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Politique sociale

Du sang, de la sueur et des larmes pour les salariés coréens

Politique sociale | REPORTAGE | publié le : 01.05.2001 | Anne Bariet à Séoul , Michel Teman

Près de quatre ans après sa descente aux enfers financière, le redressement de la Corée du Sud est spectaculaire. Mais à quel prix ? Après les baisses de salaire, les semaines de travail à rallonge et l'envolée de la précarité, les salariés coréens subissent faillites et licenciements en chaîne. Le climat social est explosif.

Mais où se cache donc Kim Woo-choong ? Yu Man-hyaung, 36 ans, employé depuis treize ans chez Daewoo Motors, n'a pas hésité à faire le voyage jusqu'à Paris pour traquer son patron, accusé d'avoir détourné environ 560 milliards de francs et soupçonné de séjourner en France. Avec deux de ses collègues, adhérents à la KCTU (Korean Confederation of Trade Unions), ils sont venus, début mars, dans l'espoir d'obtenir des comptes sur la faillite du groupe. Yu n'est pourtant pas un agitateur. C'est même un ouvrier modèle. Pendant une dizaine d'années, il a tout accepté. Les heures supplémentaires comme les baisses de salaire. L'usine de Pupyong, la plus grande du pays, était sa fierté, sa famille, sa vie. Mais un jour de juin 2000, Yu Man-hyaung a été licencié, un an après la mise en faillite de Daewoo Motors, criblé de dettes.

Aujourd'hui, Yu veut comprendre. « Chairman Kim », comme tous les patrons des chaebols, les grands conglomérats industriels sud-coréens (voir encadré page 36), était considéré comme un dieu vivant par ses ouvriers. Initiateur du « miracle économique » coréen, il avait déclaré, à plusieurs reprises, avoir donné sa fortune personnelle pour le redressement de Daewoo ! C'était en 1999, juste avant de prendre la fuite… Le 7 mars dernier, un mandat d'arrêt international a été lancé contre le fondateur de Daewoo. À Séoul, huit dirigeants du groupe sont déjà derrière les barreaux. Mais, pendant que la justice suit son cours, les licenciements se poursuivent. La direction s'est séparée de 1 700 salariés début mars et prévoit de supprimer encore 6 800 emplois cette année, soit un tiers des effectifs. Une décision jugée indispensable pour permettre à General Motors, associé à Fiat, de racheter l'entreprise. Résultat, depuis un mois, les affrontements violents entre ouvriers de Daewoo et forces de l'ordre se multiplient.

Malgré ce scénario digne d'un polar, Daewoo, deuxième groupe industriel de la Péninsule, n'est pas un cas à part. Le pays doit faire face aujourd'hui à une nouvelle vague de faillites retentissantes. Le groupe Hyundai (28 000 salariés), dont le fleuron, Hyundai Engineering & Construction, est sous perfusion depuis des mois, suscite bien des inquiétudes. Dong-Ah Construction (3 900 salariés), qui a été naguère l'un des premiers groupes mondiaux de travaux publics, vient quant à lui d'être placé en liquidation judiciaire, entraînant dans sa chute près de 6 000 sous-traitants.

Mis en retraite à 45 ans

Présenté comme le bon élève de la classe asiatique en raison du remède de cheval administré après la crise financière, la Corée du Sud n'a parcouru que la moitié du chemin. « Les démantèlements des premières centaines de sociétés endettées marquent un bon début. Mais ce n'est qu'un début, avertit Yoon Kun-young, économiste à l'université Yonsei de Séoul. La Corée du Sud a besoin de restructurations plus fondamentales encore pour que son économie devienne plus compétitive. » De quoi démoraliser les salariés. Car, pour financer les restructurations, les Coréens ont déjà payé le prix fort. Au lendemain de la crise de 1997, les salariés ont tout accepté : réductions de salaire, heures supplémentaires – les semaines peuvent atteindre soixante à soixante-dix heures – et licenciements, dans l'espoir que les réformes permettraient de redresser la situation. Comme l'explique un salarié du chaebol Lucky Goldstar, qui manifeste dans Séoul, foulard rouge autour de la tête et slogan peint sur le front, « certaines entreprises ont mis en retraite les gens à 45 ans. D'autres ont fait travailler leur personnel le week-end, réduit les salaires, supprimé les congés payés. Il nous est arrivé de travailler quatorze à quinze heures par jour, tout en ne perdant pas de vue la qualité ».

