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Des lieux de travail à revisiter

À la une | publié le : 01.03.2021 | Judith Chétrit

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Des lieux de travail à revisiter

Crédit photo Judith Chétrit

Faire concorder l’aménagement des bureaux avec les modes de travail et la stratégie d’une entreprise est loin d’être une aspiration nouvelle. Seulement, la folle progression du télétravail dans les organisations offre une occasion supplémentaire de phosphorer sur la fin de la centralité du bureau et du siège.

Sur le papier, l’effet domino provoqué par la crise sanitaire est tel qu’il fait réfléchir à des fondamentaux de la vie en entreprise comme les temps consacrés aux réunions ou la décomposition des tâches. « L’entreprise devient un lieu de destination où les gens viennent se rencontrer. Vous y allez pour faire ce que vous ne pouvez pas faire seul derrière votre ordinateur », résume Antoine Derville, président de Colliers International France, une société de conseil en immobilier d’entreprise. Comme si l’acte de travail dans les locaux de l’entreprise devait s’accompagner d’une justification pour légitimer tout déplacement : échanger avec les collègues, préparer des rencontres avec des clients, avoir accès à un équipement spécifique, etc.

Mais de là à entamer un deuil des locaux ? Certes, le calcul est vite fait quand on passe en revue les actifs immobiliers, a fortiori pour des entreprises qui sont en récession : les surfaces de bureaux, locomotive du marché immobilier en temps normal, sont le second poste de dépenses d’une entreprise après la masse salariale. Avec moins de salariés en présentiel à temps plein et le virage vers un modèle plus hybride, la réduction du nombre de mètres carrés est un moyen de réduire la voilure. À la tête des ventes en France du groupe américain Skillsoft, qui compte 25 salariés à Levallois-Perret (Hauts-de-Seine), Stéphane de Jotemps dispose d’un étage en open space de 1 000 m2 avec un bail qui court jusqu’à la fin de l’année. « Personne ne vient actuellement dans les locaux. Soit on ferme nos bureaux, soit on réduira drastiquement l’espace, ici ou ailleurs », pense-t-il, même si la décision sera actée par la direction des ressources humaines du siège européen à Londres. D’autres ont déjà pris les devants : en septembre, PSA annonçait qu’il prévoyait de se séparer d’un tiers de ses mètres carrés de locaux actuels d’ici à 2022. Pour son futur campus à La Garenne-Colombes, Engie a finalement décidé qu’il n’occupera que quatre des six bâtiments construits par le promoteur Nexity pour 2024. Également parti aux oubliettes, le projet du Crédit mutuel d’ériger une tour de 24 000 m2 à Strasbourg.

« Se défaire des rigidités de l’espace »

Le sujet est tel qu’il est loin d’être anodin dans les négociations avec les organisations syndicales. Pour autant, déterminer un plafond de jours en télétravail exige ensuite une série de calculs complémentaires pour estimer la part des effectifs qui seront concrètement concernés. Les économies sont conséquentes : une étude de l’Institut de l’épargne immobilière et foncière projette qu’en adoptant deux jours de télétravail par semaine, les entreprises de la région parisienne pourraient avoir besoin de 27 % de surfaces en moins. Mais la symétrie n’est pas si simple que ça : il faudra parallèlement développer les petits et grands espaces collectifs, vus comme un levier pour faire perdurer la coopération et l’innovation. D’après une étude réalisée par le réseau de conseil en immobilier Savills, ceux-ci représentent déjà un tiers des surfaces, mais leur part doit être amenée à augmenter. Incontournables, les salles de réunion avec équipement audio et vidéo ou des box pour s’isoler et téléphoner font partie des requêtes les plus fréquentes. Entrent alors aussi en considération, à titre de contrepartie, les frais engagés par les entreprises pour améliorer le confort de leurs équipes pendant les journées où elles travaillent à distance.

Pour les entreprises qui n’ont pas ainsi l’intention de déménager dans l’immédiat, cela n’empêche pas de revoir l’aménagement intérieur en y mêlant sources d’économies, préoccupation pour l’attractivité de l’environnement de travail et prudence sanitaire. « Ce qui me marque est une volonté toujours plus poussée de se défaire des rigidités de l’espace », avance Delphine Minchella, enseignante à l’EM Normandie. Avec la popularisation des open spaces, les ratios de mètres carrés par poste de travail s’étaient déjà réduits au cours des dernières décennies. « Nous avons un poste de travail pour trois collaborateurs », décrit Olivier Chappert, associé en charge du développement des pôles Immobilier et RH chez BearingPoint. Avant même la crise sanitaire, le « flex office », modèle de gestion de l’espace de travail sans bureau attitré, était déjà en place dans le cabinet de conseil installé à La Défense qui compte, à terme, affecter environ 160 autres postes de travail (sur un peu plus de 400) vers des surfaces vouées à de la collaboration ou à de la sous-location pour des clients. Et l’exemple, concernant aujourd’hui moins de 5 % de salariés en France, pourrait bien se décliner ailleurs : « Beaucoup d’organisations n’y pensaient pas avant. Mais la désertification des espaces de travail les questionne forcément ».

Bien penser le « flex office »

Parfois, ce système exige des réservations en amont pour éviter la primauté du « premier arrivé, premier servi » et peut aussi aboutir à des détournements comme la réservation d’une salle de réunion pour travailler dans la même pièce que d’anciens collègues de bureau. Reste ensuite à modéliser l’échelle de déploiement en fonction des tailles des équipes et des départements. Par exemple, faut-il conditionner l’emplacement d’un salarié à des étages spécifiques en fonction de son activité ? Quid du manager vis-à-vis de son équipe ? Un temps réticent au flex office par peur « d’un environnement froid et impersonnel », Serge Pinaud, le DRH du courtier Siaci Saint-Honoré dont le gros des effectifs en France se répartit entre Paris, Clichy et la banlieue rémoise, voit difficilement comment ses salariés y échapperont. À condition, selon lui, de « bien penser un aménagement où des personnes qui travaillent occasionnellement ou régulièrement ensemble continueront de se croiser ». L’informel se niche dans les détails d’aménagements, comme l’emplacement des cafétérias, les paliers d’ascenseurs ou même les escaliers.

