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Turbulences autour de la preuve en droit du travail

Idées | Juridique | publié le : 01.04.2021 |

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Turbulences autour de la preuve en droit du travail

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Sans preuve, c’est-à-dire sans la démonstration de la réalité des faits, les prétentions juridiques ne servent à rien. Derrière cette affirmation, en forme d’évidence, se cachent des questions de droit fort complexes, tenant notamment au fait que le droit à la preuve rencontre souvent le droit au respect de la vie privée. Des questions de droit dont la résolution a connu d’importants rebondissements ces derniers mois.

Actes juridiques ou faits juridiques

En droit, la règle de preuve n’est pas la même selon que l’on est en présence d’un acte juridique (un contrat, un accord collectif, un règlement intérieur) ou d’un fait juridique (une faute, un accident, etc.). Si la preuve d’un contrat se fait en principe par écrit, il existe toujours, ou presque, une raison juridique de l’écarter pour le contrat de travail : soit que l’employeur, personne physique ou morale, ait la qualité de commerçant, ce qui est très fréquent, soit qu’existe un commencement de preuve par écrit, par exemple une lettre d’engagement, soit que le salarié puisse se prévaloir d’une impossibilité morale de se procurer un écrit parce que, en situation de dépendance économique, il n’a pu en exiger un lors de l’embauche. Au vu de ces exceptions, il y a lieu de considérer qu’un salarié peut prouver son contrat de travail par tous moyens : bulletin de paie, lettre de licenciement, extraits bancaires, carte de pointage, correspondances, attestations, témoignages.

Le débat est autrement plus complexe, et plus mouvant, lorsqu’il s’agit de prouver un fait juridique, à l’appui notamment d’un licenciement. Le salarié a-t-il volé ? A-t-il commis un acte de concurrence déloyale ? Le salarié est-il harcelé ou discriminé ? Si la règle est que les faits juridiques peuvent être prouvés par tout moyen, la jurisprudence a dû encadrer la velléité de certains employeurs, comme de certains salariés, à prouver leur droit en utilisant des procédés illicites. Sans être exhaustif, ont été prohibés l’enregistrement d’images ou de paroles à l’insu du salarié, la fouille de l’armoire individuelle d’un salarié sans raison légitime et hors sa présence, le constat établi par un huissier qui a caché son identité, ou encore la filature des salariés. À l’inverse, certains procédés ont été admis au motif que la personne ne pouvait pas ignorer que les actes ou les propos pouvaient être captés. Il en a été ainsi des propos laissés sur un répondeur téléphonique, leur auteur ne pouvant ignorer qu’ils sont enregistrés (Cass. soc., 6 févr. 2013, n° 11-23.738) ou encore, pour les mêmes raisons, de ceux envoyés par SMS (Cass. soc., 23 mai 2007, n° 06-43.209). Suivant une jurisprudence bien connue, l’employeur a aussi la possibilité de consulter les fichiers qui n’ont pas été identifiés comme personnels par le salarié.

Mais c’est une chose de pouvoir accéder à des contenus, lorsque cela est fait de façon loyale et sans stratagème. C’en est une autre de pouvoir s’en prévaloir devant un juge, car le droit à la preuve rencontre alors un droit tout aussi fondamental : le droit à la vie privée. Il n’est pas possible, à titre d’exemple, d’utiliser comme moyen de preuve une correspondance amoureuse par courriels pour démontrer la volonté de démissionner d’un salarié (Cass. soc., 18 oct. 2011, n° 10-25.706), ou des conversations sur un groupe Facebook fermé, accessible à un nombre limité de personnes (Cass. soc., 12 sept. 2018 n° 16-11.690).

Une fois encore, la proportionnalité !

