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« L’ESS est incontournable face aux crises politiques, sociales et sanitaires »

Dossier | publié le : 01.03.2021 | I. L.

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« L’ESS est incontournable face aux crises politiques, sociales et sanitaires »

Crédit photo I. L.

Professeur d’économie et auteur de « L’Économie sociale et solidaire, un nouveau modèle de développement pour retrouver l’espoir1 », Jean Gatel a été le tout premier secrétaire d’État à l’Économie sociale et solidaire (ESS). Alors que près de 3 % des emplois sont menacés, il reste convaincu que seul l’ESS offre un nouveau modèle de développement acceptable pour l’homme et la planète.

Quelle est la part de la crise sanitaire dans la situation actuelle de l’ESS ?

Jean Gatel : Lorsque j’ai quitté mon poste de secrétaire d’État, l’ESS comptait 800 000 salariés. Aujourd’hui, ils sont entre 2,2 et 2,4 millions. La progression a été constante et atteignait entre 2 % et 3 % de croissance par an malgré les soubresauts économiques, tels que la crise des subprimes de 2008.

Outre la conjoncture de la crise sanitaire puis économique, le problème de l’ESS est structurel : les associations n’ont cessé d’être malmenées par les politiques au fil du temps. Ce sont les restrictions des crédits publics et la fin des contrats aidés qui ont créé les difficultés des associations.

La politique d’austérité déclenchée par Bruxelles, dès 2020, a conduit à une baisse drastique des subventions publiques dans les secteurs sanitaires et éducatifs. Cette politique a été relayée par les conseils régionaux qui, eux-mêmes, ont vu leurs subventions baisser. Je crains, pour la première fois depuis quarante ans, que le nombre de salariés dans les associations stagne ou recule.

Les coupes sombres en 2014 ont réduit la voilure des associations. Puis, les politiques conservatrices ou néolibérales ont continué de faire beaucoup de mal aux associations dédiées aux actions sociales et culturelles.

La crise sanitaire vient s’ajouter à ce climat mortifère. Je ne sais pas quelle va être sa conséquence sur le tissu associatif. Les structures de l’ESS ont connu les mêmes contraintes que les entreprises privées. Sauf qu’on ne cesse de leur demander de faire plus avec de moins en moins de moyens. Il ne faut pas oublier que les associations ont joué les pompiers pendant la pandémie. La demande de services à domicile n’a cessé d’augmenter. Les actions du Secours populaire français, comme celle des Restos du cœur, pour ne citer que ces associations, ont été confrontées à une demande croissante.

Quel est l’impact économique de l’ESS ?

J. G. : L’impact économique de l’ESS est ce qu’il y a de plus difficile à mesurer, notamment en ce qui concerne les actions sociales. L’indicateur le plus objectif pour quantifier l’ESS reste le nombre de salariés : 2,37 millions de salariés (ce qui représente 10,5 % de l’emploi français, 13,9 % de l’emploi privé) répartis dans 221 325 établissements. La difficulté de mesure montre à quel point la société française est confrontée à des problèmes nouveaux que ni l’État ni le secteur privé ne peuvent résoudre. Je reconnais la nécessité d’être vigilant dès lors que les actions sont financées par de l’argent public, mais, une fois de plus, mesurer l’impact social n’est pas faisable. On pourrait néanmoins faire des évaluations des associations par les collectivités territoriales. Or, la tutelle de la collectivité est usante pour les associations. Nous allons finir par crever de l’évaluation et de la quantification à outrance.

Dans votre dernier ouvrage, vous soutenez que l’ESS va sauver la planète. Comment en arrivez-vous à cette conclusion ?

J. G. : Le système actuel est à bout de souffle. Nous ne pourrons pas faire travailler indéfiniment les plus pauvres (les habitants de l’Inde, de la Chine, du Vietnam, du Sri Lanka et d’Afrique) de façon précaire. En outre, la nature n’en peut plus et se venge. La crise du coronavirus montre la rupture entre les vivants et l’humain. Les espèces ont été sorties de leur milieu naturel. Le modèle productiviste a atteint ses limites. Pour atteindre le niveau de vie des Nord-Américains, il faudrait cinq planètes Terre. La France utilise deux planètes Terre ! Les conséquences du réchauffement climatique sont catastrophiques : le golfe du Bengale est submergé, les migrations climatiques explosent. Bref, c’est la crise d’un système né à la révolution industrielle. Nous n’avons pas vu venir la catastrophe. Marx ne pouvait pas prévoir les bouleversements écologiques. Nous sommes dans une impasse totale.

