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Enquête

CES PROCÈS SOCIAUX QUI MENACENT L'ENTREPRISE

Enquête | publié le : 01.05.2001 | Isabelle Moreau, Frédéric Rey

Discriminations raciales, syndicales ou sexuelles, harcèlement moral, cancers professionnels. Les risques de contentieux se multiplient. Et, avec eux, le spectre d'une dérive judiciaire à l'américaine. Revue de ces bombes à retardement qui guettent les employeurs.

Trois mois de prison avec sursis et 30 000 francs d'amende : c'est ce dont a écopé un pharmacien roubaisien reconnu coupable de discrimination raciale à l'embauche. Accusé de discrimination syndicale, Matra a dû verser 700 000 francs à l'un de ses salariés. Traîné devant les tribunaux pour harcèlement psychologique, le fabricant de pièces détachées alsacien Fisher-Rosemount a été contraint de payer 400 000 francs à l'une de ses secrétaires. Épinglée pour sexisme, la SNCF s'est vu obliger d'accorder aux agents de sexe masculin des congés pour enfant malade. Fini les grèves, bonjour les procès ! Alors que les bons vieux conflits collectifs sur les salaires, les conditions de travail ou l'emploi se font de plus en plus rares, hors du secteur public, les actions individuelles concernant les salariés eux-mêmes, leur sexe, leur couleur de peau, leur santé, voire leur physique, commencent à se multiplier devant les tribunaux. « Les contentieux du xxie siècle porteront sur les différences de traitement entre salariés », prédit Jean-Christophe Sciberras, responsable des relations sociales de Renault.

Les premiers signes sont venus d'outre-Atlantique. Dans n'importe quelle filiale américaine d'une entreprise française, on a entendu ce genre d'histoire : à l'occasion d'un pot avec des clients américains, ce commercial d'une société de haute technologie raconte une blague sur les Noirs. Deux jours plus tard, la société reçoit une demande d'indemnisation en provenance d'un avocat reprenant l'intégralité de l'histoire, qualifiée de raciste. Le litige est réglé à l'amiable pour un montant de 100 000 dollars (700 000 francs environ). Autre histoire, celle de cette jeune femme, employée par un groupe de distribution, qui avait accepté de quitter New York pour la côte ouest, avec une belle promotion. Comme les responsabilités promises n'étaient pas au rendez-vous, elle a porté plainte et l'entreprise a été condamnée à une amende… de 1 million de dollars (environ 7 millions de francs). Certes, les entreprises hexagonales ne pâtissent pas encore de cette judiciarisation extrême des relations de travail. Les différences culturelles entre la France et les États-Unis font qu'un cadre risque peu, de ce côté-ci de l'Atlantique, d'être traîné dans le box des accusés parce qu'il aura adressé un compliment appuyé à une collègue. De plus, le système judiciaire américain des class actions et des dommages punitifs (voir encadré page 16) constitue un encouragement à s'en remettre à la justice. Les enjeux financiers sont devenus considérables : Texaco a dû débourser plus de 1,2 milliard de francs pour discrimination raciale.

Les salariés ne font plus le dos rond

Rien de comparable en France. Mais nier le phénomène ou le considérer comme un simple effet de mode serait une grave erreur. « L'économie dominante finit toujours par exporter son droit et ses procédures », affirme Paul Calandra, ex-DRH de Thomson, aujourd'hui à la tête d'un cabinet de veille juridique. Une part non négligeable de ces nouveaux litiges n'est pas connue, car beaucoup se soldent par une transaction. Mais les contentieux se multiplient et certaines entreprises commencent à en prendre la mesure. Dans un sondage réalisé par Epsy auprès d'un échantillon de 400 salariés, la discrimination raciale apparaît comme la plus grave (81,5 %) mais également la plus courante (81 %), juste devant la discrimination par l'âge (37 % et 43 %). Enfin, la discrimination liée au sexe est davantage ressentie par les moins de 30 ans que par les plus âgés.

« Nous sommes de plus en plus consultés sur la question du droit pénal au travail », constate l'avocate Pascale Piera, du cabinet August et Debouzy. Sur le marché du conseil, on commence à voir apparaître des formations sur ces nouvelles infractions destinées aux chefs d'entreprise. Un courtier des Hauts-de-Seine, Euro Courtage, et une compagnie d'assurances d'origine américaine, AIG, proposent même une couverture financière pour ce genre de risques. En mars, une vingtaine de grands DRH (Vallourec, Renault, Canal Plus, Easynet, SynaSoft, United Airlines, Lycos Multimania, Banque populaire…) sont venus assister à la présentation de ce produit. Avec des préoccupations multiples : le harcèlement, les discriminations, mais aussi l'application des 35 heures, ou encore le risque grandissant lié au délit de marchandage.

