logo Info-Social RH
Se connecter
Newsletter

Idées

N’entrons pas dans l’avenir à reculons !

Idées | Juridique | publié le : 01.03.2021 |

Image

N’entrons pas dans l’avenir à reculons !

Crédit photo

Le droit « militaro-industriel » d’un travail physique conçu pour une usine métallurgique de 1769 ouvriers à Pont-à-Mousson, dans une société verticale où l’autorité régnait partout en maître, de la famille à l’entreprise, où moins de 10 % d’une génération atteignait le niveau Bac, peut-il continuer à s’appliquer de la même façon à 573 travailleurs diplômés et nettement plus individualistes, travaillant régulièrement chez eux avec leur unique instrument de travail : un ordinateur « portable » qu’effectivement ils emportent partout ?

« Fait social total » dont nous avons peine à imaginer toutes les conséquences à terme, l’électrochoc organisationnel mondial créé par la Covid–19 va nous obliger à changer de logiciel. C’est une bonne nouvelle.

Évitons cependant de généraliser la situation très particulière de ces « happy fews » (souvent premiers de cordée) pouvant bénéficier de cette nouvelle flexibilité des temps et des lieux de travail liée au travail à distance. Car pour une large majorité des 19 millions de salariés français (en particulier les premiers de corvée), existent toujours un lieu de travail et des horaires de travail imposés avec, le cas échéant, un pouvoir disciplinaire bien réel. Alors annoncer la disparition prochaine du droit du travail en raison de la fin de la subordination juridique…

Mais avec l’irruption de la société de l’immatériel ayant permis la création d’Uber, associée à la nécessaire transition climatique, doit évoluer ce droit du travail taylorisé permettant de reproduire à l’infini l’existant (la Ford T noire), et reposant sur le « compromis historique » des Trente Glorieuses ayant fait l’impasse sur les externalités négatives d’industries très polluantes.

Est-ce une mauvaise nouvelle ?

« Quand le vent se lève, certains construisent des murs, d’autres des moulins. » Pour l’instant hélas, c’est surtout la première partie du proverbe chinois qui semble s’appliquer, et le juriste joue Tartuffe : « Cachez ce télétravail que je ne saurais voir ; par de pareils objets le juriste est blessé. »

Or il nous faut refaire aujourd’hui en matière de lieu de travail ce qu’avait permis Martine Aubry en matière de durée à l’occasion des 35 heures, pour éviter la construction d’une gauloise usine à gaz : après le constat (le calcul minutieux du temps de travail d’un consultant n’est plus celui de l’ouvrier sur chaîne), procéder à une rupture normative : le forfait jours, de travail mais aussi de repos, aujourd’hui plébiscité par les 4 millions de cadres concernés.

Car si notre droit du travail continue à ignorer les spécificités du télétravail, aujourd’hui bien installé dans le paysage social mondial, il encourage sa propre ubérisation : pour éviter rattrapage d’heures supplémentaires sur trois ans et procès pénal pour travail dissimulé, les entreprises choisiront demain de privilégier les travailleurs indépendants – vraiment indépendants, car cette offre rencontre la demande de ceux ne supportant plus la subordination au quotidien – évacuant ainsi tout le Code du travail ou tout redressement Urssaf. Et quitte à travailler « à distance » : Paris, Strasbourg… ou Bucarest, voire Bangalore ?

« Pour faire abroger une loi stupide, il suffit de l’appliquer stupidement »

L’exemple emblématique de ce refus du réel est l’absolue identité de traitement affichée entre télétravailleur au domicile et salarié au bureau, et rappelée par l’ANI du 26 novembre 2020.

Or les deux situations sont, en fait, tout sauf identiques.

Certes on voit l’intérêt de ne pas créer des avantages dont d’autres ne bénéficieraient pas : cohésion sociale, mais aussi égalité à la française en forme de jardin du voisin. Et crainte de voir notre droit du travail lentement sapé, particulièrement en matière de santé et de repos, par un régime spécifique s’appliquant aux travailleurs au domicile. Au risque de voir à terme le salariat se réduire comme peau de chagrin, non par des employeurs nouveaux flibustiers des temps modernes, mais par des chefs d’entreprise de bonne foi ne pouvant faire respecter au quotidien ces règles de l’usine métallurgique.

Encourageant donc des pratiques d’une immense hypocrisie, comme couper collectivement l’accès aux serveurs à 19 heures, ou au bout de 13 heures de connexion individuelle pour éviter des PV sur la durée maximum journalière ou le non-respect des 11 heures minimums de repos.

