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Freelance : gare aux risques de requalification

Dossier | publié le : 01.04.2021 | Catherine Abou El Khair

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Freelance : gare aux risques de requalification

Crédit photo Catherine Abou El Khair

Dans certains secteurs, les collaborations avec des freelances sont devenues banales. De plus en plus d’actifs se lancent à leur compte, vendant leurs services aux entreprises. Mais envisager de telles collaborations suppose d’encadrer cette relation professionnelle afin qu’elle ne soit pas assimilée à du salariat.

Quand il a créé son entreprise, Mathieu Wanner s’imaginait « dans cinq à dix ans avec dix salariés, dans un bureau ». À la tête de Bati’Sphère, une société de conseil et de formation dans le BTP, et de « J’aime construire », dont l’activité porte sur l’événementiel dans le bâtiment, il travaille avec un petit réseau de travailleurs indépendants. « Certains freelances sont en auto-entreprise, d’autres font partie de la maison des artistes ou ont créé leur propre société », explique-t-il. Ce mode de fonctionnement, il l’a adopté tant pour ses avantages en termes de flexibilité que par pragmatisme. « On a une nouvelle génération qui arrive sur le marché de l’emploi et ne veut pas être salariée. Elle est dans une logique d’entrepreneur », précise-t-il. Au fur et à mesure, il saisit les subtilités juridiques liées aux collaborations avec les indépendants, où l’improvisation n’est pas de mise. « L’idée de donner une adresse mail de l’entreprise aux consultants, j’aurais trouvé ça pratique. Mais depuis, ma perception des choses a changé », reconnaît-il. Au-delà de trente jours de travail avec ses formateurs, Mathieu Wanner sait aussi qu’il faudra proposer « de prendre des parts, les embaucher ou de passer en portage salarial ».

Si le travail indépendant a toujours existé, cette forme d’emploi est regardée de plus près depuis 2008, avec l’arrivée de millions de micro-entrepreneurs, soupçonnés pour certains d’être de « faux indépendants ». Des plateformes surfent en effet sur ce nouveau statut, créant un marché dont les exemples les plus connus sont Uber ou Deliveroo. Deux cas emblématiques sur lesquels les juges du monde entier ont multiplié les arrêts, reconnaissant l’existence de liens de subordination, définis par le pouvoir de donner des instructions, de contrôler l’exécution d’un travail et de sanctionner en cas de non-respect des consignes. Dans l’arrêt « Uber » du 4 mars 2020, la Cour de cassation a ainsi conclu à un tel lien s’agissant d’un chauffeur ayant utilisé l’application. « La jurisprudence est en train de se déplacer, observe Bruno Mettling, du cabinet Topics, qui invite à une certaine vigilance sur ce sujet. Avant, pour requalifier un contrat, il y avait toute une série de conditions à remplir. Aujourd’hui, le simple fait d’utiliser un outil informatique suffit à requalifier, alors même que l’intéressé définit son temps de travail », analyse-t-il. Avec la digitalisation, la frontière devient encore plus poreuse entre freelancing et salariat. « Entre salariés télétravailleurs et indépendants, les formes de travail fusionnent tout en fonctionnant sur un statut juridique différent, ce qui expose à un risque accru de requalification des auto-entrepreneurs », estime Brigitte Pereira, professeur de droit à l’École de management de Normandie.

Surveillance des indices de subordination

Depuis quelques années, un marché du freelancing se structure en France : Malt, Codeur.com, Freelance.com, Crème de la Crème, Ouiboss… Cette tendance est nette dans les activités informatiques, où les développeurs s’émancipent des entreprises de services numériques. Mais on trouve aujourd’hui de nombreux profils en ligne : graphisme, communication, consulting… « Bien qu’étant parfois frileuses à ce type de relations professionnelles, les entreprises sont amenées à réfléchir à de telles collaborations vu l’intérêt des nouvelles générations pour cette forme d’emploi indépendant », observe Aurélien Louvet, avocat associé au cabinet Capstan. « Un de nos clients voyait que dans leur référencement, la ligne dédiée au freelancing grossissait. Dans certains grands groupes, le portage et les freelances peuvent représenter 30 % des prestations informatiques », raconte Emmanuel Dalery-Escutenaire, directeur associé au sein de la ligne de services Achats chez Grant Thornton.