« Après une longue période de crise de l'emploi, les salariés ont fait le dos rond, explique Jean-Emmanuel Ray, professeur de droit à Paris I et à Sciences po. Aujourd'hui, nous assistons à un rééquilibrage du rapport de force. » Au fur et à mesure que le spectre du chômage s'éloigne, les thèmes du harcèlement, du stress et des discriminations font irruption dans l'entreprise. Mais l'amélioration de la conjoncture ne suffit pas à expliquer cette vague. L'affaiblissement de la représentation syndicale a privé l'entreprise d'une régulation collective. « Quand le syndicat était présent et légitime, le chef d'entreprise disposait d'un interlocuteur pour dialoguer et résoudre des problèmes, souligne François Gaudu, professeur de droit à Paris I. Dorénavant, il est soumis à la roulette russe. Le phénomène du harcèlement moral est symptomatique de cette évolution, poursuit le juriste ; on victimise le salarié au lieu de l'organiser. » Face à l'éclatement du collectif, des formes de solidarité émergent, parfois sur des bases identitaires ou communautaires. Plusieurs associations de salariés homosexuels ont vu le jour à Canal Plus, à la SNCF, à la RATP, ou dans la fonction publique, pour réclamer les mêmes droits que les salariés hétérosexuels. À la télévision, c'est un comité « collectif égalité » qui milite pour la représentation des « minorités visibles » (Noirs, Maghrébins et Asiatiques) sur le petit écran.

Aiguillonnés par l'évolution du droit européen, les juges prennent une large part dans ce combat contre les discriminations. L'article 13 du traité d'Amsterdam autorise en effet l'Union européenne à édicter une législation communautaire en vue de combattre la « discrimination fondée sur le sexe, la race ou l'origine ethnique, la religion ou les convictions, un handicap ou l'orientation sexuelle ». Chose faite avec l'adoption de deux directives. Mais le tournant juridique a été pris dès 1993 par la Cour de justice des Communautés européennes. « Il y avait une sous-utilisation du droit européen par les pays membres, en particulier par la France, explique Michel Miné, professeur associé en droit privé à l'université de Cergy-Pontoise. » Avec l'arrêt Pamela Enderby, du nom d'une plaignante britannique dans une affaire de discrimination sexuelle, les juges de Luxembourg ont aménagé la charge de la preuve de façon très favorable au salarié. La victime doit toujours fournir des éléments qui démontrent une différence de traitement, mais il incombe à l'employeur de prouver qu'elle n'est pas le fait d'une politique discriminatoire. Une petite révolution qui va faciliter les actions en justice des salariés.

Un scénario à l'américaine

Les magistrats français, qui se sont longtemps montrés réticents à transposer ce nouveau régime, commencent à évoluer. En attestent deux arrêts de la Cour de cassation de 1999 et de 2000 concernant, dans le premier cas, une salariée du Centre d'études nucléaires de Saclay qui se plaignait d'avoir été l'objet de discrimination dans son déroulement de carrière parce qu'elle était une femme et, dans le second cas, deux salariés de la SNCF qui estimaient avoir pâti de leur appartenance syndicale. Pour les magistrats de la chambre sociale, le CEA et l'entreprise publique auraient dû montrer que la disparité constatée était justifiée par des éléments objectifs. Cet aménagement de la charge de la preuve est repris dans la proposition de loi contre les discriminations qui doit être adoptée avant l'été. Dans la foulée, des syndicats bâtissent en toute hâte des dossiers concernant des dizaines de militants.

Que se passerait-il si les femmes, les personnes d'origine étrangère, les travailleurs âgés ou les handicapés demandaient collectivement réparation des discriminations dont ils se pensent victimes ? Certains juristes craignent un scénario à l'américaine. « Officiellement, il n'y a pas d'inversion de la charge de la preuve, dit Jean-Emmanuel Ray. En droit non, mais en fait oui. C'est une formule généreuse, pleine de bons sentiments, mais qui ouvre une brèche à tous les abus ! » « La France découvre ces questions d'égalité et de discriminations comme des vecteurs de contentieux, estime Michel Miné. Il est peut être temps qu'employeurs et syndicats en fassent des sujets de négociation. » Revue de détail de ces nouveaux risques sociaux qui guettent les entreprises.