Les Coréens ont poussé très loin le sacrifice : « Les gens donnaient leur or, raconte Ahn Pong-sul, responsable de la communication à la FKTU (Federation of Korean Trade Unions). Ils déposaient leurs bijoux et objets de valeur pour aider le pays à résoudre son problème de liquidités. » Et pourtant, l'effort collectif et la mobilisation générale n'ont pas suffi. Après sa descente aux enfers financière, le pays a effectué un redressement spectaculaire. La croissance s'est maintenue aux alentours de 9 % en 2000. Mais les salariés n'ont perçu aucun signe positif de cette reprise. Car, dans le même temps, la précarité a explosé. Emplois temporaires et contrats journaliers représentent désormais plus de 50 % des emplois salariés en Corée du Sud. Pis, le chômage, qui avait baissé depuis deux ans, est reparti à la hausse. Il a franchi le seuil symbolique de 5 % des actifs en février 2001 (contre 4,6 % en janvier) et frappe désormais un peu plus de 1 million de personnes, alors que les prévisions de la Maison Bleue, surnom donné au siège de la présidence coréenne, ne tablaient que sur un taux de 4,7 %. Vu d'Europe, le chiffre peut paraître insignifiant. Mais à Séoul, le malaise est profond.

De fait, la crise a révélé la fragilité du système de protection sociale coréen. À peine 10 % des chômeurs bénéficient actuellement d'une allocation chômage. Calculée en fonction de l'âge et des années d'affiliation du salarié, la durée d'indemnisation n'excède jamais sept mois. Les syndicats, en particulier la KCTU, la confédération la plus active qui compte actuellement 60 000 adhérents, exige aujourd'hui du gouvernement qu'il renforce l'aide aux chômeurs.

Les quinquas, les plus touchés

Créé en 1995, avant la crise, le système d'assurance chômage sud-coréen ne s'adressait qu'aux entreprises de plus de 30 salariés. « Après la crise, le gouvernement n'a pu offrir des filets de protection sociale suffisants aux chômeurs, reconnaît, sans ambages, Lee Jae-kap, directeur de la politique pour l'emploi au sein du ministère du Travail. Car avant 1997, le chômage n'était pas du tout notre préoccupation. Nous étions confrontés à des problèmes de pénurie de main-d'œuvre plutôt qu'à du sous-emploi. » Mais cette époque est révolue et le système a rapidement été étendu à toutes les sociétés. « Aujourd'hui, 6,7 millions de salariés y sont affiliés. Ils devraient être 8 millions, poursuit Lee Jae-kap. Mais les petites entreprises manquent encore à l'appel. »

Le gouvernement sud-coréen a aussi cherché à remettre les inactifs au travail, en créant les « Public Work Projects », l'équivalent des TUC à la française. Mais cette mesure, très contestée dans l'opinion publique, tarde à prouver son efficacité. L'aide sociale (National Basic Livehood Security System), instaurée en 1998, ne recueille pas non plus l'adhésion de la population. Il faut dire qu'elle ne concerne que 1,5 million de personnes, soit environ 640 000 familles.

Du coup, les manifestations de chômeurs se multiplient dans Séoul. « Je suis sans travail depuis deux ans, se lamente ce quinquagénaire venu soutenir la Coordination nationale de lutte contre le chômage (People solidarity against unemployment), aux abords du parc Olympique de Séoul. J'ai travaillé pendant dix-neuf ans chez un sous-traitant de pièces détachées pour machines-outils qui a fait faillite en 1998. Il m'est impossible de retrouver un emploi, je suis trop âgé. » Le maigre pécule mensuel qui lui est versé au titre de l'allocation chômage ne suffit pas à le faire vivre.

Ce sont, en effet, les quinquas qui ont été le plus frappés par la crise. Beaucoup occupaient des postes de middle management dans les entreprises. Ils ont gravi un par un les échelons, grâce à l'ancienneté et à la promotion interne. Croyant à l'emploi à vie, ils ont vite déchanté. Le fameux modèle coréen a flanché : ils ont été licenciés, mis en préretraite ou tout simplement poussés à la démission. « Un sur trois s'est inscrit au chômage, les autres ont utilisé leurs indemnités de licenciement (un mois par année d'ancienneté) pour monter un petit commerce ou pour s'installer comme indépendants », indique Hur Jaï-joon, chargé d'études au Korea Labor Institute. Selon le Hyundai Economic Research Institute, les classes moyennes ne représentaient plus que 45,8 % de la population coréenne en 1998, contre 52,3 % juste avant la crise de 1997. Avant 1997, six Coréens sur dix estimaient appartenir aux classes moyennes. Ils ne sont plus que quatre sur dix à le penser aujourd'hui. Dans ce pays où les loyers atteignent 3 500 francs par mois dans les quartiers les moins chers, la Confédération des syndicats coréens, la KCTU, estime qu'il faut 18 000 francs à une famille de quatre personnes pour vivre. Or un ouvrier gagne en moyenne 7 540 francs, un cadre ou un technicien autour de 12 000 francs, selon les chiffres du Korea Labor Institute. Le niveau de vie a chuté et la fracture sociale s'est creusée. Les revenus des foyers les plus aisés ont enregistré un bond de 9,2 % au premier trimestre 1999, tandis que les plus pauvres ont accusé un recul de 3,3 % de leur pouvoir d'achat.