Ce qui paraissait une évidence il y a encore quelques mois n’en est plus une depuis que la Cour de cassation, à la suite de la Cour européenne des droits de l’homme, considère que le droit à la preuve peut justifier la production par l’employeur d’éléments portant atteinte à la vie privée du salarié, à la condition que cela soit indispensable à l’exercice de ce droit et que l’atteinte soit proportionnée au but poursuivi. Des éléments qui figurent dans une conversation privée ne sont plus protégés de façon absolue et peuvent donc céder face au droit à la preuve. Une capture d’écran extraite d’un compte privé Facebook d’une salariée de Petit Bateau que l’employeur a reçue d’une autre salariée de l’entreprise, et qui montre que la première avait rendu accessible à ses « amis » travaillant dans le même secteur d’activité des informations confidentielles sur la nouvelle collection, peut désormais être produite en justice dès lors que la production est indispensable à l’exercice du droit à la preuve de l’employeur et que l’atteinte portée au droit à la vie privée de la salariée est proportionnée par rapport à « l’intérêt légitime de l’employeur à la confidentialité de ses affaires ». (Cass. soc., 30 sept. 2020, n° 19-12.058)

L’évolution est majeure et les certitudes d’hier n’en sont plus aujourd’hui, pas même l’impossibilité de se prévaloir de preuves issues de procédés de surveillance n’ayant pas donné lieu à information préalable des salariés. Les digues commencent à céder ! Il y a quelques mois, la Cour européenne jugeait recevables des vidéos clandestines de caissières d’un supermarché compte tenu de soupçons légitimes et graves de vol (CEDH, 7 oct. 2019, nos 1874/13 et 8567/13). Quelques semaines après l’arrêt Petit Bateau, la Cour de cassation admettait que le droit à la preuve justifie la production de données personnelles collectées sans déclaration à la Cnil, sous réserve de respecter le principe de proportionnalité. La solution devrait valoir pareillement pour l’application du RGPD (Cass. soc., 25 nov. 2020, n° 17-19.523 P). Il n’est pas non plus certain que la jurisprudence prohibant la preuve par filature au motif que ce procédé « implique nécessairement une atteinte à la vie privée », survive à ces évolutions (Cass. soc., 5 nov. 2014, n° 13-18.427).

Tout devrait être désormais question de proportionnalité, y compris pour déterminer quelles pièces peuvent faire l’objet d’une demande au titre de l’article 145 du Code de procédure civile. Cet article, très important en pratique, permet, s’il existe un motif légitime, d’établir avant un procès la preuve de certains faits dont pourrait dépendre la solution d’un litige, de demander une mesure d’instruction, par exemple des informations sur la carrière d’autres salariés afin d’établir un panel de comparaison dans le cadre d’une action en discrimination. Le contrôle de proportionnalité implique, juge désormais la Cour de cassation, qu’en présence d’une mesure générale d’investigation portant sur plusieurs milliers de documents, le juge détermine le périmètre des pièces à communiquer au regard de ce qui est indispensable à l’exercice du droit à la preuve et proportionné au but recherché (Cass. soc. 16 déc. 2020, n° 19-17637).

Une charge de la preuve à géométrie variable

Lorsqu’il est question de preuve, une seconde question surgit aussitôt dans le débat, celle de la charge de la preuve. La règle générale est issue de l’article 1353 du Code civil : « Celui qui réclame l’exécution d’une obligation doit la prouver », (1er alinéa) et « Celui qui se prétend libéré doit justifier le paiement ou le fait qui a produit l’extinction de son obligation. » (2e alinéa). Le premier alinéa de cet article explique que c’est au salarié qui invoque un usage d’apporter par tous moyens la preuve de son existence et de son étendue (Cass. soc., 22 juin 1988, n° 85-45.010). Le second explique que pèse sur l’employeur la charge de prouver le paiement du salaire (la délivrance du bulletin de paie n’emporte pas présomption de paiement des sommes qui y sont mentionnées) et qu’il lui appartient, en cas de contestation sur le respect des droits légaux ou conventionnels à congés payés de ses salariés de justifier qu’il a accompli les diligences que lui impose la loi.

