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Vie des entreprises

Patrons, êtes-vous plutôt soirée philo ou retraite spirituelle ?

Vie des entreprises | ZOOM | publié le : 01.05.2001 | Anne Fairise

Outil de management new-look, reflet d'une société en quête de sens ou simple mode ? Bousculés par la mondialisation, les dirigeants d'entreprise sont de plus en plus nombreux à se ressourcer auprès de religieux, comme dom Hughes Minguet à Ganagobie et frère Samuel, ou de philosophes, à l'instar de Michel Serres et de Luc Ferry.

Qui a fait exploser l'applaudimètre à la table ronde sur « Le capitalisme est-il moral ? » lors des dernières universités d'été du Medef ? Pas Daniel Cohn-Bendit, mais frère Samuel Rouvillois, membre de la communauté de saint Jean, qui a volé la vedette à l'ex-leader soixante-huitard. « Une vraie standing ovation. C'en était presque gênant pour les autres interlocuteurs », se souvient Pierre Hurstel, DRH d'Ernst & Young. « La question posée n'était pas pertinente. J'ai abordé les conséquences du capitalisme sur l'individu », explique sobrement frère Samuel, coauteur du Travail à visage humain (éditions Liaisons).

Une intervention non conformiste réservée aux happenings d'une organisation patronale en mal d'excentricité ? Pas sûr. Plus récemment, c'est la psychanalyste Marie Balmary, spécialiste des mythes d'origine, qui planchait en amphi, invitant à redécouvrir le sens des mots de la Bible. « Prenons un verset du Lévitique : “Tu aimeras ton prochain comme toi-même”. » La salle en demi-lune s'exécute avec promptitude. Dans les rangs ? Le président d'Eurocopter, Jean-François Bigay ; le P-DG de Shell France, Hughes du Rouret… Au total, une soixantaine de dirigeants d'entreprise ou membres de grands cabinets de conseil, venus « se ressourcer et se faire plaisir », comme s'enthousiasme l'un des participants de ces ateliers de réflexion philosophique ouverts depuis le mois de septembre par le très sérieux Institut des dirigeants HEC-CPA.

Version haut de gamme des cafés psycho ou philo qui envahissent la capitale ? « Les dirigeants ont soif de sessions offrant une ouverture sur le monde », constate simplement Maryse Vassout, déléguée exécutive de l'institut, plus connu jusqu'alors pour ses formations pratiques pour seniors managers. Vu l'« engouement », elle envisage de prolonger ses soirées philo par un week-end entier. Car la salle ne désemplit pas. Un noyau de fidèles s'est même constitué. Ils sont une quinzaine à rempiler pour les sessions de deux heures trente montre en main (cocktail non compris), facturées 1 800 francs chacune. Certains viennent même de province. Pour la qualité des intervenants ? Pas seulement, rétorque Michèle Béarez, directrice d'un institut médical à Verlinghem (Nord). « Nous partageons nos préoccupations avec d'autres dirigeants. C'est important car nous sommes de plus en plus interpellés sur les questions philosophiques ou éthiques dans le cadre personnel mais aussi professionnel », commente la directrice, qui s'est replongée dans les ouvrages de philo. « Un dirigeant doit être porteur de sens. Or une approche philosophique est une interrogation sur le sens et les valeurs », renchérit Isabelle Vétoit, directrice générale de Fréquence Plus, filiale d'Air France chargée de la fidélisation des abonnés. Pour cette femme qui dirige 250 salariés de différentes nationalités, le bénéfice de cette quête n'est pas seulement personnel, l'entreprise a tout à y gagner. « Dans un monde bousculé par la mondialisation, le dirigeant doit être un vecteur d'équilibre et de cohérence. Donner du sens est essentiel pour créer des équipes motivées. »

Alors, effet de mode, nouvel outil de management ou reflet d'une époque en quête de repères ? « On peut ricaner et prendre pour un aimable snobisme le fait que 15 dirigeants d'un même bassin d'emploi réfléchissent une journée entière à l'évolution de leur environnement et de leurs entreprises avec Michel Serres […], Alain Etchegoyen ou Georges Charpack », écrit Hervé Sérieyx dans la Nouvelle Excellence (Maxima). Lui y voit une « incroyable révolution culturelle » chez des dirigeants, hier totalement focalisés sur la vie des affaires, le fonctionnement de leur entreprise…

Les préceptes des indiens Kogis

« Les dirigeants d'entreprise sont plus ouverts et se laissent déstabiliser en profondeur », confirme frère Samuel. Le fils de Philippe Rouvillois, un haut fonctionnaire qui a dirigé la SNCF, distingue trois types de publics : des « utopistes » avides de toute nouvelle expérience susceptible d'apporter du mieux-être dans la relation à l'autre, des curieux happés par une nouvelle mode et, enfin, des cadres souhaitant voir comment « les bonnes vieilles valeurs », philosophiques et moralistes, peuvent répondre à leurs interrogations. En dix ans, ce religieux de 40 ans, qui ne se sépare jamais de sa bure grise à capuchon, est devenu un intervenant connu sur la question de l'éthique, celle des jeunes ou les mutations du monde actuel. Expert de l'Association pour le progrès du management (APM), du Centre des jeunes dirigeants d'entreprise (CJD), il a même été désigné, au forum de Davos, comme global leader en 1999, titre réservé aux moins de 45 ans arrivés en position d'influence.

