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“Le développement du télétravail ne signe pas la fin de l’urbanisation”

Actu | Entretien | publié le : 01.03.2021 | Laurence Estival

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“Le développement du télétravail ne signe pas la fin de l’urbanisation”

Crédit photo Laurence Estival

Pour ce spécialiste de l’évolution des espaces urbains, le développement du télétravail ou le départ des citadins des métropoles ne sont pas de nature à remettre en question l’attractivité des villes. Ces épiphénomènes vont, au mieux, accentuer les mutations en cours.

La crise sanitaire et notamment ses impacts pour les entreprises, par exemple le développement du télétravail, va-t-elle avoir des répercussions sur l’urbanisme ?

Michel Lussault : Cela fait déjà longtemps que l’on parle du télétravail et de ses conséquences. Le sujet comme celui de la fin du travail ou du moins du travail dans une entreprise resurgit à chaque crise sans que ses conséquences ne puissent réellement être mesurées… Trop tôt peut-être pour le télétravail. Mais l’exemple du développement des travailleurs indépendants et des free-lances n’a pas entraîné la disparition des bureaux. Il les a transformés avec la création de tiers-lieux, ces endroits qui ne sont ni des domiciles ni des lieux traditionnels dans lesquels exercer son activité professionnelle.

Ce phénomène pourrait-il séduire aussi les « télétravailleurs » ?

M. L. : Partout, il y a une envie de recréer de nouvelles formes de convivialité. Cette tendance a déjà une longue histoire : elle a commencé aux États-Unis dans les années 1980, du fait de l’étalement des villes et de la multiplication des possibilités de se déplacer, y compris quotidiennement et de plus en plus loin, comme l’ont illustré tous les travailleurs « pendulaires ». Ils ont été les premiers à rechercher des endroits où pouvoir travailler, sans rester chez eux, mais qui ne les obligent pas à effectuer des trajets chronophages pour rejoindre les bureaux.

Mais l’impression qui se dégage est que ce n’est pas la même chose…

M. L. : Les différentes études sur le télétravail montrent que les salariés sont partagés entre ceux qui l’apprécient et ceux qui aspirent à revenir dans leurs bureaux. De nombreux métiers ne peuvent pas non plus être exercés en télétravail… Ce qui nous fait dire que si les accords passés, une fois la pandémie terminée, évoluent vers un ou deux jours de télétravail par semaine, cela va sans doute accentuer la tendance au développement du télétravail sans que ce soit une révolution. De plus, nous vivons une situation extraordinaire et il est difficile d’extrapoler car nous n’avons pas vraiment de repères. Nous avons vu d’ailleurs comment le nombre de salariés en télétravail est rapidement retombé après le premier confinement… Les questions d’organisation du travail ne sont d’ailleurs pas les seules qui pèsent sur l’évolution des immeubles de bureau…

C’est-à-dire ?

M. L. : La construction d’immeubles de bureaux s’inscrit souvent dans des projets d’urbanisme de plus grande ampleur. Elle correspond également à des stratégies d’investisseurs, de foncières… Depuis plusieurs années, les prix de l’immobilier sont tirés au niveau mondial vers le haut en raison justement du développement des immeubles de bureaux. Il faudrait un vrai retournement de la conjoncture pour que les investisseurs renoncent à ce vecteur de croissance. L’évolution des espaces dédiés aux bureaux dépendra également de la sensibilisation croissante des individus aux questions écologiques car la mobilité à un coût environnemental. Mais sur ce point, aussi, il convient d’être prudent : la baisse des émissions de CO2ou même l’amélioration de la qualité de l’air attendues d’une diminution des déplacements entre le domicile et le travail n’est pas garantie. Dans les métropoles, la part de ces mobilités dans la totalité des déplacements n’a pas cessé de diminuer au cours des cinquante dernières années. Ils ne représentent plus qu’un tiers de cet ensemble. Les deux autres tiers sont liés aux loisirs ou rencontres familiales et amicales, à la culture, en résumé à des activités qui, elles, n’ont cessé de progresser…

Pourtant, certaines villes, à l’image de Paris, annoncent déjà leur volonté de transformer les immeubles de bureaux en immeubles d’habitation. Vont-elles trop vite en besogne ? L’idée de voir demain des zones de bureaux échoués comme hier des édifices industriels désaffectés et rouillés par le temps ne vous semble pas d’actualité ?