Même s’il reçoit de nombreuses applications en droit du travail, l’article 1 353, qui n’a pas été conçu pour s’appliquer à des relations inégalitaires, se heurte au déséquilibre entre salarié et employeur, et au fait que les documents de preuve sont pour la plupart la propriété de l’employeur. D’où d’importants aménagements de la charge de la preuve sur des sujets aussi centraux que les heures de travail et la discrimination. En matière de durée du travail, le salarié n’a pas à prouver le nombre d’heures de travail effectuées mais seulement à produire à l’appui de sa demande « des éléments suffisamment précis afin de permettre à l’employeur […] d’y répondre utilement ». Il peut s’agir de décomptes de temps de présence établis à la demande de l’employeur, de fiches de pointage, de plannings mensuels prévisionnels, d’un tableau informatisé récapitulant les heures réclamées, établi par le salarié dans le cadre de l’instance prud’homale, etc. Cette jurisprudence revient, in fine, à faire peser l’essentiel du poids de la preuve sur l’employeur, responsable du contrôle du temps de travail. On retrouve la même volonté d’alléger la charge de la preuve pesant sur le salarié en matière de discrimination et de harcèlement. Celui-ci doit seulement établir des faits laissant supposer l’existence d’une discrimination (les salariés utiliseront souvent un panel de comparaison, comme évoqué plus haut) ou d’un harcèlement, l’employeur étant alors tenu d’apporter des éléments objectifs étrangers à toute discrimination ou harcèlement. À rebours de cette logique favorable aux salariés, des présomptions de justification s’appliquent en cas d’accord collectif instituant des différences de traitement sur certains sujets (différences de traitement entre catégories professionnelles, entre salariés affectés à des sites ou des établissements différents, etc.). Avec une limite posée par la Cour de cassation depuis avril 2019, qui considère que la présomption heurte les règles de preuve du droit de l’Union européenne en matière d’égalité de traitement, si bien qu’elle ne peut jouer chaque fois que l’accord collectif a pour objet ou pour effet de créer une différence de traitement dans un domaine où est mis en œuvre le droit de l’Union (Cass. soc., 3 avr. 2019, n° 17-11.970 ). La portée de l’exception est difficile à circonscrire et ajoute à la complexité qui marque l’application du droit de la preuve en droit du travail.

Nécrologie

Philippe Waquet, décédé le 6 février dernier, a eu un parcours hors du commun. Après avoir été avocat à la cour, puis avocat aux conseils, il est devenu conseiller à la chambre sociale de la Cour de cassation dont il sera le doyen. On lui doit une contribution inestimable à la jurisprudence en matière sociale. L’époque Waquet, c’est celle de la sophistication du droit du licenciement pour motif économique avec la reconnaissance de l’obligation de reclassement, le droit à réintégration en cas de plan social insuffisant (les fameux arrêts Samaritaine) ou encore le critère de sauvegarde de la compétitivité qui seront, pour l’essentiel, repris par le législateur. C’est encore celle du développement du concept de vie personnelle et de la jurisprudence plus que jamais d’actualité sur le secret des correspondances, et, plus généralement, celle de la montée en puissance des droits fondamentaux dans la jurisprudence de la chambre sociale. Je me souviens d’un cours de DEA où Philippe Waquet expliquait, avec une puissance et une clarté qui impressionnaient les étudiants que nous étions, la distinction entre modification du contrat et changement des conditions de travail que la chambre sociale venait de concevoir. Son investissement dans l’Association française de droit du travail et de la sécurité sociale dont il fut le vice-président illustre aussi l’ouverture qui était la sienne vis-à-vis de toutes les professions qui font le droit du travail. L’AFDT lui rendra hommage à l’automne prochain.

Pascal Lokiec, président de l’Association Française de droit du travail et de la sécurité sociale