Santé

Tolérance zéro des salariés

Roxane a 8 ans. Elle souffre d'une encéphalopathie et d'un retard moteur. Claire, sa mère, employée dans une entreprise de sérigraphie à Pau, a manipulé un solvant toxique pendant les six premiers mois de sa grossesse. Si le lien de causalité n'est pas formellement établi, il est probable. Le dossier est aujourd'hui sur le bureau d'un avocat parisien, Jean-Paul Teissonnière, ardent défenseur des victimes de l'amiante, qui va lancer la procédure. « La malformation des fœtus est un risque identifié depuis le début des années 80, explique-t-il, mais on a continué à laisser les femmes enceintes en contact avec ces produits dangereux. » Dans le collimateur de cet avocat : les éthers de glycol, des produits chimiques utilisés dans l'industrie qui présentent un risque cancérigène avéré.

Les pouvoirs publics ont pris conscience du problème. Un danger qu'un ex-ingénieur chimiste de l'INRS, André Cicolella, n'a cessé de dénoncer. Reste que le décret sur la prévention des produits « cancérigènes, mutagènes, toxiques pour la reproduction », publié fin février, n'est pas totalement satisfaisant. Car il autorise leur usage contrôlé. Dans le cas des éthers de glycol, il oblige les entreprises à leur substituer un autre produit moins ou pas dangereux, mais seulement lorsque c'est possible. Une solution qui n'est pas exempte de risques, comme l'a prouvé l'exemple de l'amiante. Le décret interdit aussi d'employer des femmes enceintes ou en cours d'allaitement à un poste de travail où elles sont exposées à des agents qui sont toxiques pour la reproduction. Quid des femmes qui ne sont pas encore conscientes de leur grossesse ? « Là encore, on ne tient pas compte du principe de précaution, estime l'avocat Michel Ledoux. Or il faut gérer l'incertitude. Dans le doute, ne t'abstiens pas ! » Ce n'est pas la démarche adoptée.

Pour le professeur François Gaudu, « on est dans la logique du juste-à-temps. Les entreprises, confrontées à une concurrence accrue, raccourcissent souvent les délais de vérification lorsqu'elles lancent un nouveau produit ». Avec tous les risques que cela comporte. Mais elles vont devoir compter avec une opinion publique qui a pleinement intégré le principe de précaution, depuis l'affaire du sang contaminé ou l'épidémie de la vache folle. Comme en témoigne le nombre de plaintes déposées au pénal. « Sur les questions de santé, il y a une tolérance zéro, note maître Ledoux. Les salariés ne veulent plus mourir à cause de leur travail. »

Malheureusement, c'est ce qui arrive encore avec l'amiante. On estime actuellement à 1 millier le nombre de décès qui lui sont directement liés et, « d'ici à 2020, on évalue à 100 000 le nombre de victimes de l'amiante en France », explique Maître Ledoux. Tous ces risques sont de véritables bombes à retardement. « L'apparition des maladies est très différée dans le temps », explique Jean-Paul Teissonnière. Entre dix et quarante ans plus tard pour le cancer de la plèvre. Aux Chantiers de l'Atlantique, le débat fait rage entre syndicats et direction sur la date à laquelle a pris fin l'exposition à l'amiante des salariés : 1 975 pour la direction, début des années 90 pour les syndicats. Celle-ci conditionne en effet les dates de départ anticipé des salariés qui souhaitent pouvoir profiter de leur retraite.

Répression syndicale

La fin d'un tabou

Michelin, Renault Véhicules Industriels, IBM, Matra, Quick France, le Crédit agricole mutuel de Lorraine, Castorama… Toutes ces entreprises ont un point commun. Elles ont été condamnées pour des pratiques discriminatoires à l'égard de représentants syndicaux. C'est incontestablement dans ce domaine que le contentieux s'est le plus largement développé, sous l'effet de la mobilisation syndicale et d'un réseau d'une vingtaine d'avocats. Ces juristes s'appuient sur l'évolution du régime de la preuve, assoupli par la Cour de cassation, qui permet au plaignant d'apporter des indices d'une discrimination.

