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Enseignement - Un rapprochement en chaires et en os

Décodages | Enseignement | publié le : 04.02.2021 | Judith Chétrit

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Un rapprochement en chaires et en os

Crédit photo Judith Chétrit

Entre les laboratoires communs, l’embauche de doctorants, les collaborations ponctuelles et les appels à projets, les liens entre le monde de la recherche et des entreprises mécènes ou clientes ont dépassé le stade des débuts timorés. Ils sont désormais l’objet d’une multitude de types de contrats. « La polygamie » est même devenue fréquente pour muscler et mutualiser la force de frappe.

Dernier faire-part de naissance en date : le centre de recherche en intelligence artificielle, Hi ! Paris, mis sur pied par HEC et Polytechnique avec un budget annuel de 50 millions d’euros a été financé par Capgemini, Total, Kering, l’Oréal et Rexel. Avant d’atteindre cette échelle de partenariat public/privé, qui reste suffisamment rare pour être relevé dans la recherche, le rapprochement entre l’enseignement supérieur et le monde de l’entreprise s’est opéré depuis une bonne quinzaine d’années à travers le montage de chaires communes d’enseignement et/ou de recherche. Définies à l’avance, les thématiques couvertes vont du segment d’activité de niche, une prospective sur les usages futurs ou des tendances plus transversales et générales comme la RSE, la santé ou les énergies renouvelables.

La cadence s’est accélérée puis stabilisée ces dernières années avec les incertitudes sur les financements publics. HEC compte 17 chaires dites d’entreprise quand Polytechnique domine le classement avec 29 chaires actives répertoriées sur son site.

La plus ancienne chaire, dédiée aux produits de grande consommation, a été créée à l’Essec en 1985. Soutenue par Danone, Auchan, Carrefour, Seb ou encore Unilever, elle prend aujourd’hui la forme d’un club pour une trentaine d’étudiants par an qui souhaitent faire carrière dans le secteur et peuvent y suivre des cours, des séminaires comme le cours Carrefour-Danone sur la relation industrie-commerce ou réaliser des cas d’entreprise. Sans surprise, derrière les signataires de ces quelque 400 conventions de partenariat pluri-annuelles, on retrouve une grande partie du CAC 40 qui y colle parfois son nom dans le titre. Mais pas seulement, insiste Alain Bamberger, un ingénieur retraité qui a créé un Observatoire des chaires pour suivre la tendance. « En fonction de la qualité du tissu de formation les entourant, il y a de plus en plus de PME et des ETI spécialisées. » Une trentaine de chaires ont déjà fêté leurs 10 ans et plus d’existence.

Un important mécénat financier.

Estimés entre 50 000 et 1 million d’euros, les montants versés annuellement représentent une part croissante du budget adossé à certaines formations ou programmes de recherche. Une mixité financière rendue possible grâce aux marges de manœuvre accrues par la loi relative aux libertés et responsabilités des universités (LRU) votée en 2007. Sans tenir un listing des chaires créées par membre, la Conférence des grandes écoles (CGE) a vanté dès 2012 une « forme de synergie » qui se développe au travers de la « formation dans des cursus spécialisés ou des options », de « l’organisation de rencontres pour des échanges de bonnes pratiques » entre salariés et chercheurs, des bourses pour des étudiants ou bien des « interventions auprès des étudiants ». À cette époque, les chaires représentent déjà un « appui majeur au développement du fundraising » dans les écoles. En 2015, sur la trentaine d’établissements ayant organisé une collecte de fonds pour plus de 50 millions d’euros au titre du mécénat, un bon tiers provenait des chaires. Cinq ans plus tard, les modalités n’ont guère changé.

Se rapprocher des élèves et des doctorants.

