Touchée de plein fouet par la crise sanitaire, la restauration d’entreprise est à la peine. Victime d’un modèle économique qui repose encore en grande partie sur la fréquentation des selfs, elle est condamnée à se réinventer si elle ne veut pas se faire tailler des croupières par les start-up de la food tech.
Touchée de plein fouet par la crise sanitaire, la restauration d’entreprise est à la peine. Victime d’un modèle économique qui repose encore en grande partie sur la fréquentation des selfs, elle est condamnée à se réinventer si elle ne veut pas se faire tailler des croupières par les start-up de la food tech.
Le coronavirus a mis la restauration collective d’entreprise à la diète sévère. L’arrêt brutal de l’activité entre mars et mai 2020 puis sa reprise timide à compter de juin, mais dans un cadre strictement cornaqué par les protocoles sanitaires qui ont empêché les restaurants d’entreprises de tourner à plein régime contraignent les prestataires du secteur à procéder à des plans sociaux pour compenser les pertes. Selon les calculs de la CGT, la filière pourrait détruire 10 000 emplois en 2021. Dont presque 6 000 rien que pour les trois géants du marché : Elior (1 900 dont 340 dans sa filiale Arpege), Compass Group (entre 1 000 et 1 500) et Sodexo (2 100). Et même davantage si l’on tient compte des intérimaires et autres extras auxquels faisaient régulièrement appel les différents prestataires présents sur le marché pour renforcer leurs équipes dont les contrats ont été stoppés ou non renouvelés.
« La restauration collective d’entreprise n’a jamais été confrontée à une telle crise. Ce marché qui a pris racine dans les années 1960, actuellement géré à hauteur de 80 % par des prestataires spécialisés, possédait jusqu’à présent les caractéristiques d’un business « secure », dynamisé par une clientèle particulièrement captive. À l’aube des années 2000, le secteur avait plutôt bien encaissé les conséquences liées à la mise en place des 35 heures et son corollaire, la relative diminution des effectifs à servir en milieu ou fin de semaine à la faveur des prises de RTT. Mais le choc de 2020 est d’une tout autre ampleur et d’une brutalité sans précédent. C’est la première fois de son histoire que ce secteur a vu, du jour au lendemain, se fermer la majeure partie de ses espaces de restauration pendant plusieurs semaines d’affilée durant le confinement du printemps », explique Olivier Schram, directeur associé du cabinet de conseil stratégique en restauration PH Partners. Pierre Gendron, responsable service Qualité &Nutrition chez MRS, groupe gestionnaire de 150 restaurants d’entreprises, le confirme : « Nous n’avons pu en conserver qu’une dizaine d’ouverts. Essentiellement sur des sites classés « sécurité nationale »qu’il était impensable de fermer, même en situation de pandémie ». Et encore le service de MRS n’y fut-il assuré qu’« en mode dégradé » pour respecter les consignes sanitaires, ne proposant aux salariés que deux, voire un plat à la place des quatre habituellement à la carte.
Avec la fin du premier confinement, mi-mai 2020, est venu le temps des réouvertures. Mais avec une fréquentation bien moindre qu’en février. « Lors de notre réouverture du 2 juin, le respect du protocole sanitaire a fait passer la capacité d’accueil en restauration sur notre site de La Défense de 1 000 à 396 places », explique Thierry Marchand, responsable des services à la personne au sein du groupe Engie. « Sous l’effet combiné du nouveau règlement sanitaire, du télétravail, des horaires décalés et de la méfiance des salariés envers la restauration collective, les restaurants d’entreprises n’ont repris leur activité en mai qu’à hauteur de 30 ou 40 % de ce qu’elle était avant le confinement », calcule Catherine Bournizien, directrice du cabinet de consulting en restauration Phinéa Conseil. Ce n’est pas faute, pourtant, de la part des gestionnaires d’espaces de restauration d’entreprises d’avoir multiplié les efforts pour assurer leur capacité à nourrir les collaborateurs le temps de la pause de midi dans le strict respect des règles édictées par le ministère du Travail (désinfection régulière des locaux, installation des convives en quinconce, limitation des places assises à table, suppression du libre-service ou de l’usage des fontaines à eau pour restreindre les contacts directs…).
Dans les restaurants gérés par le groupe Elior, la réouverture des selfs dès le 11 mai s’est traduite par une extension des horaires d’ouverture, la mise à disposition de produits hydro-alcooliques à l’attention des convives ou l’organisation des files d’attente, la distribution de guides de prévention rédigés en collaboration avec des professionnels de santé, l’audit des sites de restauration par des labos indépendants mais aussi par des mesures d’individualisation du service avec la possibilité pour les salariés de commander leurs plats à l’avance en mode click &collect. Scénario presque identique chez Engie (où la gestion du restaurant d’entreprise de la tour T1 de La Défense est confiée à DeliSaveurs, filiale de Compass) qui a misé sur le service à table et la mise à disposition de l’application de commande et réservation de plats à distance Barclap, (en octobre, elle avait été téléchargée par 3 700 collaborateurs sur 4 200) pour permettre au service de restauration de continuer à tourner.