L'entreprise n'a plus droit au moindre faux pas. « Depuis cinq ans, le climat a complètement changé, observe Michel Miné. Auparavant, un salarié militant dans un syndicat renonçait souvent à sa carrière. La discrimination était finalement acceptée comme quelque chose d'inéluctable. Aujourd'hui, c'est fini. Les anciens demandent réparation et les plus jeunes veulent avoir un déroulement professionnel normal. » C'est la CGT de Peugeot Sochaux qui a donné le signal de cette révolution culturelle. En 1995, six militants cégétistes traînent la direction devant les prud'hommes. Durant des mois, ils ont patiemment constitué des dossiers relatant plus de vingt années de discriminations, en confrontant leurs fiches de paie avec celles de salariés non syndiqués d'âge, de diplômes et de compétences équivalents. À l'instar de ce délégué CGT qui gagnait alors 6 500 francs par mois, contre 8 500 francs pour ses collègues d'atelier. Un autre fait état de sa « panne » de carrière. À 52 ans et après trente ans de maison, il affiche un salaire de 6 400 francs. Jacques Calvet, alors P-DG du groupe, est condamné à verser jusqu'à 100 000 francs d'indemnités par tête. La cour d'appel de Paris confirme la sanction. Deux ans plus tard, 18 autres syndicalistes saisissent la justice. En 1998, après l'arrivée aux commandes de Jean-Martin Folz, le constructeur signe un accord qui régularise la carrière de 169 syndicalistes.

Peugeot a ouvert la brèche : les condamnations pleuvent. « Ce n'est pas fini, assure Michel Miné, nous devrions voir surgir dans les prochains mois une dizaine d'autres affaires. » Une phase contentieuse qui n'épargnera pas les PME. En décembre 2000, les prud'hommes d'Orléans ont condamné AC45, une société de cosmétiques, à verser la somme de 30 000 francs à Olga Chaillou, une déléguée syndicale CFDT, pour non-respect des obligations conventionnelles en termes de dialogue social. La direction avait orchestré une campagne de harcèlement contre cette chef d'équipe en obligeant le personnel à signer des pétitions. Le comportement de l'entreprise envers cette salariée avait complètement changé après sa désignation comme déléguée syndicale.

Harcèlement moral

Bientôt dans le Code du travail

Le 22 février 2000, Thierry P., employé à l'hypermarché Carrefour de Mâcon, se prépare pour prendre son poste, à 5 heures. Il n'y arrivera jamais. À 4 h 45, cet homme de 30 ans, qui était victime de harcèlement de la part de son responsable direct, s'est jeté par la fenêtre. Alertée par des témoignages spontanés de collègues, sa famille porte aujourd'hui plainte pour violences ayant entraîné la mort sans intention de la donner et homicide involontaire. À Cernay, dans le Haut-Rhin, la sentence est tombée pour l'entreprise métallurgique Fischer Rosemount. Elle versera 400 000 francs d'indemnité à une ancienne salariée, licenciée après avoir été victime pendant dix-huit mois de « menaces, chantage et harcèlement ».

Harcèlement moral. C'est la psychiatre Marie-France Hirigoyen qui, la première, a utilisé l'expression dans son best-seller le Harcèlement moral, la violence perverse au quotidien, pour décrire un phénomène que le professeur Heinz Leymann appelait mobbing. Le livre a fait un tabac : plus de 400 000 exemplaires vendus ! Très médiatisé, le harcèlement moral est le thème central du film Trois-Huit, de Philippe Le Guay, actuellement sur les écrans. Pour le professeur François Gaudu, « il ne s'agit ni plus ni moins que d'un relookage d'un problème vieux comme le monde : le patron qui abuse ». Pourtant, le législateur a décidé que le harcèlement moral ferait son entrée, par la grande porte, dans le Code du travail. Via le projet de loi de modernisation sociale, en cours d'examen au Parlement. À la demande de Matignon, le Conseil économique et social vient de plancher sur la question, pour alimenter les débats. Premier travail, donner une définition du harcèlement moral au travail. Pour le rapporteur du CES, le médecin légiste Michel Debout, il s'agit d'« agissements répétés visant à dégrader les conditions humaines, relationnelles, matérielles de travail d'une ou plusieurs victimes, de nature à porter atteinte à leurs droits et à leur dignité, pouvant altérer leur état de santé et […] compromettre leur avenir professionnel ». Il recommande que le harcèlement moral soit sanctionné dans le secteur privé et public, de façon qu'il « soit pleinement reconnu comme un risque professionnel et que ses victimes soient prises en charge au titre de la maladie professionnelle ».