Les motivations des uns et des autres peuvent, en revanche, différer. Une question d’image et de visibilité sur un sujet de pointe ou porteur, une recherche d’expertise, un vivier de diplômés. « Lorsqu’elles s’investissent dans une chaire, les entreprises nous donnent un terrain d’expérimentation. C’est quasiment aussi important pour moi que les ressources financières », juge Jean-Pierre Helfer, directeur de la recherche au groupe Excelia, ex-Sup de Co La Rochelle. L’une des deux chaires existantes s’appuie sur les entreprises mécènes comme Fleury-Michon pour le déploiement d’un nouveau système de comptabilité qui intègre les performances financières et extra-financières. « Mais cela n’est pas du consulting ! On ne leur remet pas un livrable », insiste-t-il, privilégiant le terme de « recherche-intervention ». Les formats varient aussi en fonction des capacités de financement. Parmi les 22 chaires pilotées par la fondation Bordeaux Université, l’une d’entre elles relie depuis 2010 Sanofi à l’École nationale supérieure de technologie des biomolécules. Renouvelée deux fois depuis, la chaire a été initiée par le groupe pharmaceutique, faute de pouvoir « trouver suffisamment de formations poussées en biotechnologies en initiale et en continu pour recruter ou former en interne. Sans qu’il n’y ait d’engagement contractuel, une grande partie des étudiants va y travailler ensuite ou chez d’autres concurrents », détaille Charlyne Quercia, la directrice générale de la fondation qui reçoit environ 3 millions d’euros par an pour sa vingtaine de chaires. Cela se fait au cas par cas : « Soit un projet de chaire est élaboré par un enseignant-chercheur et nous l’aidons à trouver des mécènes, soit cela part d’un besoin industriel d’une entreprise située à proximité qui peut faire face à un obstacle théorique », développe-t-elle. Tout sauf le ex nihilo. Par exemple, un document interne au groupe Total, financeur d’une trentaine de chaires, stipule que « dans un objectif d’efficacité, la chaire doit être ancrée dans un environnement préexistant en matière d’enseignement et de recherche ».

La négociation de la propriété intellectuelle.

À la tête du fonds Axa pour la recherche, qui a fait de son investissement dans 45 chaires dont un tiers en France son axe principal d’action, Marie Bogataj fait preuve de la même vigilance en analysant l’ancienneté et le nombre de publications dans les champs du risque parmi les dossiers reçus à chaque campagne annuelle. Une fois la chaire créée, une équipe de la fondation est ensuite mobilisée pour « discuter de l’avancement, des découvertes, voire du changement du projet » puis une autre « pour communiquer et disséminer les résultats au-delà du groupe ». Le fait de s’engager sur trois à cinq ans minimum évite aussi la perte de connaissances entre deux financements de thèses portant, par exemple, sur un même domaine. D’autres financements peuvent s’y ajouter, comme la petite dizaine de dossiers retenus chaque année suite à l’appel à projet Chaires industrielles de l’Agence nationale de la recherche qui abonde à parts égales avec le mécène. C’est le cas de 5 des 21 chaires de Mines ParisTech.

Dans ces chaires, la frontière entre la recherche fondamentale et appliquée est tenace : parce que le financement est le plus souvent une opération de mécénat, bénéficiant donc d’une réduction fiscale, les résultats des travaux qui y sont menés doivent être accessibles à tous dans des revues scientifiques, et non conditionnées à un transfert de propriété intellectuelle vers le financeur. Il n’y a pas de contrepartie immédiate dans l’exploitation comme dans une prestation de services en recherche-développement. « Il n’y aucun accès prioritaire ou même privilégié avant la publication. Le but est de faire avancer le front de la connaissance. En revanche, cela n’évacue pas le sujet de la propriété intellectuelle qui doit être présent dans les discussions en fonction des résultats attendus ou de l’exclusivité qu’espère l’entreprise. Mais alors, ce ne sera plus du mécénat », résume Valérie Archambault, directrice adjointe de la recherche à Mines ParisTech où les chaires représentent 10 % du budget consacré à la recherche. « C’est du cousu main », ajoute Pierre Mallet, directeur R&D d’Enedis, partie prenante de plusieurs chaires pour plus de un million d’euros à Grenoble. « Il y a des sujets sur lesquels on ne peut pas renoncer à la propriété intellectuelle qu’on a engrangée grâce à des travaux antérieurs. Sur d’autres travaux, on va négocier des clauses spécifiques en renonçant à des avantages fiscaux comme dans le cas d’une chaire sur les Smart Grids », ajoute-t-il.