« Il n’est évidemment pas facile pour ces prestataires de restauration collective, dont le traditionnel « self » demeure le modèle conceptuel de référence et dont l’organisation humaine repose sur des périmètres géographiquement éclatés de se réinventer du jour au lendemain. Pour autant, on assiste aujourd’hui à une effervescence à marche forcée d’innovations et d’expérimentations nouvelles autour du click &collect, des frigos connectés, du service à table ou de la livraison à domicile pour collaborateurs fonctionnant en mode télétravail. », note Olivier Schram. Autre expérience en cours, le recours aux « dark kitchens », des cuisines centrales installées sur des nœuds logistiques et capables de préparer puis de conditionner des plats avant de les livrer aux salariés. Cependant, les efforts d’adaptation aux nouvelles règles d’hygiène et de sécurité induites par la pandémie n’ont pas relevé que de questions technologiques ou opérationnelles. Souvent, il a fallu créer de nouvelles relations avec les partenaires sociaux de l’entreprise – DRH et IRP – pour recréer la confiance. Bref, quitter la sphère traditionnelle « donneurs d’ordres – sous-traitants » pour nouer des relations davantage partenariales. « L’exercice n’a pas toujours été simple, particulièrement dans les restaurants interentreprises (RIE) auxquels adhèrent plusieurs sociétés clientes… qui n’ont pas toujours les mêmes normes d’exigence en matière de respect des règles sanitaires », confie Pierre Gendron. « Nos équipes de restauration se sont parfois retrouvées en situation de faire la police alors que ce n’est pas leur travail ».
Pour autant, la nécessité de déployer de nouvelles formules de restauration plus individualisées n’est pas née de la pandémie. L’idée était dans les tuyaux depuis déjà plusieurs années. « Elior n’a pas attendu la crise sanitaire pour faire preuve d’agilité dans l’évolution de ses offres. La crise que nous connaissons est un catalyseur qui oblige à accélérer cette transformation mais pas à la repenser. L’enjeu aujourd’hui est d’être en mesure de proposer des offres de restauration collective en entreprise plus digitales, plus accessibles, plus nomades et mobiles. », explique ainsi Frédéric Galliath, Directeur Général Elior Entreprises France. « Le modèle collectif et standardisé de la restauration d’entreprises a commencé à se fissurer dès le début des années 2010. Uber l’a attaqué de front en mettant en place des services de commandes-livraisons individualisés sur le lieu de travail, même hors des horaires classiques des repas. Et une fois que les salariés ont goûté à la liberté de manger ce qu’ils voulaient, quand ils voulaient, il est difficile de les ramener à la cantine », confirme Catherine Bournizien. Preuve en est l’explosion du recours aux services des start-up de la Food tech comme Uber Eat, Deliveroo, Frichti, Just Eat ou Food Chéri durant la période d’inter-confinement. Première à s’en apercevoir, Sodexo a noué un partenariat avec Food Chéri pour proposer des repas à domicile pour les salariés de ses entreprises clientes en télétravail. Désormais, la course au nouveau modèle est ouverte. « Nous réunissons régulièrement des décideurs RH et services généraux pour participer à des webinaires et des workshops afin de construire ensemble la restauration en entreprise de demain », assure Frédéric Galliath. Ailleurs aussi les cerveaux phosphorent, non seulement pour retrouver les marges d’hier… mais aussi pour toucher le marché des TPE-PME, jusqu’ici inaccessible du fait de la spécificité de ces entreprises.
Mais en attendant de trouver le nouvel Eldorado, la priorité pour l’essentiel des acteurs du secteur reste de survivre au cyclone Covid… et à ses conséquences en termes organisationnels. À commencer par l’attrait durable des salariés pour le travail à distance régulier qui se traduira par une moindre fréquentation des espaces de restauration collective. « Elle pourrait atteindre 15 à 20 % de l’activité, même après un retour à une situation sanitaire normale », prévoit Catherine Bournizien. Sauf que c’est précisément sur cette fréquentation que repose le modèle économique de la filière. « Que l’on serve 50 ou 500 couverts dans le même espace n’a aucune incidence sur les frais de personnel, les factures d’eau ou d’électricité. Et on ne peut pas envisager de plonger la moitié d’une salle de restaurant dans le noir pour faire des économies au prétexte qu’elle est sous-occupée ! » ironise Pierre Gendron. Mais le milieu doit aussi tenir compte de l’évolution des desideratas des consommateurs sur le plan éthique qui ne veulent plus seulement du frais et du bio, mais aussi du recyclage des produits pour limiter le gâchis alimentaire, du recours aux circuits courts limitant l’empreinte carbone, du packaging renouvelable pour conditionner les produits…
Problème : à l’heure actuelle, il est difficile d’imaginer une amélioration dans un contexte où les prestataires réfléchissent surtout en termes de volumétrie et de réduction des coûts pour gagner – ou conserver – les appels d’offres des grands groupes. « Le modèle économique sur lequel fut assis historiquement le marché de la restauration d’entreprise va sans doute avoir à se réinventer en profondeur, à la faveur des nouvelles offres de restauration proposées aux convives mais aussi dans le but de préserver l’équilibre bien compris entre intérêts des deux partenaires, l’entreprise qui héberge et subventionne le service d’une part, le prestataire qui le met en œuvre d’autre part. À ce titre, en considérant ce qui prévalait jusqu’à présent, une transparence accrue de la part des prestataires dans l’affichage de leurs coûts est sans doute attendue par les donneurs d’ordre », espère Olivier Schram. Remettre le couvert ou renverser la table, le secteur devra choisir.