Pour l'avocate Pascale Piera, « ce nouveau texte sur le harcèlement moral, dont on n'avait pas véritablement besoin parce qu'il existe déjà des outils dispersés dans un certain nombre de codes pour le réprimer, est destiné à responsabiliser les employeurs ». Ceux-ci peuvent en effet être condamnés lorsqu'un de leurs salariés est reconnu coupable de faits de harcèlement. La menace est réelle. Interrogés par l'ANDCP, quelque 160 DRH reconnaissent avoir eu trois fois plus de cas de harcèlement et deux fois plus de plaintes en 2000 qu'en 1999. Et le phénomène a touché… un tiers des entreprises sondées. « Auparavant, explique l'avocat Philippe Ravisy, auteur du guide le Harcèlement moral au travail, les contentieux intervenaient au moment de la rupture du contrat de travail. Maintenant, les gens viennent nous voir lorsqu'ils sont encore en poste. »

« Depuis quinze ans, renchérit Pascale Piera, on dit au salarié qu'il a des droits face à la collectivité. Aujourd'hui, il lève son inhibition face à l'employeur. Et, avec le nouveau texte, il va avoir le sentiment de posséder un nouveau droit. Il y a aura davantage d'actions individuelles contre l'employeur. » De fait, reconnaît François Felitchkine, président de la section des activités diverses au conseil de prud'hommes de Paris, « le harcèlement moral est de plus en plus invoqué lors de licenciements ». Parfois à tort. En mettant le harcèlement moral à toutes les sauces et en niant les prérogatives du responsable hiérarchique. Souvent à raison, lorsque la victime dénonce une pratique répétée, malveillante, destinée à l'isoler. Dans le deuxième livre qu'elle vient d'écrire sur le harcèlement moral pour démêler, comme cela est indiqué dans son titre, le « vrai du faux », Marie-France Hirigoyen met en garde contre le risque d'amalgame. « Le harcèlement moral, où existe véritablement une intentionnalité malveillante et où les conséquences psychologiques sont plus graves, dit-elle, n'est pas le harcèlement professionnel. » Reste qu'il existe aujourd'hui, selon Philippe Masson, secrétaire national de l'Ugict-CGT, une organisation du travail qualifiée d'« harcélogène » : lorsque les exigences professionnelles sont de plus en plus fortes et que la pression augmente.

Autre facteur de risque mis en avant par Violette Gomez, salariée de la BNP Paribas et membre de l'Ugict-CGT : l'individualisation du travail. « Les gens sont isolés, n'ont plus le temps de se parler. » « Le lien de sociabilisation qu'était l'entreprise a disparu », confirme Paul Calandra, directeur général d'Antée SAS et ancien DRH du groupe Thomson. Le management par le stress domine dans l'entreprise du xxie siècle et le harcèlement moral peut y faire son lit. Sauf à créer des garde-fous. Comme interdire et sanctionner pénalement ces agissements qui mettent à mal l'intégrité et la dignité des personnes, ce que propose le CES et que refuse la ministre de l'Emploi et de la Solidarité. Et surtout les prévenir.

Discriminations

La charge de la preuve aménagée

Le « délit de sale gueule » existe-t-il chez Ikea ? Oui, a répondu en substance le tribunal correctionnel de Versailles, saisi d'une plainte pour discrimination raciale à l'embauche dans le groupe suédois. Sur la sellette, la responsable de la diffusion des catalogues, qui a recommandé par e-mail à des cadres de l'entreprise de ne pas embaucher de personnes de couleur pour en contrôler la bonne distribution. Verdict : 30 000 francs d'amende pour l'employée, tandis qu'Ikea France, relaxé des poursuites pénales, a été déclaré civilement responsable des agissements de son employée. Sur le plan civil, l'employée et la société doivent aussi verser 100 000 francs de dommages et intérêts à des associations de lutte contre le racisme et des syndicats.

