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Quand isolement rime avec désengagement

À la une | publié le : 12.02.2021 | Lucie Tanneau

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Quand isolement rime avec désengagement

Crédit photo Lucie Tanneau

Du fait des confinements, certains salariés contraints de travailler chez eux se sentent éloignés de leur entreprise. Avec un sentiment d’isolement créé par le manque de contact physique et l’impression, à tort ou à raison, d’être moins efficaces ou moins reconnus, voire d’être écartés, placardisés ou oubliés par leurs collègues, managers ou employeur.

Dès l’annonce du premier confinement, Henri, gestionnaire dans un centre de formation en Nouvelle Aquitaine, a été placé en chômage partiel. L’entreprise n’était pas favorable au télétravail et les salariés n’étaient pas équipés pour. « J’ai un jardin, une maison et plein de bricolage en retard à faire, donc ça m’allait très bien », raconte le sexagénaire. Sauf qu’en mai, quand la France se déconfine, Henri n’a pas de nouvelles de son employeur, et doit encore attendre plus de deux semaines pour connaître sa date de reprise. « Honnêtement, je suis en retraite progressive (à mi-temps et à deux ans de la retraite), donc ça ne me tracassait pas beaucoup. J’ai même cru qu’ils allaient me licencier », raconte-t-il. S’il le vit « assez bien », ses collègues, plus jeunes, se sentent obligés de se connecter régulièrement, de donner des nouvelles (même s’ils ne savent pas à qui les donner) de peur d’être complètement oubliés. Surtout les jeunes embauchés. Depuis, les relations sont étranges. En novembre, malgré le confinement, tous ont dû travailler sur site, sans avoir reçu de communication sur la stratégie et l’avenir de l’entreprise à plus long terme.

Ce sentiment d’isolement géographique et psychologique créé par les confinements chez bon nombre de salariés perdure avec le télétravail. Delphine est directrice marketing et communication dans une agence digitale. Pour elle, les confinements et le télétravail sont « très difficiles à vivre ». « En plus, quand je dis ça, je me sens jugée, du genre « elle ne sait pas s’adapter », « le moindre grain de sable la dérange » », regrette-elle. « De la part de ceux qui ont des enfants, c’est acceptable de ne pas aimer travailler chez soi, mais pour moi non », dénonce-t-elle. Pour elle, le problème principal du télétravail est le manque de lien. « Dans ma boîte, on boit des bières le soir, et après les réunions on sort prendre un café et on échange sur ce qui s’est dit. Là quand je coupe la visio, je suis toute seule et je trouve cela très triste », raconte-t-elle. Elle évoque aussi la difficulté « de couper ». « Quand je vais me faire un café chez moi, je vois qu’il n’y a plus de sucre, je le rajoute sur ma liste de courses, je mélange tout. Et le fait d’être en chaussettes toute la journée me donne l’impression d’être complètement ramollie », déplore la salariée. Elle s’interroge : « quel sera le monde du travail de demain ; moi quand j’étais chef de projet à 24 ans, j’ai beaucoup appris en entendant les seniors en réunion. Je n’aimerais pas être débutant aujourd’hui… », assure la quadragénaire.

Pour Chloé, jeune trentenaire, ingénieur agronome en charge de la qualité et réglementation dans une interprofession, ce manque d’échanges est le principal problème du télétravail. « Honnêtement, j’ai bien vécu les confinements », commence-t-elle (même si pour le deuxième, elle est retournée chez ses parents pour « avoir une vraie table et une vraie chaise »). « J’étais la tête dans le guidon et on a continué les séances de sport en visio avec mes collègues ». En revanche, avec le télétravail qui continue « je me rends compte qu’il y a des services avec qui je n’ai plus du tout du contact : il me manque de l’informel et potentiellement je passe à côté d’informations que j’avais en off dans l’open space, et qui peuvent manquer à mon travail… », analyse-t-elle. « Niveau technique, ça fonctionne, même s’il serait bien de penser à l’équipement mobilier à la maison. Niveau communication, il peut manquer des choses », résume-t-elle.

Perte de sens et manque de contacts

Un point de vue partagé par Lionel Neveux, psychologue du travail du cabinet Alternego. « Ce défaut de communication peut amener à de mauvaises interprétations », met-il en garde. Pour lui, la visio, ou au moins le téléphone, devrait être privilégiée pour les « communications à enjeux ». « La distance dégrade le lien et peut saper la confiance en soi : je me sens plus seul, avec une perte de sens et un manque de contacts et j’ai l’impression de devenir une machine », anticipe-t-il. « Dans l’open space, le manager passe, fait un sourire ou lève le pouce. À distance, on a moins d’occasions d’être reconnu dans son travail », éclaire-t-il.