Les « stages » philosophiques n'ont certes pas détrôné les grands classiques de la formation managériale (leadership, pilotage du changement, méthodes pour libérer la créativité dans l'entreprise, etc.). Mais ils gagnent du terrain. Symptomatique : à l'APM, bien connue dans les milieux patronaux, « 25 % des interventions portent sur des sujets un peu décalés », au dire de Patrick Vuillet, consultant et animateur d'un des 160 clubs. De l'étude de cultures « porteuses de sagesse de vie », comme celle des indiens Kogis, derniers héritiers des grandes civilisations précolombiennes, l'APM « a tiré des enseignements sur la communication en entreprise », remarque-t-il. « C'est un prétexte pour revenir à la dimension humaine des choses dans un système comme le nôtre fondé sur une logique de croissance exclusivement économique », note le géographe Éric Julien, qui est intervenu sur les Kogis.

Mais les Michel Serres, Luc Ferry ou André Comte-Sponville ne sont pas seuls à avoir la faveur des dirigeants. Les séminaires proposés au monastère bénédictin Notre-Dame-de-Ganagobie, restauré grâce aux dons de chefs d'entreprise, dont Francis Bouygues, sont également très prisés. Perché sur les hauteurs de la Durance, il est devenu le lieu de réflexion des patrons branchés, depuis qu'en 1991 dom Hughes Minguet y a créé le Centre Entreprises. Cet ancien responsable juridique de la Fiduciaire de France est un familier du monde économique et politique : proche de Michel Giraud, ex-président du conseil régional d'Ile-de-France, qui lui a ouvert son carnet d'adresses, il a noué ses premiers contacts en recherchant des fonds pour restaurer le monastère. Aujourd'hui, consultants, membres du patronat ou du syndicalisme chrétien se retrouvent au sein de l'unité de recherches. Par dizaines, les cadres dirigeants gagnent les Alpes-de-Haute Provence, pour y suivre des séminaires « proches du coaching », selon la plaquette d'information. Au programme ? Le management « porteur de sens » ou « au service de la personne », facturés de 4 100 à 8 100 francs.

Même les élèves en MBA de HEC ont droit à une session sur « Éthique et entreprise ». « Ce n'est pas obligatoire. Mais les deux tiers des élèves de MBA s'y rendent », souligne Bernard Ramanantsoa, directeur général du groupe HEC. « C'est un lieu où l'on a le mérite de se poser les bonnes questions, raconte Amélie Chéreau, qui finit son MBA. Moi, par exemple, j'ai commercialisé, sans pouvoir intervenir, des produits que j'achetais dans une usine mexicaine employant des adolescents. » « Ça nous fait une coupure de quatre jours dans un cursus de seize mois où l'on apprend, avant tout, à faire du business et à être intraitable », commente, plus terre à terre, un autre futur cadre dirigeant. Mais c'est aussi l'occasion de rencontrer l'ancien dirigeant d'Eurotunnel, Jean-Loup Dherse, et dom Hugues Minguet, auteurs de l'Éthique ou le Chaos (Presses de la Renaissance), qualifié de « best-seller » par certains consultants.

Reste que la demande porte plus sur les conférences sur mesure dispensées en entreprise. « S'il ne refusait pas les sollicitations, Hughes Minguet ferait trois conférences par semaine », observe Vincent Lenhardt, président du cabinet-conseil Transformance. Coanimateur de séminaires à Ganagobie, il prépare avec le bénédictin un ouvrage sur le « moinagement » : les applications de la règle de saint Benoît écrite au VIe siècle pour organiser la vie des moines vivant en communauté.

Une quête de $en$ !