À Lille, c'est une petite imprimerie qui a été épinglée pour discrimination raciale à l'embauche par le tribunal correctionnel. Mohammed B. tient sa victoire. L'entreprise va lui verser 20 000 francs d'amende et de dommages et intérêts pour lui avoir fermé ses portes. Des exemples comme ceux-là, on en trouve à la pelle. Les testings pratiqués dans les entreprises par des associations comme SOS Racisme le montrent. « On ne peut pas dire aujourd'hui qu'il y a moins de discrimination raciale, confirme Claude-Valentin Marie, président du Groupe d'études et de lutte contre les discriminations (Geld), mais il y a une vigilance plus grande des entreprises. »

Si le racisme est présent dans le monde du travail, il reste difficile à prouver. Certes, le 114, le numéro vert gouvernemental, permet de recueillir des témoignages de victimes de discrimination, dont un tiers concernent le monde du travail, et de déboucher sur des actions en justice. « Mais le chantier est véritablement en train de s'ouvrir avec la future loi sur les discriminations et l'aménagement de la charge de la preuve qu'elle prévoit », poursuit Claude-Valentin Marie. Celle-ci stipule en effet que si le salarié ou le candidat à un emploi présente « des indices laissant supposer l'existence d'une discrimination », il incombera à l'employeur « de prouver que sa décision a été prise en considération de motifs » étrangers à toute discrimination. Une évolution importante du droit, qui pourrait générer un abondant contentieux sur les discriminations raciales à l'embauche, aujourd'hui médiatisées et combattues par des associations pugnaces. Celles liées à l'âge devraient moins mobiliser, dans un pays pourtant vieillissant. Même si elles figurent, selon un récent sondage du mensuel Rebondir, parmi les discriminations considérées comme les plus répandues par les personnes interrogées.

La race, le sexe, la situation familiale, les opinions politiques, syndicales et religieuses figurent dans l'inventaire de la nouvelle législation antidiscrimination, qui fait encore l'objet de navettes entre l'Assemblée nationale et le Sénat. La liste a également été élargie à l'apparence physique et au patronyme ainsi qu'à l'orientation sexuelle, à la demande des associations d'homosexuels. Et à l'âge, grâce à l'intervention des sénateurs… peut-être plus sensibles à la question. Bref, la France s'apprête à transposer en une seule fois, au mois de juin prochain, les deux directives européennes adoptées en juin et novembre 2000 par le Conseil européen qui visaient toutes les formes de discrimination.

Voilà les entreprises au pied du mur. Plutôt que de laisser se développer des contentieux qui pourraient leur coûter cher en termes d'image et d'argent, certaines prennent les devants. Et jouent la carte de la prévention. Onze entreprises de la région grenobloise ont ainsi signé, avec cinq syndicats et trois organisations patronales de la région Rhône-Alpes, un protocole commun destiné à « sensibiliser tous les personnels au racisme et à la discrimination ».

Égalité hommes-femmes

Un thème encore peu porteur

Virée ! Pour Madame Harba, analyste financière à la Mutualité française, le couperet est tombé. Sa faute ? Avoir voulu faire respecter le principe « à travail égal salaire égal ». Et devant les prud'hommes par-dessus le marché ! Pour la Mutualité, la coupe est pleine. Cette salariée est licenciée, six mois après le dépôt de sa plainte pour discrimination salariale, officiellement pour insuffisance professionnelle caractérisée. Grave erreur ! Difficile en effet de croire qu'il n'y a pas de relation de cause à effet. C'est en tout cas l'avis de la Cour de cassation qui, dans un arrêt du 28 décembre 2000, a prononcé la nullité du licenciement et épinglé la Mutualité française qui n'avait pu justifier la disparité salariale par des éléments objectifs, étrangers à toute discrimination.

Dans la même veine, mais sur un plan collectif, des salariées d'un labo photo des Pyrénées sont montées au créneau, aidées par la CGT, pour obtenir une égalité de traitement avec leurs collègues masculins. Et donc un rattrapage de salaires. Elles l'ont obtenu, en cassation, le 19 décembre dernier. Mais « ce type d'arrêt est encore trop rare », explique Michel Miné. « Les discriminations fondées sur la sexualité franchissent rarement la porte de la justice », confirme une juriste.

Il est vrai que les contentieux de cette nature ne sont pas légion. Car ils sont souvent réglés à l'amiable. Et lorsqu'ils sont portés devant la justice, c'est généralement quand le contrat de travail est rompu. Il reste que certaines femmes n'hésitent plus aujourd'hui à réclamer l'égalité de traitement hommes-femmes… lorsqu'elles sont encore en poste. Autre signe des temps, « l'augmentation du nombre de décisions en première instance, qui arriveront devant la cour d'appel dans deux à trois ans », raconte l'avocate Pascale Piera. Selon Paul Calandra, « ce thème de l'égalité hommes-femmes va monter à l'échéance de cinq ans. Notamment avec les nouvelles technologies qui vont démultiplier l'information et favoriser les classes actions ». Ces actions collectives très prisées aux États-Unis ne séduisent guère les Françaises qui préfèrent, chacune de leur côté, obtenir réparation du préjudice qu'elles estiment avoir subi. Pourquoi ? « Parce qu'elles ont le sentiment que cela les dessert, explique Pascale Piera. Elles ont peur de passer pour des hystériques. » Peut-être aussi parce que les juridictions sont plus sensibles à des cas individuels qu'à des actions collectives…

