une crise sociale de rare ampleur. En cause, le projet Hercule, porté par le PDG, Jean-Bernard Lévy, avec le soutien de l’exécutif. De quoi s’agit-il ? D’une réorganisation complète du groupe autour de trois entités : EDF Bleu, entreprise publique, qui comprendrait principalement les activités liées au nucléaire ; EDF Vert, dont le capital serait ouvert au privé, qui rassemblerait les activités de fourniture et de distribution d’électricité, ainsi que les énergies renouvelables ; enfin, EDF Azur, qui aurait un statut particulier et serait chargé de la gestion des barrages hydroélectriques. Une opportunité stratégique d’adaptation aux mutations des marchés, défend la direction. Un démantèlement même pas déguisé, objecte l’intersyndicale CGT, CFDT, CGC et FO, qui exige le retrait total du projet.

Bien qu’historique, ce mouvement de contestation au sein du producteur historique de l’électricité n’a pas vraiment trouvé d’écho médiatique, étouffé sans doute par l’onde de résonance de la Covid-19. À bien des égards pourtant, il comporte les germes d’une crise qui, au-delà d’EDF, concerne de manière transversale beaucoup d’entreprises publiques en France, dans la diversité de leur situation et de leur statut (voir p. 16). Elle n’est pas si loin, en effet, la séquence de la fin 2019 et du début 2020 : un pays en partie paralysé par le plus long conflit social que la SNCF a connu depuis plus de trente ans. Si la pandémie n’était pas venue s’en mêler, la contestation aurait sans doute pu se durcir encore.

Conflits ouverts et malaise larvé

EDF, SNCF : deux crises majeures dans deux des plus grandes entreprises en France, mais surtout dans deux entreprises publiques. À la SNCF, la grève constitue un attribut quasiment consubstantiel du rapport de force. « En 2018, chaque cheminot a fait grève cinq jours en moyenne, quand dans le secteur privé, un salarié fait grève un jour tous les quinze ans », rappelle Dominique Andolfatto, professeur de sciences politiques à l’université de Bourgogne. Il n’empêche, au sein du groupe ferroviaire comme chez EDF et dans une partie non négligeable du corps social public, un malaise plus diffus s’est peu à peu installé, qui sédimente les organisations sans nécessairement actionner l’arsenal traditionnel du conflit ouvert : préavis, débrayages, piquets et manifs. Un malaise plus silencieux, et plus profond sans doute. Longtemps, on a mesuré le climat social et la solidité du dialogue à l’aune des conflits, principalement de la fréquence et de l’intensité des grèves. Aujourd’hui, la conflictualité ouverte dans les entreprises publiques est bien moindre. « Le dernier conflit national à La Poste a mobilisé 2 % de grévistes. Les crispations sont de plus en plus micro-localisées, donc peu repérables, voire invisibles. Pourtant, la revendication sociale est d’autant plus forte que le malaise grandit face à des conditions de travail dégradées », analyse Régis Bourbon, responsable adjoint du secteur poste à Focom.

Entreprises publiques, grands corps malades ? Les grands fleurons nationaux n’ont-ils pas pourtant toujours été propices à un activisme syndical intense, corollaire d’un dialogue social nourri ? « Le secteur public a sans doute été un lieu d’expérimentation pour le dialogue, voire la démocratie sociale dans les années 1960 ou 1970… Autrement dit, il y a un demi-siècle. Aujourd’hui, on pourrait parler d’une banalisation. Ces entreprises ne constituent plus une avant-garde, elles ne montrent plus le chemin… » constate Dominique Andolfatto.

En 2018, déjà, le Baromètre du dialogue social du Cevipof pointait un décrochage du secteur public par rapport au privé sur l’indicateur de la confiance accordée par les salariés au dialogue social. Une dégradation particulièrement marquée au sein des grandes structures, qui emploient plus de la moitié des effectifs des entreprises publiques (54 %). Surtout, dans la sphère publique, l’effet taille joue de manière inverse que dans le secteur privé. Alors que les cadres des grandes organisations privées sont les plus nombreux à se féliciter de l’existence d’un dialogue social, 36 % de ceux des grandes entreprises publiques affirment que le dialogue y est inexistant, contre « seulement » 25 % dans les ETI publiques.