Cet engouement n'est pas sans susciter des critiques. D'abord dans le milieu des consultants. « Ce n'est pas aux moines d'animer des séminaires sur le management », explique Brigitte de Saint Martin, directrice générale du cabinet Ephata Consultants. Elle qui utilise parfois la règle de saint Benoît dans ses inter-ventions, pour « faire émerger ce qui semble pérenne dans le management, hors de tout propos religieux ou spirituel », regrette aussi que la quête de sens soit, pour certains consultants, celle du « $en$ ». Gare aux effets de mode ! prévient de son côté Christian Zapirain, ex-responsable de formation du CJD en Rhône-Alpes. « Il est facile d'aller faire son mea-culpa dans les monastères. Mais cela n'est valable que si l'on se remet en question. Et cela ne se fait pas en trois jours. » Au plus fort des années de crise, il avait conduit en deux ans pas moins de « 200 membres » au centre bouddhiste de Kharma Ling à Arvillard (Savoie) pour des séminaires de trois jours également. But recherché ? « Le choc culturel. » « Pour changer ses pratiques, il faut d'abord prendre du recul avec les représentations de l'entreprise. Ce qui nous intéressait, c'était le détachement préconisé dans le bouddhisme », note Christian Zapirain, que certains avaient surnommé « Lama Cri-Cri ».

Pas de conférences ni de séminaires express chez les jésuites du lycée Sainte-Geneviève-de-Versailles. Cet établissement connu pour ses classes préparatoires aux grandes écoles a lancé en septembre 1999 une formation a confessionnelle baptisée Magis. Public visé ? Les cadres quadras, qui souhaitent prendre du recul par rapport à leur devenir professionnel et retrouver leurs valeurs. « Magis répond à la demande d'anciens élèves voulant se restituer à un moment clé de leur carrière », commente Benoît Cossé, directeur financier au PMU, lui-même ancien de « Ginette » et aujourd'hui président de l'institut proposant la formation. Vu l'objectif ambitieux, une « pédagogie du renouvellement dans la totalité d'une personne et d'un projet », selon les termes du fondateur, le père Patrice La Salle, rien d'étonnant à ce que la formation dure trente-six jours (dont quatre week-ends et une semaine en Inde), fasse intervenir économistes, historiens, poètes ou médecins… Et coûte pas moins de 120 000 francs par personne.

« Avant d'y aller, je me suis longtemps interrogé. Car les thèmes n'étaient pas centrés sur le monde de l'entreprise. J'ai mis du temps à comprendre que c'était un enrichissement intellectuel, humain, qu'on réinvestit dans la gestion des hommes », note Jean du Boucher. Directeur associé du cabinet-conseil en RH Humblot-Grant Alexander, il plébiscite aujourd'hui cette pédagogie « fondée sur le détour », qui lui a donné une « vision de l'hélicoptère », selon le terme en vogue dans le consulting pour qualifier la capacité à prendre de la hauteur pour anticiper.

Reste à en convaincre les entreprises d'investir sur le long terme. Car, deux ans après sa création, la formation n'attire qu'une dizaine de quadras d'Axa, de Cap Gemini ou d'EDF-GDF, alors qu'il en faudrait le triple pour assurer l'équilibre financier. Le retour sur investissement ne serait-il pas assez rapide ? « N'importe quel organisme de formation vend des techniques et des savoir-faire ! L'oublier, comme le fait Magis, c'est être sacrément ambitieux ou déraisonnable », remarque un dirigeant sceptique. La quête de sens d'accord, mais pas à n'importe quel prix !

La cote montante des sportifs

Les philosophes et le monde religieux ne sont pas les seuls à avoir le vent en poupe. Les sportifs ont aussi une cote montante auprès des directeurs des ressources humaines, notamment depuis que les Français alignent les médailles dans les compétitions internationales. Accenture (ex-Andersen Consulting) a récemment proposé à ses cadres une heure en compagnie de la jeune Ellen MacArthur, arrivée deuxième dans le Vendée Globe.

Au menu de la séance ? « Solitaire mais pas seul ». De quoi, pour certains consultants, faire le parallèle entre le périple du marin et leur parachutage dans des entreprises qu'ils ne connaissent pas toujours. Début 2001, Fournié Grospaud, société spécialisée dans les technologies de l'information et des énergies, annonçait à grand renfort de communiqués de presse que Bernard Laporte, l'entraîneur de l'équipe de France de rugby, était intervenu auprès du comité directeur…

Les discours des années 80, marqués par l'allant de combattant des chefs d'entreprise, feraient-ils un retour en force ? On a bien changé d'époque, rétorque Stéphane Waller, fondateur de la jeune société Meltis spécialisée dans la recherche d'« intervenants exceptionnels, rares ou atypiques » (aventuriers, sportifs, experts, intellectuels…) afin de monter des opérations de formation ou de communication en entreprise. « Ce qui intéresse aujourd'hui, quand on fait intervenir un sportif en entreprise, ce n'est plus tant ses motivations ou les recettes de sa réussite, mais sa philosophie personnelle, sa morale et les enseignements qu'il a pu tirer de son parcours. Sous couvert d'opération de motivation, on navigue en plein dans les interrogations sur le sens, qui est devenu un mot clé dans les entreprises », commente cet ancien responsable marketing qui a fondé son cabinet, au retour d'une année à l'étranger « sac au dos ».

Auteur

  • Anne Fairise