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Yves Clot : « Le télétravail agit comme une loupe »

À la une | publié le : 10.02.2021 | Catherine Abou El Khair

Professeur émérite en psychologie du travail au Cnam, Yves Clot décrypte les enjeux de la pandémie sur la santé au travail. Il vient de publier « Éthique et travail collectif » (éditions Èrès).

La moitié des salariés seraient en détresse psychologique. Comment expliquer ce chiffre ?

Il est difficile d’avoir une interprétation globale sur un tel chiffre en raison de la diversité des situations. Il y a tout d’abord les salariés qui sont déjà victimes des plans sociaux ou dont l’emploi est menacé. L’absence d’horizon porte atteinte à leur santé mentale. Leur détresse est accentuée par le fait que la pandémie est un ennemi invisible. Il y a ensuite tous ceux qui conservent leur emploi, et en particulier les travailleurs de première et de deuxième ligne. On en parle trop peu alors qu’ils continuent d’être exposés au risque de contamination. Et puis, il y a tous ceux qui ont basculé dans le télétravail. Les entreprises s’intéressent beaucoup à ces catégories de salariés, qui s’expriment plus facilement. Il n’empêche qu’ils expérimentent des nouvelles façons de vivre au travail qui demeurent préoccupantes.

Le télétravail est-il un facteur de risques psychosociaux ?

Le télétravail n’augmente pas, en soi, les risques psychosociaux. Il a d’ailleurs des aspects positifs car il ouvre de nouvelles possibilités. Il peut donner l’impression aux salariés de gagner en liberté. Ce n’est pas faux, du moins au début. Mais le télétravail agit aussi comme une loupe sur des problèmes d’isolement et de manque d’autonomie qui existaient déjà dans les entreprises. Avant la crise, les organisations du travail poussaient déjà à ce que chacun prenne des responsabilités individuelles tout en sous-estimant le rôle des coopérations dans les collectifs. Or laisser les salariés se débrouiller tout seuls, ce n’est pas de l’autonomie. Avec le télétravail, cette tendance risque de s’aggraver. Celui qui prescrit le travail a du mal à voir comment les salariés se débrouillent. Il est plus difficile de se rendre compte du travail réel. Et les hiérarchies perdent la possibilité d’apprécier la créativité individuelle et collective des salariés.

Les managers ont pourtant multiplié les contacts à distance grâce au numérique…

Il est vrai que le télétravail suscite davantage de communication. Mais ce sont des modes officiels qui s’accompagnent aussi de contrôles plus tatillons. Les échanges informels, qui permettent de discuter des petits problèmes du quotidien de manière spontanée, se sont affaiblis. Lors d’une visioconférence, qui est programmée, il est plus difficile d’évoquer une situation problématique qui s’est refroidie ou embourbée. On garde ses problèmes sur l’estomac. L’inattendu recule. On peut supposer que ces échanges – dont j’espère qu’ils seront étudiés un jour – sont beaucoup plus convenus. Un tel cadre rigidifie la prise de parole, amplifie les inhibitions. Le non-verbal est largement minimisé. La communication à distance complique l’interprétation des non-dits et peut accroître les malentendus.

Avec la crise, assiste-t-on à une prise de conscience des entreprises sur les facteurs de risques psychosociaux ?

Les employeurs ne sont pas aveugles, ils savent bien que le travail peut produire de la détresse et porter atteinte à la santé. Mais, bien souvent, ils ne savent pas comment s’y prendre. On a pu montrer que ce qui est le plus dur à supporter, c’est l’impossibilité de réaliser du bon travail. C’est cela qui est ruineux et abîme finalement le rapport subjectif au travail, aux chefs, au collectif. La qualité du travail suppose un vrai dialogue dans l’entreprise, qui n’évite pas le conflit, car c’est en s’engueulant qu’on trouve les bons arbitrages. Or la pandémie, je l’ai dit, complique justement ce dialogue autour du travail. Elle aggrave la situation autant qu’elle la révèle.

Auteur

  • Catherine Abou El Khair