M. L. : Les changements d’affectation des bâtiments ne sont pas, non plus, un nouveau sujet. Les architectes savent le faire, comme en témoigne la réhabilitation de nombreux édifices industriels de la fin du XIXe siècle. La nouveauté, c’est que cette éventualité est aujourd’hui prise en considération dès la conception des bâtiments car le manque de souplesse ne permet pas de les adapter aux besoins de la population. Les immeubles devront être plus plastiques, plus polyvalents. Les contraintes climatiques ont propulsé l’idée que, comme les produits, les villes doivent aussi devenir recyclables, plus économes en énergie et en matériaux. Ce que devrait accentuer la pandémie, c’est surtout la prise de conscience qu’il faut passer de l’urbanisme organisé autour de lieux à usage unique à la construction et à l’imbrication de lieux infinis, jamais terminés, et mixant les populations, en pensant dès leur conception à leurs futurs usages potentiels.

Va-t-on de ce fait vers une nouvelle organisation de la ville autour, non pas d’un centre-ville et d’une périphérie, mais de quartiers qui combineraient l’ensemble, ce que certains appellent la ville du quart d’heure où tout serait atteignable en un quart d’heure à pied ?

M. L. : La question qui se pose avec la pandémie et qui inquiète tous les gestionnaires de moyens de transport public, c’est plutôt la ville de l’heure ou de l’heure et demie… Comment inciter les habitants à reprendre les métros et les bus au lieu de prendre leur voiture individuelle quand ils vont devoir se déplacer ?

Le monde post-Covid a aussi mis en avant le besoin de nature chez une partie des habitants des métropoles pour lesquels le confinement a été une épreuve. Avec le développement du télétravail et des technologies, l’envie de se mettre au vert devient possible et des candidats passent à l’acte. Assiste-t-on au début de la fin de l’attractivité des villes ?

M. L. : D’abord, le nombre de départs est négligeable par rapport au phénomène d’urbanisation qui se poursuit. Aujourd’hui 60 % des habitants de la planète habitent dans les villes. Par ailleurs, l’exode urbain était déjà là avant la pandémie, parfois pour des raisons économiques vu le prix de l’immobilier dans les métropoles… Il faut sortir de cette vision binaire. Comme expliquer que l’arrivée de nouveaux habitants va redonner vie aux villes moyennes. Nombre d’entre elles n’ont pas périclité, ce sont les centres de ces villes qui perdent des habitants mais pas les périphéries qui, elles, ne cessent de croître. Il y a en réalité sans arrêt des va-et-vient entre villes et périphéries, et il est encore trop tôt pour savoir si ceux qui sont partis depuis quelques mois ou qui en ont le projet ne reviendront pas après quelques années passées ailleurs… Je le vois tous les jours en tant qu’enseignant : mes étudiants, eux, ont tous envie de rester dans les villes ! Pour eux, c’est toujours là que ça se passe, que les emplois se créent et que l’on peut faire des rencontres, échanger… Il faut replacer l’évolution du travail dans ce contexte global pour se rendre compte que trouver le bon ajustement prendra un certain temps. Il y a dans le domaine de la géographie, comme de l’urbanisme, peu de ruptures profondes, et les évolutions sont très lentes…

Michel Lussault, géographe et directeur de l’école d’urbanisme de Lyon

Géographe et directeur de l’école d’urbanisme de Lyon, Michel Lussault a dédié de nombreux ouvrages aux évolutions des espaces urbains en prenant non seulement en compte les questions d’organisations spatiales mais aussi les changements de comportements. Son dernier ouvrage, Chroniques de géo’virale, retranscrit les réflexions du géographe postées sous forme de vidéos pendant le premier confinement.

Auteur

  • Laurence Estival