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Traquer le harcèlement sexuel au travail

Décodages | Conseil RH | publié le : 19.02.2021 | Ingrid Seyman

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Traquer le harcèlement sexuel au travail

Crédit photo Ingrid Seyman

Un peu plus de trois ans se sont écoulés depuis le début de la déferlante MeToo, partie des États-Unis en octobre 2017. Des années durant lesquelles les langues se sont déliées et les mentalités ont changé. Ce changement de paradigme a largement contribué à l’essor de cabinets de conseil, spécialistes de l’égalité hommes-femmes et des violences au travail. Si ces experts sont parfois mandatés par les entreprises hors de tout contexte de crise ces dernières ont généralement recours à leurs services lorsque le torchon a déjà brûlé.

« Lorsqu’on intervient dans une entreprise, on commence par faire un état des lieux » explique Caroline De Haas, créatrice du cabinet Egaé. Avez-vous déjà été victime ou témoin de remarques sexistes ? Si oui, à quelle fréquence ? Voilà le genre de questions qui vont être soumises à l’ensemble des salariés, dont les réponses vont être recueillies anonymement. « Cet état des lieux nous permet d’entrevoir une partie du problème, poursuit Caroline De Haas, et notamment d’identifier si nous sommes dans une structure où règne une ambiance sexiste ou s’il y a des faits plus graves du type harcèlement sexuel ou agression sexuelle. » En parallèle à cet état des lieux, Egaé, comme la plupart des cabinets spécialistes de ces questions, a mis en place un process de recueil de témoignages, basés sur la confidentialité. « Lorsqu’un message est posté sur notre boîte mail de signalement, je reçois la personne, qu’elle soit témoin ou victime. À l’issue de cet entretien, je fais remonter les faits au sein de l’entreprise, de manière anonyme si le salarié ou la salariée le souhaite. » Ce cadre sécurisant permet aux collaborateurs de raconter ce qui leur est arrivé sans crainte de jugement ni de représailles. De soulager leur propre culpabilité (pourquoi me suis-je laissé faire, n’ai-je pas osé parler ?) et de se reconnaître, le cas échéant, comme victime d’une infraction. « L’intervention d’un tiers, comme la confidentialité de ces entretiens est un gage de neutralité pour les collaborateurs », souligne Arnaud Gilberton, fondateur du cabinet Idoko : « Les salariés qui nous parlent savent qu’on échappe aux querelles de clan et de pouvoir au sein de l’entreprise. » On imagine en effet qu’il est plus facile de se confier à une oreille externe qu’à un DRH parfois soumis hiérarchiquement à la personne que notre témoignage risque d’incriminer.

Aucun secteur n’est épargné.

Les entretiens réalisés de façon anonyme avec les salariés ne débouchent pas tous sur une enquête. « Il faut voir s’il y a des éléments susceptibles de caractériser – ou non – une infraction », éclaire Arnaud Gilberton. Le groupe Le Monde, qui est une des rares structures à avoir sollicité l’intervention du cabinet Egaé dès 2018, et ce hors de tout contexte de crise, a ainsi réagi au cas par cas lorsque l’audit commandité a mis à jour certains comportements de ses collaborateurs : « J’ai dû mener plusieurs entretiens de recadrage, assez désagréables », explique la DRH du groupe, Émilie Conte. « Et nous avons également lancé deux enquêtes, qui ont abouti à deux licenciements. » Les entreprises ont en effet à leur disposition tout un arsenal de mesures permettant de sanctionner, de façon graduée, les faits dont se seraient rendus coupables leurs collaborateurs. « Pour une « simple » remarque sexiste, je vais recommander un entretien avec la direction des ressources humaines, confirme Caroline De Haas. Mais je rappelle toujours à mes clients que la Cour de cassation a condamné, en 2011, une entreprise pour ne pas avoir effectué les enquêtes et investigations qui lui auraient permis d’avoir, sans attendre l’issue de la procédure prud’homale l’opposant à la victime, la connaissance exacte de la réalité. » Dès lors qu’une présomption d’infraction caractérisée existe, les entreprises ont donc tout intérêt à enquêter.

Il est assez difficile d’établir un portrait-robot des entreprises concernées par des faits de violence sexuelle. Si Arnaud Gilberton estime que « le sexisme est très présent dans les secteurs d’activité traditionnellement masculins, comme le conseil ou l’industrie », selon Karine Armani, fondatrice du cabinet Équilibres, « aucun secteur n’est épargné » : « On se rend compte que des agissements jadis considérés comme dysfonctionnels sont en réalité constitutifs d’infractions. Et on se rend surtout compte qu’il n’y a pas que des individus isolés qui dysfonctionnent. Notre société entière dysfonctionne. Et cette maladie sociale est parfois favorisée par une culture d’entreprise laxiste. » Voilà pourquoi les cabinets comme Idoko, Egaé et Équilibres ne se contentent pas de jouer les pompiers en cas de crise. Ils sont généralement mandatés pour assurer la sensibilisation des collaborateurs à ces problématiques aussi fantasmatiques que taboues. « Aborder le sujet des violences sexuelles en entreprise n’a rien d’une partie de plaisir. Cela résonne avec des traumas liés à l’enfance et des enjeux dans la vie de couple. Et c’est d’autant plus difficile que je sais, à chaque fois que j’anime une formation sur ce sujet, que certains collaborateurs vont réaliser, à cet instant précis, qu’ils ont eux-mêmes été victimes ou auteurs d’infractions », assure Caroline De Haas. Des propos qui font écho à ceux d’Émilie Conte. Celle-ci s’est rendu compte que « certains salariés, à qui des faits graves étaient pourtant reprochés, n’avaient aucune conscience que leurs agissements tombaient sous le coup de la loi ».