Au bord de l'explosion sociale

Et les Coréens ne sont pas sortis d'affaire. Après les chaebols, d'autres entreprises sont dans le collimateur du gouvernement. En novembre 2000, après avoir audité près de 300 entreprises, une vingtaine de banques ont publié une liste rouge de 52 entreprises. Verdict ? 18 sociétés devraient être liquidées, 11 placées en redressement judiciaire, 20 devraient être vendues et 3 autres seraient vouées à fusionner. Le secteur bancaire n'est pas non plus épargné par ce big-bang. Depuis 1988, près d'une banque sur quatre a fermé ses portes. En décembre 2000, le syndicat de l'Union des banques sud-coréennes (KFTU), qui rassemble 80 000 employés, a tapé du poing sur la table en mettant en garde le gouvernement contre les projets de fusions bancaires. « Ces projets d'alliance peuvent entraîner au moins 10 000 licenciements dans le secteur », estime Lee Yohng-deuk, dirigeant du KFTU, menaçant de déclencher des grèves générales.

Le gouvernement coréen, dont la cote de popularité a considérablement chuté, doit se rendre à l'évidence : le pays est au bord de l'explosion sociale. « Le président Kim Dae-jung doit élaborer une politique de protection sociale digne de ce nom », affirme Kim Yong-han, figure du syndicalisme coréen, proche de la Korean Confederation of Trade Union. Le gouvernement s'est d'ailleurs engagé à fournir une couverture sociale aux travailleurs journaliers qui ne disposent d'aucun filet de sécurité. La semaine de quarante heures, actuellement en discussion entre syndicats, employeurs et gouvernement, devrait également apporter une bouffée d'air dans ce pays qui en a bien besoin. Car le seuil de tolérance des salariés coréens n'est pas loin d'être franchi.

« Chaebols « : la fin d'un modèle

Dans Séoul, à l'heure des embouteillages, les automobilistes ont toujours sous les yeux les gigantesques enseignes lumineuses qui attestent encore de la puissance des « chaebols ». Mais les conglomérats industriels coréens, qui étaient l'orgueil du pays et les piliers de l'économie nationale, sont devenus des tigres de papier. Ils ont contribué au redressement économique au lendemain de la guerre de 1950-1953 et à la réputation internationale de la Péninsule. À eux seuls, ils produisaient un tiers des richesses du pays.

Ils étaient un débouché rêvé pour des milliers de salariés procurant sécurité de l'emploi et avantages sociaux. Mais leur réputation est désormais sérieusement écornée. Car la crise a mis en lumière leur système de gestion opaque.

Pendant des années, les chaebols se sont développés en s'endettant en toute impunité, fragilisant l'économie nationale. Résultat ? Daewoo et Hyundai accusent des dettes supérieures à leurs actifs. Si le sort de Daewoo, voué à être revendu à un constructeur automobile étranger, est scellé depuis longtemps, c'est désormais l'empire Hyundai qui retient l'attention des experts. Avec la mort du fondateur-patriarche Chung Ju-yung, 85 ans, au mois de mars dernier, ce qui fut le plus grand chaebol sud-coréen, avec près de 200 000 salariés, est aujourd'hui menacé d'éclatement en raison des querelles de famille entre les six enfants de l'industriel coréen.

D'autres conglomérats comme Kolon (sport et habillement), Halla (machines lourdes), Kangwon (sidérurgie) sont également dans une situation alarmante. Seules exceptions : Samsung, LG (électronique), SK (télécoms) et Lotte (hôtels et grands magasins) bénéficient de la faveur des banques et des marchés.

Au total, les chaebols ne représentent plus que 10,2  % du PIB coréen. Une misère !

Auteur

  • Anne Bariet à Séoul , Michel Teman