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“La mixité est la condition d’une diversité culturelle apaisée”

Actu | Entretien | publié le : 13.02.2021 | Muriel Jaouën

La montée des revendications identitaires qui gagne les entreprises est, pour Patrick Banon, le pendant d’une vision patriarcale des organisations économiques.

On assiste dans la société à un certain retour du puritanisme. Cette tendance concerne-t-elle également le monde des entreprises ?

Patrick Banon : Le glissement actuel vers une société puritaine imprègne effectivement d’autres espaces que celui des cultes. Vie politique, éducation, travail, comportement social ou vie privée, sont soumis à une sorte de « moralisation », des personnes et des actes répartis entre « vertueux » et « immoraux ». C’est le retour des notions de pur et d’impur, alors que la République laïque privilégiait jusque-là celles de juste et d’injuste. La « pudeur », bras armé du patriarcat, revient en force, avec son collège de sexisme et d’atteintes aux libertés, tout un système inhumain divisant la société jusqu’au sein des familles, opposant les genres et les générations. L’entreprise néanmoins oppose des résistances. On y assiste à une course de vitesse entre, d’un côté, les valeurs économiques et sociales d’un patriarcat archaïque, de l’autre, un projet féministe et humaniste qui donne un nouveau sens au travail. La mixité des métiers, la diversité des profils, la féminisation des instances dirigeantes est une formidable dynamique de transformation sociétale en même temps qu’un antidote au puritanisme et à tout projet ultra-religieux.

Les entreprises sont-elles fragilisées par la montée d’un radicalisme religieux ?

P. B. : Les indicateurs de radicalisation ne renvoient pas au premier chef au registre religieux. Ils révèlent d’abord une fragilité identitaire, une rupture avec le cercle familial, un rejet de l’autorité paternelle, des échecs scolaires ou professionnels. En quête d’une identité expresse, ceux et celles qui basculent dans la radicalisation sont d’abord nourris par un discours complotiste, par l’appropriation d’un discours victimaire et par une culture de la haine, avant de choisir leur vecteur d’action. Ça peut être l’ultra-religion aujourd’hui, c’était plutôt l’anarchisme hier. Par ailleurs, si les entreprises concernées par ces phénomènes sont minoritaires, la part de l’expression religieuse rigoriste y dépasse 20 % des comportements. Une large majorité de DRH est donc confrontée à la pratique religieuse sur le lieu de travail, une tendance en augmentation régulière. Je pense que la plupart des directions d’entreprise, y compris celles qui n’ont pas précisément à gérer ce type de problème, ont conscience qu’il y a là une question sociétale incontournable.

L’arsenal réglementaire est-il suffisant pour que les entreprises traitent sereinement cette question ?

P. B. : Sur le plan juridique, c’est le flou qui prévaut. Les textes ouvrent le champ à des interprétations diverses, parfois contradictoires. Il n’y a donc pas de boîte à outils juridique, pas de jurisprudence sur laquelle les entreprises pourraient s’appuyer sans hésiter. Longtemps, la plupart des managers pensaient qu’un principe de neutralité peut s’appliquer à toutes les entreprises. Or, il ne s’applique qu’à l’État et aux missions de service public. Dans les entreprises du secteur marchand, son application est suspendue à une série de conditions très restrictives notamment de proportionnalité, de légitimité de l’objectif recherché, sans distinction de pratiques, et d’égalité. Ce qui est interdit dans l’entreprise, c’est la discrimination des personnes. Mais on peut aussi interdire une pratique religieuse, dès lors qu’elle fait preuve de prosélytisme et cherche à s’imposer aux autres.

La laïcité est-elle le barrage le plus sûr contre la montée des affirmations identitaires ?

P. B. : La doctrine de la laïcité est un outil, un moyen au service du projet démocratique d’égalité et de liberté. Le terme « laïcité » se suffit à lui-même et ne permet pas de complément qui viendrait l’orienter ou le détourner de son objectif. La laïcité n’est ni un bouclier, ni un glaive contre les religions ou contre les particularismes, mais une doctrine pour garantir l’égalité, éviter les conflits entre les religions et empêcher les tentatives des divers cultes d’imposer leurs règles et leurs valeurs au-dessus des lois de la République, votées par les représentants du peuple.

Il n’y a donc pas conflit entre le principe de laïcité et les religions ?