Résultat ? Aujourd’hui, des travailleurs free-lance ayant leur place dans des bureaux, tels des salariés lambda, n’ont plus rien d’exceptionnel… Conscientes des écueils juridiques qui pourraient se poser, des plateformes comme Malt – qui revendique 190 000 freelances en France – veillent à cadrer le sujet auprès de leurs clients. Pour se prémunir de tout risque de requalification en contrat de travail, celle-ci prodigue divers conseils à ses clients. « Plus un free-lance travaille pour un client, plus il doit l’aider à trouver d’autres clients en lui laissant du temps pour cela, expose Quentin Debavelaere, responsable des opérations de cette plateforme. On recommande aussi de privilégier le télétravail pour les freelances et de leur laisser une flexibilité supplémentaire », poursuit-il. La plateforme surveille également la durée des contrats de prestations de services pour éviter l’installation d’une dépendance économique. Précautions prises, il estime le risque de contentieux minime, de par la liberté de fixer librement ses tarifs. Par ailleurs, il relève une certaine « bienveillance » du pouvoir politique quant à ces nouvelles formes d’emploi qui font aujourd’hui partie du paysage économique.

Pas de risque zéro

Un discours quelque peu nuancé par les avocats, qui voient le revers de la médaille. « Si les collaborations avec des indépendants démarrent sur de bons termes, on regrette l’absence de précautions lorsque surviennent des conflits, avertit Anne-Lise Puget, avocate associée au cabinet Bersay. Dans les contrats de prestation de service, on peut se ménager un outil protecteur en rappelant par écrit les principes d’autonomie, d’indépendance, de liberté d’organisation du travail ou encore de non-exclusivité avec le travailleur indépendant. Mais au-delà de la rédaction des contrats, la difficulté est dans la gestion quotidienne : il faut tenir l’ensemble de ces consignes sur le temps, notamment s’abstenir d’être directif dans l’exécution de la mission. » « On pense souvent aux livreurs, mais le risque de requalification existe aussi dans le domaine des prestations intellectuelles, avertit Lucien Flament, avocat of counsel du cabinet Valmy. Un consultant qui obtient une requalification de son contrat peut coûter extrêmement cher à l’entreprise, notamment avec les rappels de charges. Les structures de taille moyenne méconnaissent parfois ce risque qui pourtant se réalise régulièrement. » « L’essentiel de la jurisprudence sur les requalifications ne concerne pas les plateformes, mais bien toutes les entreprises qui ont recours à des freelances ou à des indépendants. Les DRH ont intérêt à se saisir de ce sujet qui, lorsqu’il n’est pas cadré, peut cacher des risques », rappelle Aurélien Louvet. Avocat à la cour chez KMBM, Kevin Mention, qui plaide des dossiers de requalification contre Deliveroo ou Stuart, a également des dossiers dans d’autres secteurs : experts-comptables, prestataires informatiques, kinésithérapeutes…

Présence dans les organigrammes, adresses mail, cartes de visite, d’accès à la cantine… De nombreux indices de subordination peuvent traîner sans y prendre garde. « Les entreprises ont encore énormément de mal à appréhender la gestion des freelances », avertit aussi Julien Pérona, fondateur d’Addworking, un éditeur de logiciel qui pilote les risques associés à la sous-traitance. De son côté, il met en garde contre certaines idées reçues. « Vous pouvez travailler avec un free-lance pendant des années sans prendre de risque de requalification, tant que la relation est sans ambiguïté : il faut une obligation de résultat, et non de moyens. À l’inverse, vous pouvez avoir un contrat de six ou huit mois avec un free-lance et prendre des risques si ce dernier est complètement intégré à l’entreprise, fait du reporting, est astreint à des horaires ou a accès aux mêmes avantages que les salariés », explique-t-il. Julien Pérona alerte également contre le risque de contentieux. D’une part, « l’effet catalogue sur les plateformes crée du dumping : c’est à celui qui propose le prix par jour le plus faible qui sera sélectionné, ce qui peut engendrer de l’insatisfaction chez les freelances ». Par ailleurs, le contexte économique joue aussi un rôle. « Quand les commandes auprès des freelances finissent par se raréfier, les entreprises accompagnent cette baisse d’activité pour que les freelances n’aillent pas chercher la requalification », poursuit l’entrepreneur. Et encore, il ne s’agit que d’un risque parmi d’autres. « Les freelances peuvent avoir des difficultés à payer l’Urssaf ou leurs assurances. Le jour d’un redressement, c’est le donneur d’ordres qui devra payer. »

Auteur

  • Catherine Abou El Khair