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Idées

Le télétravail est-il facteur de productivité ?

Idées | Débat | publié le : 06.02.2021 |

Teletravail © Adobe Stock

Alors que le télétravail s’est généralisé pour cause de Covid, peut-il être, s’il est pérennisé, un atout pour les entreprises ? Pour l’heure, ses impacts sont encore incertains. Et au-delà des économies potentielles en matière d’immobilier pour les employeurs, certains experts pointent des dangers, nés du manque d’interactions, en particulier pour l’innovation, sans oublier le bien-être des collaborateurs. Enfin, d’aucuns dénoncent l’allongement des journées en télétravail. Autant dire qu’il reste une question à trancher…

Aurélie Dudézert Professeure en management, Institut Mines Télécom Business School.

La question de la productivité des salariés en télétravail doit être posée au regard de la situation et de la pratique de travail. Au-delà du sujet des activités télétravaillables et de celles qui ne le sont pas, il existe aussi des missions qui sont télétravaillables et pour lesquelles le télétravail peut être plus productif qu’un travail sur site, et d’autres pour lesquelles le télétravail est possible mais sera moins productif.

Concrètement, pour des activités où le salarié est autonome, qu’il sait ce qu’il a à faire et à produire, nous constatons que, souvent, il est plus productif en télétravail s’il a de bonnes conditions de travail à distance (comme un espace de travail attitré, une bonne connexion, un matériel adapté…).

À l’inverse, pour des activités nouvelles, qui nécessitent de bien comprendre le contexte de travail et les objectifs, et de définir collectivement les tâches à produire, il est plus efficace de travailler en face-à-face, sur le lieu de travail. Les échanges informels, les objets de travail, les espaces et les postures de chacun créent un contexte partagé qui facilite et qui accélère le partage des connaissances, nécessaire à la construction de ces nouvelles activités.

C’est la raison pour laquelle, pour être efficace, le télétravail doit être considéré comme une pratique de travail à part entière dont il faut discuter la pertinence au sein des équipes, au plus proche du terrain.

Ces échanges réguliers sur l’organisation, sur les activités et sur les lieux de travail peuvent permettre de définir, pour chaque équipe et pour chaque tâche, les modalités de travail les plus efficaces mêlant télétravail et travail sur site.

Emmanuel Jessua Directeur des études, Rexecode.

Pour de nombreuses entreprises, la crise sanitaire a été l’occasion de tester massivement le travail à distance. L’impact sur la productivité d’une telle organisation du travail, pour les activités dans lesquelles il est envisageable, est a priori ambigu. Sur le versant positif, les salariés économisent du temps de transport, et les entreprises des mètres carrés de bureau. De plus, ces dernières accélèrent leurs investissements numériques, ce qui les rend plus efficaces et agiles. Enfin, dans un contexte où le travail à distance risque d’inciter les entreprises à revoir leur organisation et à externaliser davantage de tâches, la proactivité et l’investissement dans le travail se trouvent renforcés afin de pallier son absence physique et de prouver sa valeur. Sur le versant négatif, la cohabitation avec la sphère familiale peut se traduire par des pertes de productivité lorsque le télétravail s’effectue à domicile. Surtout, les interactions sociales au travail s’appauvrissent et perdent en spontanéité. Le coût est particulièrement élevé en matière de capacités d’innovation tant les échanges fortuits et informels jouent un rôle clé dans le partage et dans l’émergence d’idées nouvelles. De surcroît, le développement du travail à distance pose de redoutables défis de management, notamment concernant l’intégration des nouvelles recrues et la diffusion d’une culture d’entreprise. La littérature économique empirique, encore balbutiante sur le sujet, reproduit cette ambivalence théorique. Il en ressort que lorsqu’il est bien cadré et négocié, qu’il privilégie le volontariat et des tâches peu routinières, le télétravail peut favoriser la productivité. Il ne saurait toutefois se muer en une norme unique imposable à tous et sur l’ensemble du temps de travail, sauf à atrophier durablement les interactions sociales indispensables à l’innovation.

Benoît Serre Partner au BCG et vice-président délégué de l’ANDRH.

La période actuelle pose le débat entre les tenants d’un travail à distance limité et ceux qui redoutent qu’une généralisation ne perturbe les modes de production et de coopération.