Expliquer ce qui tombe sous le coup de la loi.

Il faut dire que l’inculture en matière de violence sexuelle a trop longtemps été la norme. Si les langues se sont récemment déliées, rares sont les salariés à savoir distinguer quels agissements sont constitutifs de délits et ce qui peut – ou pas – être toléré sur le lieu de travail. « Lors des sessions de sensibilisation, la nuance entre le harcèlement et la tentative de séduction a été clarifiée », explique ainsi Michèle, responsable formation dans une entreprise ayant eu recours aux prestations du cabinet Équilibres. « J’ai aussi compris que les enjeux dépassaient largement le cadre du féminisme, et que railler un père qui souhaiterait abréger une réunion pour s’occuper de ses enfants pouvait parfaitement être assimilé à un acte sexiste. » « Si on fait appel à nous, c’est parce que nous avons des compétences juridiques. Notre rôle ne consiste pas à faire la morale aux salariés mais à leur expliquer ce qui tombe – ou pas – sous le coup de la loi », résume Caroline De Haas qui n’hésite pas à faire plancher les collaborateurs sur des cas très pratiques. « Tu as tes règles ou quoi ? Si quelqu’un pose cette question à une collaboratrice, l’enjeu n’est pas de savoir si c’est drôle, déplacé, lamentable. L’enjeu est que l’ensemble des salariés sachent qu’il s’agit d’un acte sexiste, au regard de l’article 1142-2-1 du Code du travail. » Généralement, certains « anciens » rétorquent qu’« on ne peut plus rien dire », prompts à dénoncer la censure et le manque de légèreté des années post MeToo. Lorsque de telles voix s’élèvent parmi les managers, Karine Armani n’hésite pas à rappeler que les cadres de direction ont un devoir d’exemplarité mais aussi une obligation d’agir si un ou plusieurs de leurs collaborateurs enfreignent la ligne rouge. « À défaut, ils peuvent être complices par tolérance, voire susceptibles d’engager la responsabilité de leur entreprise. »

Mais que se passe-t-il une fois que les pompiers ont éteint le feu ? Le traumatisme collectif lié à la révélation de faits de harcèlement ou pire encore, d’agression sexuelle, perdure-t-il une fois les culpabilités établies et les éventuels licenciements actés ? « Dans une équipe au sein de laquelle des violences ont été subies, cela peut prendre du temps pour rétablir la confiance », estime Caroline De Haas. Cette confiance se reconstruit notamment via l’appropriation des « bonnes pratiques » mises en place par les cabinets externes. Voilà pourquoi le cabinet Egaé accompagne ses clients dans l’élaboration d’une procédure RH permettant de prévenir, d’identifier et de sanctionner la survenue de nouveaux délits en lien avec ces problématiques. « Aujourd’hui, la victime ou le témoin d’acte sexiste ou de harcèlement peut solliciter, au choix, le référent harcèlement sexuel, le service santé au travail ou son manager », explique ainsi Émilie Conte : « Tout collaborateur mis en cause dans une affaire d’agression sexuelle étayée par une enquête est l’objet d’une mise à pied conservatoire. Et nous avons mis en place une méthode collégiale de traitement de ces affaires, afin qu’aucun DRH ne puisse se retrouver à gérer cela tout seul. » « Les partenaires sociaux ont aussi un rôle clé à jouer », estime Arnaud Gilberton : « Ils se sont beaucoup investis sur le terrain des risques psychosociaux mais doivent se faire entendre aussi sur ces problématiques. » Tous les experts s’accordent à dire que l’exemplarité des dirigeants est également essentielle, ainsi que leur volonté de communiquer sur ces questions. Voilà sans doute pourquoi Émile Conte a demandé aux managers du groupe Le Monde d’aborder régulièrement le sujet en réunion : « Nous avons réussi à éradiquer le tabou mais il faut absolument que ce sujet reste en tête. Car c’est la seule façon de permettre à la parole, qui s’est un jour libérée, de ne plus jamais être entravée. »

Chiffre-clé

Au cours de son activité professionnelle, près d’une femme sur trois (32 %) a déjà été confrontée à au moins une situation de harcèlement sexuel sur son lieu de travail au sens juridique du terme. Source : IFOP

Gilbert, 50 ans, cadre dans une grande entreprise

« Je travaille dans le même groupe depuis quinze ans et j’ai été assez étonné lorsque mon entreprise a lancé une enquête interne sur d’éventuels faits de harcèlement sexuel. Je n’ai jamais eu vent de tels agissements, je trouvais l’ambiance de travail globalement bonne et j’ai d’abord craint que l’on entre dans une logique de chasse aux sorcières. Et puis certaines collègues ont commencé à parler. Et là j’ai compris qu’il y avait des problèmes dont je n’avais absolument pas saisi l’ampleur. Ensuite, des têtes sont tombées. Et c’était très étrange de se dire qu’un type plutôt sympa, avec qui j’avais eu des relations cordiales pendant des années, avait pu harceler en toute impunité, sans que je ne me rende compte de rien. Sur le coup, j’ai été choqué. Et j’avoue avoir mis du temps à comprendre que ce type, aussi « sympa » qu’il puisse avoir été avec moi, s’était objectivement très mal comporté avec certaines de mes collègues. Je garde un souvenir assez douloureux de cette période, qui a remué un grand nombre de mes certitudes. Mais aujourd’hui l’ambiance de travail n’a plus simplement l’air bonne. Elle l’est vraiment. Et c’est en grande partie grâce au travail de fond qui a été mené ».

Auteur

  • Ingrid Seyman