P. B. : Non. Il y en revanche affrontement démocratique entre deux modèles de société : celui de l’universalisme qui inspire la République française et celui du multiculturalisme anglo-saxon avec son corollaire, la communautarisation de la société.

Ce système multiculturaliste anglo-saxon n’est-il pas en train de gagner les organisations du travail ?

P. B. : Le système multiculturaliste anglo-saxon bénéficie d’une propagande dynamique dans nos universités et nos entreprises et est très souvent associé aux travaux sur l’innovation managériale. Ce « soft power » encadre les critères de financement de recherches universitaires, diffuse ses concepts de management, influence la justice européenne et établit sa légitimité à travers les productions hollywoodiennes et les séries télévisées. Il est important de prendre en considération cette promotion d’un système qui est, certes, tout à fait démocratique et correspond à l’histoire nord-américaine, mais ne correspond pas à celle de la République française, ni même aux réalités de la construction européenne. Le principe de laïcité est mal compris à l’étranger. En anglais, « laïcité » est remplacé par « secularism » Ce qui ne reflète pas la réalité de cette doctrine. Il est grand temps d’expliquer le principe de laïcité aux organisations internationales et de l’exporter au-delà de la France.

Comment la mixité s’articule-t-elle avec les politiques de diversité ?

La notion de diversité renvoie à un concept de minorité, qui ne concerne pas les femmes puisque celles-ci représentent la moitié de l’humanité. Néanmoins, puisque les sociétés humaines se sont organisées selon un système patriarcal, la vie sociale s’est développée sur la base d’une répartition sexuée des tâches et des responsabilités. Aujourd’hui, nous perpétuons ce modèle à travers la faible mixité des métiers, le préjugé qu’il existerait des compétences sexuées et l’assignation des femmes à un système de « don ». Ce travail « domestique » essentiel mais non rémunéré est une cause fondamentale de l’inégalité professionnelle entre femmes et hommes. Le statut féminin est la matrice des critères de différenciation sociale. L’opposition entre féminin et masculin a contribué à la construction de la pensée humaine, y compris scientifique. La mixité des métiers et des équipes dirigeantes dans l’entreprise a un impact sur la perception de la diversité des profils dans ses équipes et réduit en profondeur les signalements de discrimination. C’est une étape essentielle à l’égalité du destin professionnel des femmes. La mixité est non seulement la condition à l’égalité économique et sociale des genres, mais est aussi la condition de la cohabitation apaisée d’une diversité culturelle et plus largement d’un rapport à la différence plus éthique.

L’égalité femmes hommes est en progrès dans les entreprises…

P. B. : La loi Zimmermann de 2011 a permis de porter la part des femmes administratrices à 43,7 % dans les sociétés du SBF 120. Mais ce progrès, qui reste très ciblé, n’a pas eu d’effet systémique sur les autres catégories d’entreprise. Celles entre 250 et 500 salariés ne comptent toujours dans leurs comex et directoires que 21,2 % de femmes. Pour pouvoir influer sur le fonctionnement d’une organisation, il faudrait au minimum représenter 30 % d’un genre. Derrière les mesures juridiques et les bonnes intentions, se cache la résistance déterminée d’un système patriarcal universel, opposé à la progression des femmes dans la sphère productive de l’économie et à leur indépendance économique. Nous commençons à déceler au niveau global, un véritable « backlash », une marche arrière inquiétante après dix ans de progrès. L’horizon d’une parité économique s’éloigne sans cesse. Le Global Gender Gap Report 2020 envisage l’égalité professionnelle entre femmes et hommes pour 2276, soit dans 256 ans. Nous venons de perdre près d’une cinquantaine d’années de progrès en une année !

(*) Le retour des ultra-religieux. La guerre de la pudeur a-t-elle commencé ? Éditions Bonneton, octobre 2020.

Anti-manuel des religions. Pour en finir avec les contrevérités, Éditions de l’Observatoire, avril 2018.

Patrick Banon, spécialiste des questions de religion et de diversité

Écrivain et essayiste, Patrick Banon est spécialiste des sciences religieuses (École Pratique des Hautes Études). Chercheur associé à la Chaire Management &Diversités de l’université Paris-Dauphine, il a publié une vingtaine d’ouvrages sur le thème des religions et de la diversité culturelle1. Directeur de l’Institut des Sciences de la Diversité, il intervient régulièrement auprès d’entreprises et d’institutions.

Auteur

  • Muriel Jaouën