Avant la crise sanitaire, plusieurs études montraient que le télétravail n’impactait pas négativement la productivité individuelle et tendrait même à l’améliorer par la liberté d’organisation et la responsabilisation engendrées. Des études récentes, menées par le BCG et l’ANDRH en juin 20201, démontrent que 75 % des salariés ont maintenu ou ont amélioré leur productivité pendant le confinement, mais 50 % estiment que leur productivité collective a été moins élevée. Là est la question centrale de la productivité. La difficulté à se coordonner, à échanger, à cocréer lorsque l’on est à distance impacte nécessairement : se pose donc la question du management de collaborateurs partiellement ou totalement à distance. C’est pourquoi, même si les salariés déclarent à 60 % vouloir conserver à l’avenir ce nouveau mode de travail et que 85 % des DRH pensent qu’il faut le pérenniser, l’instaurer impose de s’interroger dès le début sur les modes managériaux afin que la productivité collective ne soit pas la première victime du télétravail. La formation des managers doit renforcer un modèle plus fondé sur la confiance que sur le contrôle, et développer les compétences nécessaires à la gestion de l’autonomie renforcée des collaborateurs. Le cumul de ces éléments permettra d’assurer un maintien, voire un renforcement, de la productivité individuelle. Et c’est ce qui a manqué, car le travail à distance s’est instauré dans l’urgence et à plein temps, sans organisation managériale.

Télétravail et productivité ne s’opposent pas, et le premier renforce la seconde – sous réserve d’une refonte managériale d’ampleur pour reconsidérer les modes d’animation, de reconnaissance et de motivation.

Ce qu’il faut retenir

// Incertitudes. « L’effet net sur la productivité et sur d’autres indicateurs est incertain », note l’OCDE dans une étude de juillet dernier1, pour poursuivre en estimant que « s’il est permis de penser que l’utilisation accrue du télétravail à long terme peut améliorer la productivité et divers autres indicateurs économiques et sociaux (bien-être des employés, égalité entre les sexes, inégalités régionales, logement, émissions) […], il ne faut pas exclure certains risques, en particulier pour l’innovation et pour la satisfaction des travailleurs ». En bref, seule une hausse du niveau de satisfaction des collaborateurs permettra au télétravail de s’accompagner d’une augmentation de la productivité, concluent les experts de l’OCDE. Le Trésor français confirme : « La littérature économique n’est pas univoque concernant l’impact du télétravail sur la productivité », écrivaient Cyprien Batut et Youri Tabet, le 19 novembre dernier dans une note2.

// Étude de référence. En 2015, le « Quarterly Journal of Economics1 » a publié un article de Nicholas Bloom, professeur à l’université de Stanford et codirecteur du programme sur la productivité, sur l’innovation et sur l’entrepreneuriat au Bureau national de la recherche économique, sur les bienfaits du télétravail. Les résultats de l’enquête, à partir de l’expérience de 1 000 salariés de Ctrip, une agence de voyages chinoise, dont 500 d’entre eux avaient choisi de travailler de chez eux pendant neuf mois (et seulement s’ils avaient un bureau adéquat) au lieu d’être au centre d’appels, montraient que ces derniers avaient augmenté leur performance de 13 %, soit près d’un jour de production supplémentaire par semaine… À cela s’ajoutait une réduction de plus de 50 % du turn-over dans ces équipes.

En chiffres

48 min 30

C’est l’allongement de la durée moyenne de travail par jour durant le confinement, selon l’étude1 du Bureau national de la recherche économique, aux États-Unis, menée sur quelque 3,2 millions de personnes dans 28 000 entreprises en Amérique du Nord, en Europe et au Moyen-Orient.

49 %

C’est, en France, selon le dernier baromètre1 du cabinet Empreinte Humaine (spécialiste en prévention des risques psychosociaux et en qualité de vie au travail) avec OpinionWay, le pourcentage de salariés en situation de détresse psychologique après neuf mois de pandémie. De même, 35 % des salariés sont en état d’épuisement émotionnel sévère, et 5 % (soit environ 1 million de personnes) sont en burn-out sévère, tandis que 24 % des salariés ont déjà posé un arrêt maladie à cause du stress (soit environ 5,5 millions de personnes).

(1) Enquête ANDRH–BCG juin 2020 et enquête BCG COVID-19 mai-juin 2020.