Le thème n'est, pour l'heure, pas encore très porteur. Et peu relayé par les syndicats. Mais d'ici à quelques années, avec l'influence européenne, les entreprises françaises, qui sont loin d'être les plus avant-gardistes en Europe en matière d'égalité des sexes, auront tout de même du souci à se faire si elles ne rectifient pas le tir. « Si j'étais patron, confie l'ancien DRH de Thomson, Paul Calandra, je conseillerais de lancer des négociations pour revoir les salaires. Car il y a 20 % d'écart entre les hommes et les femmes. » Dont acte.

Nouvelles technologies

Des risques mal cernés

Si Internet et les nouvelles technologies sont souvent diabolisés en raison des atteintes possibles aux droits des salariés, les affaires se comptent encore sur les doigts d'une main. « Ces contentieux, très médiatisés, restent cependant marginaux », estime le professeur Jean-Emmanuel Ray. Cela n'empêche pas les directeurs de ressources humaines de se poser beaucoup de questions et de se précipiter dans les nombreuses formations portant sur ces thèmes. « C'est un vrai problème dont nous n'avons pas encore découvert l'ampleur », pronostique Guy Devera, directeur des relations sociales de Bouygues Telecom. « Nous subodorons ces nouveaux risques, abonde Philippe Baduelle, DRH d'une autre société de télécommunications, Worldcom, mais nous avons des difficultés à les cerner précisément. »

Utilisation abusive de l'e-mail, visite de sites pornographiques, de boursicotage, de voyages ou, beaucoup plus grave, consultation de sites répréhensibles (à caractère raciste ou pédophile) : les DRH voient le danger partout. Ils craignent surtout que leur personnel passe plus de temps à surfer qu'à travailler. Certains se sont lancés dans des actions de contrôle, ce qu'il est possible de faire à la condition d'en avoir informé préalablement les représentants du personnel et les salariés. Mais cette surveillance ne risque-t-elle pas de se heurter au respect des libertés individuelles ? Dans un récent rapport, la Cnil dénonce cette logique du tout contrôle et fait état de 150 plaintes reçues en un an et de très nombreuses questions qui lui sont posées.

Entre interdiction et autorisation, la jurisprudence n'a pas indiqué de voie claire. À propos de l'e-mail, par exemple, le tribunal correctionnel de Paris a décidé que le secret de la correspondance lui était applicable. Ce courrier demeurait par conséquent protégé. Le conseil de prud'hommes de Montbéliard estime, au contraire, que le contrôle est possible dès lors qu'il y a information préalable du personnel. Comment se faire alors une religion ? « Nous avons connu les mêmes situations avec le téléphone et le Minitel. Ces questions vont se réguler avec la mise en place de chartes encadrant un usage personnel », explique Jean-Emmanuel Ray.

Alors beaucoup de bruit pour rien ? Pas certain, car Internet a fait apparaître un autre type de risque. Il y a deux ans, avec l'apparition sur la Toile du syndicat virtuel Ubi Free, des directions ont senti le vent du boulet. « La puissance d'un site créatif et habilement médiatisé est sans commune mesure avec le bon vieux tract syndical interne », explique Jean-Emmanuel Ray. Quelques accords collectifs ont été signés ouvrant aux syndicats un accès à l'intranet de la société moyennant un certain nombre de règles à respecter. Mais ces textes restent encore très minoritaires.

La chasse aux discriminations, un sport très américain
Une interdiction inscrite dans le droit fédéral et intégrée dans les usages