Des réorganisations à marche forcée

Difficile de ne pas établir de parallèle entre ce constat critique et les transformations majeures imposées aux grandes entreprises publiques sur la dernière période. Projet Hercule à EDF, refonte des activités et des métiers à La Poste, « nouveau pacte ferroviaire » à la SNCF, numérisation des processus et augmentation de la productivité à Pôle emploi… Le corps social des grandes structures publiques ne connaît aucun répit depuis dix ans. Jean-Yves Cribier, directeur RH et relations sociales de Pôle emploi, décrit ainsi les secousses ininterrompues d’une entreprise pourtant encore jeune. « La fusion de l’ANPE et des Assedic – imposée aux deux parties – n’a que douze ans. N’oublions pas qu’elle avait pour objectif de répondre à une situation de plein-emploi. Et puis la crise de 2008 est arrivée. Il a fallu une dizaine d’années pour que le pays s’en remette. Et lorsque l’emploi repart enfin franchement, la pandémie explose. » Si ces phénomènes restent exogènes à Pôle emploi, ils ont placé les personnels dans une situation de tension d’autant plus forte que l’opérateur, pour adapter ses missions à un marché de l’emploi fortement dégradé, a misé sur de profondes réorganisations.

À la différence toutefois de la plupart des grandes entreprises publiques, dont les effectifs sont franchement sur une tendance baissière, Pôle emploi n’a cessé de renforcer ses troupes. « Nous comptions 50 000 agents en 2012, 55 000 aujourd’hui. Mais la charge de travail pour nos collaborateurs a crû encore plus vite que les effectifs », note le DRH, qui rappelle que, depuis la naissance de Pôle emploi, le portefeuille moyen des demandeurs d’emploi suivis par chaque agent ne cesse de grossir.

La Poste en pleine refonte

Effet parmi d’autres de cette course à la productivité ? Dans un rapport passant au crible la gestion de Pôle emploi entre 2012 et 2018, la Cour des comptes met en exergue un taux d’absentéisme très élevé, tournant autour de vingt-deux jours par an et par salarié en moyenne. L’absentéisme enregistre également des scores à la hausse à la SNCF et à La Poste. « L’ardoise pour l’entreprise s’élève à un milliard d’euros », affirme Christine Simon, responsable du secteur poste à Focom. Premier employeur national avec 250 000 salariés, La Poste est aussi certainement l’entreprise qui aura vécu ces dernières années les transformations les plus radicales de ses marchés et de ses métiers. En dix ans, l’activité courrier, qui a, longtemps, représenté près des trois quarts du chiffre d’affaires, a été divisée par deux. Dès la fin 2016, en préambule d’un accord signé par la CFDT puis, après moult hésitations par FO, mais ni par la CGT ni par SUD, le ton était clairement donné : « À l’horizon 2020, les factrices et les facteurs consacreront plus de la moitié de leur temps de travail à d’autres activités que la distribution du courrier traditionnel : livraison de Colissimo et de petits paquets internationaux, courriers et catalogues média, remises commentées, prestations de services de proximité, visites à domicile. » « Nul ne remet en cause la nécessité d’adapter les activités du groupe aux évolutions de la société. Mais les postiers finissent par être essorés par des plans de réorganisation imposés tous les deux ans, avec à la clé des tournées modifiées, des bureaux qui ferment… » constate Christine Simon.

La dégradation du climat social n’est pas une fatalité

Le bouleversement des écosystèmes internes aux entreprises publiques affecte logiquement les personnels les plus anciens. « L’état d’esprit des cadres, notamment, se dégrade à mesure qu’ils vieillissent, surtout à partir de 45 ans, a fortiori après 55 ans », confirme Luc Rouban, directeur de recherches à Sciences Po. Pour autant, les réorganisations engagées se soldent-elles fatalement par un malaise social ? Reconnue pour la qualité de son dialogue social et le nombre des accords signés par les partenaires sociaux, la RATP connaît une très faible conflictualité et un faible taux d’absentéisme. L’entreprise, dont les dépenses de personnel ont fortement augmenté entre 2012 et 2018, a développé des dispositifs sociaux avantageux et pratique des salaires supérieurs à la moyenne du secteur des transports.

Autre contre-exemple, l’Union des groupements d’achats publics (Ugap). Dans le paysage des structures publiques, l’entreprise se démarque par une croissance notoire, affichant encore en 2020 une augmentation de son activité de l’ordre de 20 %. Certes, elle fait partie des petites entreprises publiques, avec un effectif de 1 500 collaborateurs, dont 60 % de cadres. Le climat social est pacifié, le dernier mouvement de grève remontant à dix ans. Depuis dix ans, le développement soutenu des activités oblige l’entreprise à des transformations permanentes. Avec un management très proche du privé : agilité, fonctionnement en mode projet, puissance du collaboratif. « Côté RH, je dois composer avec un plafond de masse salariale, qui m’est signifié chaque année. Il faut donc jouer sur d’autres leviers, comme les primes, une formation à 4 % de la masse salariale, des actions significatives en matière de politique familiale », développe Marc Thiercelin, directeur de la qualité, de l’emploi local et des politiques publiques.