Observer les différentes positions de travail au cours de la journée ou tester l’adhésion des salariés fait souvent partie de l’équation. Chez Orange, où un nouveau siège avec deux fois plus de salles de réunion doit être inauguré à Issy-les-Moulineaux cette année, des questionnaires sont adressés aux salariés pour mesurer leur appétence avec des questions comme « accepteriez-vous que votre espace de travail soit mis à disposition d’autres salariés » ou leur avis sur « une réallocation au profit d’espaces collectifs et de convivialité ». Certains services sont déjà passés au flex office et c’est en projet dans une vingtaine de sites. Une discussion similaire est menée au sein de la filiale française de Bayer au détour d’ateliers avec 80 salariés. L’entreprise avait déjà signé en 2018 un accord encadrant jusqu’à deux jours de télétravail par semaine. Depuis, différents réaménagements des trois locaux principaux de la partie santé du groupe (environ 1 100 salariés) ont eu lieu, mais le DRH, Michel Hertrich, s’interroge encore sur la pertinence de conserver des bureaux individuels. « Autant dans notre site de Loos (Nord) ou Gaillard (Haute-Savoie), nous avons déjà élargi les espaces de convivialité et créé des petites salles de réunion pour deux à trois personnes car certains bureaux étaient sous-occupés », développe-t-il, sachant qu’un plan de départs volontaires inclut la suppression prochaine d’une cinquantaine de postes.

En ciblant des clients en quête de modularité, d’autres acteurs comptent tirer leur épingle du jeu parmi les frileux des classiques baux longs 3/6/9. Le recours temporaire ou permanent au coworking a déjà permis de mutualiser avec d’autres employeurs l’utilisation de services et d’infrastructures pour des placements d’équipes spécifiques ou en cas de déménagement. Autre piste envisagée : la sous-location de bureaux, comme l’a déjà fait le spécialiste de l’éducation en ligne, OpenClassrooms, après avoir signé un bail en février 2020. Mais toutes ces décisions prennent du temps à s’organiser : « Les process dans l’immobilier sont longs », abonde Frank Zorn, cofondateur de Deskeo, gestionnaire de bureaux flexibles qui fait le lien entre les propriétaires et les locataires dans une cinquantaine d’immeubles. Confiant « dans un marché qui va beaucoup croître », il prédit même qu’à défaut d’une plus grande surface, « les entreprises vont davantage investir dans l’aménagement et les services offerts à leurs salariés ». Car la pandémie n’a pas partout remis en cause l’importance de lieu de travail aux yeux de leurs occupants.

À cet égard, le cas du géant IBM est souvent cité en exemple : en 2009, il avait acté la cession de ses bureaux pour un télétravail généralisé avant de revenir sur sa décision en 2017 pour un cinquième de ses salariés télétravailleurs à temps plein en raison du « manque d’interactions entre collaborateurs » et d’une « baisse du rythme de travail ». Redoutant l’isolement associé au télétravail, les salariés restent attachés aux locaux, particulièrement les plus jeunes qui sont nombreux à envisager certains de leurs collègues comme des amis. Ces espaces sont aussi vus comme un argument d’image pour attirer et fidéliser des salariés qui restent attentifs à la localisation, à leur environnement de travail et aux services qui leur sont proposés. Et pour 44 % des moins de 30 ans, le quartier de travail pèse dans le choix de rejoindre leur entreprise, contre 29 % chez les salariés de plus de 50 ans. « Les entreprises ont toujours eu bien conscience que les choix spatiaux conditionnent aussi les comportements humains et le mode de management en fonction de la place accordée à la hiérarchie. Dans le mobilier, par exemple, il y a un glissement de l’exigence de l’expérience client vers l’expérience collaborateur, où ceux-ci doivent aussi se sentir comme à la maison », observe Benoît Meyronin, professeur à Grenoble École de management et directeur conseil &stratégie de l’aménageur Korus aux 500 chantiers annuels. Au choix, notamment, des tables à la hauteur ajustable ou à roulettes, des chaises dépareillées ou bien des configurations assis-debout.

L’immobilier d’entreprise, chahuté mais optimiste

Même si le temps est encore aux arbitrages plombés par l’incertitude du moment, les investissements et les commercialisations de bureaux ont déjà drastiquement baissé d’un tiers après six années de croissance selon un bilan du cabinet de conseil en immobilier Knight Frank France. « En sortie de crise, beaucoup de locataires ont négocié de gré à gré avec leurs propriétaires, soit pour un bout de surface en moins ou un aménagement de loyer contre une prolongation du bail », détaille Antoine Derville. Idem pour les dépôts de permis de construire et les mises en chantier, l’exemple le plus frappant étant l’hésitation de quelques mois autour de deux tours de la Défense reliées par des passerelles végétalisées qui doivent héberger le siège social de Total fin 2025. Car la chute des transactions est encore plus marquée pour les grandes surfaces en Ile-de-France que dans le reste des régions – ce marché qui représente 60 % du total national est passé de 1,7 million de mètres commercialisés contre 900 000 mètres carrés en 2020. Résultat, le taux de vacances des espaces est évalué autour de 6,5 %, voire jusqu’au double en périphérie. Mais la baisse des loyers n’est pas encore si nette que ça.

Auteur

  • Judith Chétrit