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La crise dope le travail indépendant

Dossier | publié le : 01.04.2021 | Dominique Pérez

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La crise dope le travail indépendant

Crédit photo Dominique Pérez

En forte croissance, le travail indépendant traduit une volonté de travailler autrement, amplifiée par la crise actuelle. Mais les failles d’un statut qui n’offre pas de protection sociale suffisante, révélées par la situation des travailleurs des plateformes, rebattent les cartes.

Le mouvement était bien amorcé avant la crise sanitaire : le travail indépendant ne cesse de progresser en France. Entre 2018 et 2019, d’après l’Insee, la part des micro-entrepreneurs dans la création d’entreprises s’élevait déjà à 47,4 % (soit 386 326 microentreprises). Contre toute attente, la crise sanitaire n’a pas infléchi cette tendance, bien au contraire. Selon une enquête de Malt et Drag’n Survey sur l’impact de la Covid-19 sur le « freelancing », parue le 16 mars, 43 % des personnes interrogées souhaitent « devenir free-lance » dans les prochains mois. « Depuis au moins trois ans, j’observe ce mouvement, constate Arnaud Lacan, professeur de management, titulaire de la chaire AGIPI-Kedge Business school, « Travail indépendant et nouvelles formes d’entrepreneuriat ». Je pensais que la pandémie créerait un mouvement inverse, avec une recherche de sécurité. C’est l’inverse. Elle est comme la caisse de résonance d’un mouvement qui avait commencé avant, avec une hybridation de différentes formes d’emplois. De manière irréfutable, la société du salariat « CDIsé » est en train de régresser. »

Parmi les raisons qui expliquent ce recours au travail indépendant, au sein duquel le statut de micro-entrepreneur est amplement approuvé, l’une est générationnelle. « Ce statut est largement plébiscité par les jeunes, puisque plus de la moitié des créations est réalisée par des moins de 30 ans, poursuit Arnaud Lacan. Il semble que les générations Y et Z soient de moins en moins conquises par le CDI et de plus en plus séduites par la nouvelle façon d’organiser son activité. Un peu comme si le travail indépendant était un moyen de ne plus entrer dans les contraintes de l’entreprise. » La microentreprise, qui permet une diversité d’employeurs et d’activités, voire un complément d’activité, est aujourd’hui considérée comme le dispositif ad hoc pour répondre à cette aspiration.

Un recours multigénérationnel

Mais plus généralement, les formes de travail qui évitent le « salariat » classique se développent, et pas seulement chez les jeunes. Multisalariat (avec plusieurs temps partiels), prestations de service, portage salarial, groupements d’employeurs rencontrent les besoins des entreprises et la volonté des ex-salariés « classiques » de travailler autrement. « Le travail à temps partagé est également en croissance, selon David Bibard, fondateur du Portail du temps partagé. Il concerne majoritairement des cadres (à 81 %), avec une proportion de plus en plus importante de quadragénaires (25 % ont entre 40 et 49 ans), alors que nous avions commencé avec une forte proportion de professionnels de 50 ans et plus (la tranche 50-59 représente 40 %). Mais le vrai changement aujourd’hui est que cela devient de plus en plus un choix et non une décision que l’on prend par défaut. 58 % l’ont choisi pour une nouvelle façon de travailler et seulement 18 % pour un retour à l’emploi. »

Recherches d’autonomie, mais aussi de sens au travail, tel est le constat de Guillaume Cairou, PDG de Didaxis, société de portage salarial et administrateur de la Fédération des entreprises de portage salarial : « En 2004, nous comptions une dizaine de sociétés et 5 000 personnes portées, majoritairement des cadres seniors à temps partiel. Nous étions au début de « l’industrialisation » du portage. Nous devons approcher les 100 000 aujourd’hui, pour 728 entreprises. » Pour lui, le recours au portage, notamment, « fait écho aux changements de modes d’organisation du travail et est lié à la révolution numérique, ainsi qu’à une transition sociétale que la crise va accélérer ». En plus de la recherche de modes de travail plus souples et autonomes, il considère que le choix de l’indépendance, même avec le filet de sécurité du salariat, est un indicateur d’une certaine recherche de « sens ». « En portage, on assiste à une évolution très nette, constate-t-il. De plus en plus de projets concernent le bien-être, des activités qui touchent à une société qui va mal, et qui sont en lien avec les nouvelles technologies. Ces métiers émergents représentent 15 % du chiffre d’affaires du portage salarial, et le numérique constitue près de 50 % du chiffre d’affaires de la branche. »

Le cas spécifique des plateformes

Cependant, à l’heure où le gouvernement cherche à valoriser le travail indépendant, les plateformes numériques, de livraison à domicile ou de transport montrent une autre facette de la microentreprise. La requalification en contrats de travail pour un certain nombre de travailleurs se considérant comme assujettis à un seul employeur a fortement contribué à remettre en cause le détournement d’un modèle. La recherche d’un statut nouveau ou d’un aménagement du statut existant pour ces travailleurs est sur la table. Matignon a commandité un premier rapport, confié à Jean-Yves Frouin (lire l’interview) dégageant des pistes de travail et des recommandations. Une deuxième mission, menée par Bruno Mettling, ex-DRH d’Orange et DG d’entreprises, Pauline Trequesser (travailleuse indépendante et animatrice d’un collectif de freelances) et Mathias Dufour (président du groupe de réflexion #Leplusimportant), vise à étoffer le cadre juridique encadrant l’activité des travailleurs des plateformes. Si l’éventualité d’un nouveau statut est apparemment écartée, la nécessité de ne pas laisser les choses en l’état se fait jour. Axées sur les travailleurs des plateformes, les réflexions risquent-elles d’influer sur le statut en général des micro-entrepreneurs ? « Le statut de micro-entrepreneur doit évoluer, en matière de droits et de protection sociale, estime Marylise Léon, secrétaire générale adjointe de la CFDT. Mais les travailleurs des plateformes doivent d’abord avoir voix au chapitre en accédant à une représentation collective organisée et non seulement un dialogue direct entre les entreprises et les travailleurs. » Ce sera chose faite au cours de ce mois d’avril, où une ordonnance précisant les modalités d’organisation d’un dialogue social doit être publiée, suite au rapport Mettling.

Indépendants et salariés, mission impossible ?

Privilégié dans le rapport Frouin, le recours au portage salarial ou aux coopératives d’activités et d’emplois ne remporte pas non plus l’aval des syndicats. « Il faut encourager ces formes pour ceux qui le souhaitent, mais on ne peut pas imposer une adhésion systématique à ces structures à des travailleurs qui désirent rester indépendants, ça ne répond pas à leurs aspirations », estime Marylise Léon. Pourtant, « les coopératives d’activités et d’emplois se développent actuellement, et forment un modèle nouveau et intéressant notamment pour les livreurs à vélo, évalue Arnaud Lacan. Comme CoopCycles, qui représente une fédération de coopératives et permet à la fois la protection du salariat et l’indépendance. »

Pour la CGT, le recours systématique au portage salarial ou aux coopératives d’activités par les travailleurs des plateformes n’est pas une solution satisfaisante. « C’est un moyen d’exonérer les plateformes de leur responsabilité d’employeur, estime Fabrice Angéï, secrétaire confédéral du syndicat. À partir du moment où il y a un lien de subordination entre les salariés, les plateformes doivent s’acquitter de leurs charges en matière de protection sociale. On a donc un transfert des cotisations sociales sur les travailleurs. » Le débat est ainsi loin d’être clos, même si le gouvernement a la volonté d’avancer très vite sur le sujet.

Auteur

  • Dominique Pérez