Qu’opposer à ce modèle hyperproductiviste ?

J. G. : L’économie sociale et solidaire. Certes, ce n’est pas l’alpha et l’oméga. Mais elle peut résoudre certains problèmes. Il faut privilégier la consommation locale et naturelle, se méfier des pesticides, faire confiance aux marchés courts, développer une économie solidaire. C’est ce qui émerge d’ores et déjà avec les petites coopératives de production.

Il faut arrêter les inégalités de revenus entre pays riches et pauvres et à l’intérieur même des pays. Je rappelle que 10 % de la population mondiale possède 90 % des richesses produites. Les modèles coopératifs sont révélateurs : on peut entreprendre autrement qu’avec le profit comme objectif. Cela ne peut s’accompagner que de renationalisations, un changement sur le modèle énergétique et, bien entendu, l’intervention de l’État.

Le modèle associatif actuel est-il la panacée ?

J. G. : Non, il va falloir beaucoup travailler sur le modèle associatif. Tout est à revoir à condition de garder les fondamentaux : des sociétés de personnes et la non-lucrativité des actions. Il faut également donner plus de moyens financiers aux associations, car elles participent à la solidarité nationale. Je précise que « faire du social » n’est pas anti-économique. Il faudrait revoir la politique fiscale des associations, car elles paient actuellement une taxe sur les salaires.

Il faut renforcer les associations en fonds propres, car, quand elles ne font pas d’excédent, elles ne peuvent réinvestir. Je voulais qu’elles puissent émettre un titre associatif comme pour les coopératives. Mais le projet a été déconstruit par le Sénat. Je suis convaincu qu’il suffit d’avoir la volonté politique. Je préconise de revoir les premières moutures du plan de relance et de changer un certain nombre de pistes de réflexion. Par exemple, faut-il porter à bout de bras une industrie automobile qui emploie 200 000 salariés qui ne font que des ajustements de pièces fabriquées dans les pays du tiers-monde et qui va devoir se remettre en cause avec les gaz à effet de serre ? La même interrogation vaut pour l’avion, car il faut limiter son usage comme le font déjà les pays scandinaves.

Enfin, il faut amorcer un changement entre société industrielle et société de services. Qui est le mieux placé que les associations pour passer à cette société ?

Je ne dis pas qu’il faut arrêter de produire, mais le faire via des sociétés coopératives et participatives et des sociétés coopératives d’intérêt collectif. Il faut s’inspirer « du terrain » et des réseaux de solidarité qui sont en train de se constituer et de se définir.

Quelle est votre vision du futur ?

J. G. : Je suis pessimiste en ce qui concerne la santé. La misère va toucher de plus en plus de gens. Des catégories basculent déjà dans la précarité, y compris avec des travailleurs en intérim ou qui possèdent un contrat de travail à durée déterminée. Une crise économique comme celle que nous traversons nous mène à une société fracturée. Le seul remède est de prendre à ceux qui possèdent beaucoup pour améliorer le sort de ceux qui ont moins. Ce qui n’est pas dans l’air du temps. Cette justice sociale passe par la justice fiscale. Or, aujourd’hui, on épargne les grandes fortunes qui passent à travers les mailles du filet.

Quant au secteur culturel, il est en train de mourir. Une société qui n’a pas d’échappatoire dans la culture se rapproche des dictatures. On voudrait tuer la culture qu’on ne s’y prendrait pas autrement. C’est effrayant. En 2022, l’élection présidentielle va être déterminante. Nous aurons le choix entre un néolibéralisme mou et l’extrême droite.

(1) Éditions Libre &Solidaire, décembre 2020.

Auteur

  • I. L.