C’est exactement ce que vit Bénédicte Mingot, documentaliste de la rédaction enquête et reportage de France Télévisions. Placée en télétravail en mars, elle s’est adaptée, sachant que toute l’équipe travaillait à distance. En novembre, les journalistes travaillaient normalement, et elle de chez elle, avec les enfants, le prof de guitare qui débarque, et sans fibre pour transférer les fichiers. « Mon travail est un vrai travail d’équipe, on communique énormément, on change d’avis, on s’adapte en permanence et tout se passe très vite », pose-telle. Isolée chez elle, elle reconnaît « s’égarer ». « Dans le bureau on glane des infos à la volée. Chez moi, je me sens en dehors. Il n’y a pas de volonté de me mettre à l’écart, mais je ne suis plus en capacité de réagir vite : c’est difficile et stressant », reconnaît-elle. Elle admet un sentiment de travail « moins bien fait » avec « toujours la crainte que ça ne fonctionne pas ». Ce qui lui est arrivé le jour de la mort de Valéry Giscard d’Estaing. « Je devais chercher et envoyer des images dans l’urgence. Elles ne sont pas arrivées à temps. Si j’avais été sur place, on aurait parlé et le bug aurait été évité. » Elle en a pleuré. « Au bureau, je ne me serais pas effondrée, ce ne se serait pas passé comme ça », regrette-elle. Battante et passionnée par son travail, elle a écrit une lettre à sa supérieure afin de raconter ses difficultés. Elle peut, depuis décembre, revenir en présentiel quelques jours par semaine, sur la base du volontariat et dans le respect des consignes sanitaires. « C’est mieux que rien », remercie-t-elle. Car pour elle, travailler de chez soi ne permet pas non plus un équilibre vie personnelle et vie professionnelle. « En télétravail, quand je passe à table, je suis encore dedans. Parfois, je dîne avec les enfants en vérifiant mon écran : pour moi ce n’est pas la marche normale du travail », regrette-elle. Surtout, à la fatigue psychologique liée à l’isolement, s’ajoute une déception. « Ça ne m’enchante pas de ne pas me sentir complètement opérationnelle quand je m’installe à mon poste le matin », s’agace-t-elle.

Un ressenti partagé par Charles, conducteur de travaux dans le BTP, chez Spie Batignolles. L’année a été tellement difficile pour ce cadre qu’il a changé de poste pendant l’été.

Refroidissement des liens

Dans sa société, la situation était très floue entre chômage partiel et télétravail et les consignes de travailler ou pas contradictoires. Aucune communication officielle n’a été apportée aux sous-traitants et Charles s’est retrouvé démuni, chez lui avec un enfant de moins d’un an à garder. Alors qu’il réussissait à travailler 6 heures par jour, son manager lui a demandé d’arrêter pour le placer en chômage partiel. Très culpabilisant alors que ses collègues « étaient sous l’eau ». À son retour au travail, on lui a annoncé que le poste promis ne serait finalement pas pour lui… Comme une punition après ce confinement qui avait mis à mal l’un de ses chantiers. « Je l’ai très mal vécu », raconte-il. « C’est difficile d’être tout le temps en opposition : à la fin je n’osais plus prendre d’initiatives et j’avais l’impression d’être rétrogradé », souffle-t-il. Il décide alors de répondre, pour la première fois, aux propositions des chasseurs de têtes. Il accepte un nouveau poste durant l’été. Une bonne équipe et une meilleure ambiance lui remontent le moral. Désormais la situation est plus facile même si son chef refuse le télétravail. « J’en fais puisque cela me permet de réduire mes trajets et gagner du temps de travail, mais je culpabilise toujours de passer pour un fainéant si je ne travaille pas douze heures par jour comme avant ! Je communique bien avec mon nouveau chef, mais quand je suis en télétravail, je ne me sens pas très confortable », regrette-il.

Olivier Brun, du cabinet Greenworking analyse plusieurs facteurs, qui conduisent au sentiment d’isolement lié au télétravail : le déficit de reconnaissance, l’adaptation à marche forcée, le refroidissement des liens (plus factuels, moins informels), et cette baisse de contacts regrettés par tous. « Le collaborateur peut se sentir perdu, avec un risque de désengagement notamment pour les jeunes, pas forcément toujours bien intégrés et qui vivent seul chez eux dans des petites surfaces », constate-il. « On va au travail parce qu’on compte, qu’on est reconnu, que l’on a un planning, des responsabilités, des objectifs et des projets… Là, avec le ralentissement de l’activité et le manque d’informations, on n’arrive plus vraiment à savoir ce qui se joue », démontre-t-il. « En phase de crise, pour s’adapter, normalement, on échange, on donne des conseils, on passe beaucoup par l’informel pour apprendre sur le tas. Cette année, avec la généralisation du télétravail, l’informel, principal vecteur d’adaptation, disparaît », dénonce Olivier Brun.

Ses clients ont pris la mesure des difficultés et tentent de se faire aider. « Il faut que les entreprises acceptent de baisser leurs objectifs économiques afin de stabiliser leur situation et de penser à leur pérennité à huit ou dix ans », conseille Lionel Neveux, psychologue du travail. « La performance sociale est un réel enjeu de continuité », soutient-il. « Tout le monde a l’impression que, puisque l’on a surmonté la première vague, chaque salarié individuellement peut surmonter la suivante, mais au printemps des efforts ont été faits sur l’informel. Pour la deuxième, la communication a été désastreuse. On oublie les formes. C’est, pour les salariés, un tunnel d’isolement avec une charge de travail à réaliser. » Des méthodes à repenser avant les vagues suivantes, et pour tous ceux qui continuent le télétravail.

Auteur

  • Lucie Tanneau