À 40 ans, on est foutu ! Telle est l'accusation lancée par 51 scénaristes de télévision qui ont attaqué pour discrimination les plus grandes chaînes américaines, dont NBC, CBS, ABC et UPN, ainsi que les agents censés les représenter. Ils demandent 200 millions de dollars de dommages et intérêts (1,4 milliard de francs) pour la perte de revenu occasionnée par cette pratique de l'industrie de la télévision. « Tout d'un coup, tout s'est arrêté », raconte Tracy Keenan Wynn, auteur de nombreux téléfilms, aujourd'hui âgée de 55 ans. « Le téléphone n'a plus sonné, mon agent ne m'a plus rappelée. Plus de travail, plus de rendez-vous. J'ai même dû vendre ma maison. Cette idée que seuls des jeunes peuvent écrire pour une audience jeune est spécieuse, mais elle est fort répandue. » Les scénaristes ont donc porté plainte dans le cadre d'une action collective (« class action »). Pour preuve du préjudice, ils démontrent que leurs revenus diminuent fortement avec l'âge, comme si l'expérience devenait un handicap. Pour se défendre, ils ont choisi le cabinet d'avocats Sprenger & Lang, qui a déjà obtenu deux victoires importantes dans la protection contre les discriminations sur l'âge : 58,5 millions de dollars (410 millions de francs) contre First Union Bank et 28,5 millions de dollars (200 millions de francs) contre Ceridian Corp.

La discrimination pour âge est interdite par une loi fédérale, mais c'est la première fois qu'un groupe attaque une industrie et non une entreprise en particulier. « C'est un procès important qui est attendu par tous ceux qui s'intéressent au droit du travail, estime Linda Cavanna-Wilk, une avocate basée à New York. Il fera jurisprudence. »

L'interdiction de toute discrimination est l'une des pièces maîtresses du droit du travail aux États-Unis. Née dans les années 60, à la suite du combat des Noirs américains pour l'égalité des droits, elle s'est élargie de la discrimination raciale à la protection des salariés âgés, des étrangers en situation régulière, des handicapés, des femmes et de tous ceux qui ont des croyances religieuses. Le principal syndicat américain, l'AFL-CIO, milite aujourd'hui afin que la discrimination pour orientation sexuelle, c'est-à-dire la protection des salariés homosexuels, soit inscrite dans la loi fédérale.

Cette évolution du droit a été largement intégrée dans les usages. Les CV ne comportent pas de photo aux États-Unis. Ils ne mentionnent ni le sexe, ni l'âge, ni la situation de famille du postulant. Et les personnes chargées du recrutement bénéficient de façon quasi automatique d'une formation sur les questions à ne pas poser. Ainsi, lors d'un entretien d'embauche, ils peuvent demander au candidat s'il peut voyager, mais rien sur ses contraintes familiales. Les entreprises savent en effet qu'elles risquent de payer très cher toute forme de discrimination dans le travail. Les salariés qui s'estiment lésés peuvent saisir la Commission fédérale pour les opportunités égales dans le travail (Equal Employment Opportunity Commission). En 1998, l'EEOC a reçu 52 011 plaintes, qui ont donné lieu, au cours de cette même année, au versement de près de 170 millions de dollars (1,2 milliard de francs) de dommages et intérêts. En décembre, cette commission a obtenu un jugement accordant 782 000 dollars (5,5 millions de francs) à 30 employées du groupe industriel Landis Plastic qui avaient attaqué cette compagnie pour discrimination sexuelle, en démontrant que des promotions leur avaient été refusées parce qu'elles étaient des femmes. De nombreux procès concernent le harcèlement sexuel qui, selon la loi, est une manifestation de la discrimination sexuelle.

Coca-Cola va payer au prix fort le respect de la loi. L'entreprise vient d'être condamnée, lors d'un arbitrage judiciaire, à 192,5 millions de dollars d'amende (1,35 milliard de francs) pour discrimination raciale. En moyenne, chacun des 2 200 employés de la compagnie concernés – des Afro-Américains employés entre le 22 avril 1995 et le 14 juin 2000 – devrait recevoir près de 40 000 dollars (280 000 francs). « C'est une grande victoire pour tous ceux qui ont soutenu les plaignants », a déclaré maître Cyrus Mehri, l'un de leurs avocats. Coca-Cola a été reconnu coupable de discrimination sur les salaires, les promotions et les évolutions des 2 200 employés concernés. Lorsque la plainte a été déposée en avril 1999, l'entreprise a nié les accusations mais a dû, en novembre 2000, se soumettre à la procédure, fréquente aux États-Unis, de l'arbitrage judiciaire. Selon les termes de l'accord, le géant d'Atlanta doit non seulement payer, mais aussi mettre en place un comité de surveillance composé de personnalités extérieures à l'entreprise qui pourra modifier les pratiques de recrutement, de promotion et d'évaluation des employés de couleur ainsi que des femmes.

Michèle Aulagnon, à New York

Auteur

  • Isabelle Moreau, Frédéric Rey