À Pôle emploi, Jean-Yves Cribier revendique haut et fort une attention toute particulière portée par la direction de l’entreprise aux échanges avec les partenaires sociaux. « Je préside une trentaine de comités sociaux économiques centraux par an, soit bien au delà l’obligation légale. Les représentants syndicaux représentent 1 000 équivalents temps plein, soit plus que les personnels de la fonction ressources humaines. » Dans un rapport sur la gestion de Pôle emploi entre 2012 et 2018, la Cour des comptes elle-même pointe un excès de zèle social, évoquant des « moyens excessifs consacrés au dialogue social » (sic). L’institution épingle des crédits d’heures en hausse régulière octroyés aux syndicalistes pour l’exercice de leurs mandats, dotations équivalant à « près de 1 400 emplois en 2017, soit environ 2,5 % des moyens de l’opérateur ».

Affaiblissement des syndicats

Si elles bénéficient à bien des endroits de conditions favorables au ministère de leurs représentants, les organisations syndicales souffrent au sein des entreprises publiques de la même défiance qui les éloignent du salariat dans le secteur privé. « Les entreprises publiques demeurent bien souvent des places fortes pour les syndicats, mais ceux-ci se sont affaiblis au fil du temps », note Dominique Andolfatto. Une prise de distance de plus en plus marquée, qui vient brouiller la lisibilité du dialogue social, contraint de composer avec des postures délibérées de blocage de la part d’organisations majoritaires arc-boutées sur leurs derniers prés-carrés. À la SNCF, où la CGT reste une épine dans le pied de la direction, toute initiative de contournement du syndicat constitue une prise de risque. Didier Mathis, secrétaire général de l’UNSA, dénonce avec un certain fatalisme la volonté de blocage de la CGT : « Nous aurons beau signer les accords futurs avec la CFDT, nous nous attendons à ce que la CGT et Sud fassent valoir leur droit d’opposition. »

Les conséquences du déclin syndical sont connues. La négociation d’entreprise s’éloigne des réalités quotidiennes des salariés, comme en témoigne la multiplication des accords sociétaux, souvent d’« intention » sur la diversité, l’égalité homme-femme, le stress, dont la traduction opérationnelle reste aléatoire. Les conflits « de base » se multiplient, peu ou pas régulés par les organisations. Les accords signés au plan national sont de moins en moins reconnus par les acteurs locaux. Et la participation aux élections s’émousse lentement mais sûrement, à mesure que l’affirmation des identités individuelles met en défaut la régulation collective. Autant de phénomènes qui traversent l’ensemble du monde du travail et devant lesquels les entreprises publiques semblent avoir jeté l’éponge.

Un an dans une entreprise publique, le récit d’une déconvenue

« J’étais plein d’enthousiasme à l’idée d’occuper ce poste ; ma motivation s’est très vite évanouie. » Une année, pas davantage : c’est le temps qu’aura « tenu » Denis Monneuse dans ses fonctions de directeur adjoint du développement durable dans l’une des plus grandes entreprises publiques françaises. De cette expérience, il a écrit un livre : « Comment on m’a démotivé » (éditions De Boeck, 2020). Le propos est clairement résumé par un bandeau apposé en couverture de l’ouvrage : « Un an dans la prison dorée d’une entreprise publique. » Denis Monneuse est sociologue et consultant spécialisé dans les organisations du travail. Lorsqu’on lui propose ce poste, il y voit une belle opportunité d’appliquer de l’intérieur les préconisations qu’il fait ordinairement aux entreprises. Son enthousiasme sera échaudé avant même qu’il rejoigne l’entreprise. « Entre la signature de l’acte d’embauche et ma prise effective de poste, il s’est passé onze mois ! Un long processus de validations dont j’ai compris après coup qu’il répondait à des jeux internes de marchandage », raconte-t-il. Une fois dans l’entreprise, la déconvenue va s’accélérer. « Je connaissais le concept de travail empêché. J’ai pu l’éprouver pleinement. » Il réalise très vite que sa mission est une coquille vide, qu’il dépense de l’énergie et produit des idées pour rien. « On me faisait comprendre que j’allais trop vite et on me retirait alors les dossiers. » L’essentiel de son temps de travail se fond dans des réunions, avec brief en amont et débrief en aval. Et puis, au café, le midi, des pauses très généreuses. Il discute beaucoup avec d’autres salariés. Beaucoup ont perdu la flamme. Mais personne ou presque ne part. La « prison dorée » garantit un certain confort, une vraie sécurité, et tout l’attachement à un environnement auquel on consacre de longues années. Denis Monneuse ne s’en prend pas aux individus, qui sont, selon lui, les victimes d’un système. Il rend même hommage à ces salariés qui « s’accrochent, se remotivent en permanence, quitte à jouer sur leur santé pour honorer la mission de service public ». Pour ne blesser personne, il a choisi d’anonymiser l’entreprise et d’utiliser de faux noms…

Auteur

  • Muriel Jaouën