Avec enfin des obligations légales pénalement sanctionnées proches du ridicule s’agissant d’un domicile privé, où nul ne peut pénétrer sans l’accord express du collaborateur concerné. Mais on peut imaginer un militant facétieux invitant un inspecteur du travail à venir constater les dizaines d’infractions consommées à son domicile… à 10 000 € chacune.

R. 4227-13. « Une signalisation indique le chemin vers la sortie la plus proche, avec des dégagements dont la largeur ne doit pas être inférieure à 0,80 mètre » ;

R. 4222-1 : « Dans les locaux fermés, l’air est renouvelé de façon à éviter les élévations exagérées de température et les odeurs désagréables ».

R. 4226-16 : « L’employeur procède ou fait procéder, périodiquement, à la vérification des installations électriques ».

En l’état actuel du droit, des violences conjugales seraient considérées comme un accident du travail (en ce sens : Cass. 2e civ., 28 janv. 2021, n° 19-25.722) engageant la responsabilité de l’entreprise.

Etc., etc., etc.

Devoir ainsi exclure les si appréciées marges de manœuvre géographique ou temporelle du télétravail (aller chercher son enfant à l’école, faire 45 minutes de sport puis récupérer à 20h45) ajoute donc l’inutile au désagréable.

Le forfait jours ne suffira pas…

Car la jurisprudence n’aimant guère cette création franco-française, elle l’a peu à peu vidée de sa substance : en 2021, un cadre par définition « autonome » doit finalement pointer matin et soir pour être dans les clous…

Deux arrêts montrent que, si nous restons l’arme au pied, nous ne sommes pas au bout de nos peines (pénales).

Cass.Soc., 27 janvier 2021 (n° 17-31.046) s’agissant d’un itinérant travaillant à 600 km du siège. La cour d’appel ayant constaté que « le décompte du salarié est insuffisamment précis car ne précisant pas la prise éventuelle d’une pause méridienne », cassation : « L’employeur ne produisant aucun élément de contrôle de la durée du travail, la cour d’appel a fait peser la charge de la preuve sur le seul salarié ».

Cass. Soc., 8 juillet 2020 (n° 18-26385). Ce « webmarketeur » travaille exclusivement chez lui, et « n’est pas contrôlé dans ses heures de travail et de pause », ce qui devait le chagriner. Après son licenciement, il assigne en paiement d’heures supplémentaires, fournissant en tout et pour tout « des tableaux Word par lesquels il avait récapitulé ses heures supplémentaires, non vérifiables, et sans verser d’autres éléments les corroborant » constatait la cour d’appel. Cassation : « En faisant peser la charge de la preuve sur le seul salarié, elle a violé le texte susvisé. » Le message est clair : si, après trois ans de télétravail, l’entreprise ne veut pas payer des centaines d’heures supplémentaires et a fortiori des majorations pour travail de nuit ou dominical, elle doit contrôler de près temps de travail + de pause + de repos…

Quelle bonne idée, pour les deux parties ! Car s’agissant de télétravail au domicile (télé-centres ou bureaux satellites posent évidemment moins de questions), comment ne pas alors tomber dans le flicage permanent… dans un lieu privé ?

La loi chilienne sur le télétravail de juillet 2020 a osé : « Si la nature de l’emploi le justifie, le travailleur peut organiser librement sa journée de travail, dès lors qu’il respecte les durées maximales de travail et minimums de repos ».

Il ne faut donc pas désespérer : ni du droit communautaire qui devrait évoluer en insistant sur l’indispensable droit à la déconnexion, ni de la Cour de cassation aujourd’hui beaucoup plus pragmatique, et qui a su dans le passé se montrer créative.

« Tu mangeras ton pain à la sueur de ton visage » (Genèse, 3 : 19)

Nul n’ignorait que travailler la terre dans les rudes pays du Proche-Orient nécessitait beaucoup de labeur et de sueur. Mais le dolorisme et la Malédiction divine font-elles partie intégrante des fondements du droit du travail, alors que des alternatives moins rudes existent ? L’étude publiée par la Fondation européenne pour l’amélioration des conditions de travail en juillet 2020 soulignait ainsi que « l’application des mêmes règles et mêmes processus à tous les travailleurs pourrait saper les avantages potentiels de l’équilibre entre vie professionnelle et vie privée que représente le travail flexible ».

« Que le Droit se borne à être juste, nous nous chargeons de notre bonheur » pensent aujourd’hui nombre de collaborateurs à la recherche de flexibilité au quotidien, et peu épanouis dans la subordination liée au salariat après les douze coups de téléphone d’un télémanager stressé car n’ayant plus sa cour à ses côtés.