Dans plusieurs entreprises et établissements, les contrats existants peuvent être orchestrés par les fondations qui jouent le rôle d’intermédiaires. Servant essentiellement au financement d’une équipe de chercheurs, à l’achat et au maintien de matériels, la gestion des subventions est ensuite administrée en interne pour éviter les ingérences sur l’affectation des fonds alloués.

Cependant, des cadres dirigeants font partie des comités de pilotage associés aux chaires, voire participent occasionnellement aux organes de gouvernance des établissements. Un droit de regard à concilier donc avec l’indépendance académique. Des reporting sont effectués, mais le cadre et la régularité dépendent beaucoup des effectifs et des habitudes des établissements. « Il n’y a pas vraiment d’évaluation institutionnelle à la fin d’un programme de chaire. Il y a surtout une question qui se pose autour de la table : est-ce qu’on a envie de continuer à travailler ensemble ? », relève Valérie Archambault. Par exemple, le Haut Conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (HCERES) n’a jamais été sollicité à ce sujet et les chaires ne font pas partie de leur activité dans les établissements. En revanche, les chaires sont régulièrement détaillées dans les dossiers d’auto-évaluation. « Ce qui est mis en avant est la vision exploratoire, la pérennité de l’apport financier et l’accès à des problématiques industrielles », raconte Olivier Bonneau. Le conseiller scientifique coordinateur du département d’évaluation de la recherche voit aussi derrière la contractualisation un « risque de dépendance ». Un sujet qui n’est pas à prendre à la légère. « La création d’une chaire ajoute des besoins supplémentaires de gestion administrative. Mais le fait que des industriels soient aussi moins regardants et proactifs que d’autres n’aide pas à se bouger », glisse un habitué de ces conventions qui préfère garder l’anonymat.

Un risque de saturation accru par la Covid-19 ?

« Une chaire se construit en marchant. Il faut aussi que l’entreprise mobilise un temps d’accompagnement nécessaire puis de valorisation et d’appropriation des résultats de la recherche même lorsqu’elle est publique », estime Anne Beauval, directrice déléguée d’IMT Atlantique et présidente de la commission Recherche de la CGE. Elle prend ainsi l’exemple de la chaire coportée avec EDF, l’ANDRA et Orano sur le stockage et entreposage des déchets radioactifs qui, au détour de recherches sur les mécanismes de rétention des argiles, a servi ensuite à concevoir le futur projet du site de Bure. Chez Enedis, plusieurs thésards ayant travaillé dans des chaires ont été recrutés. « Ce n’était pas vraiment une habitude de l’entreprise de cibler des docteurs mais nos métiers deviennent bien plus technologiques », affirme Pierre Mallet.

Même si des échanges sont au beau fixe, cela n’empêche pas certains de déjà émettre des doutes quant à la pérennité des financements assurés par plusieurs mécènes en plus grande difficulté depuis la Covid-19. « Il n’y pas encore de retombées immédiates mais des interrogations et une plus grande inquiétude à s’engager à long terme », note Valérie Archambault. Parmi ses plus importants mécènes, figure notamment Safran, lourdement pénalisé par la chute conséquente du trafic aérien. « Forcément, lorsqu’une chaire est mono-entreprise, le risque est toujours plus grand en cas de désengagement. C’est pourquoi nous privilégions des chaires pluri–établissements et pluri-entreprises », avance Charlyne Quercia. D’ores et déjà, plusieurs acteurs observent que les tickets d’entrée ont tendance à diminuer lors de la constitution de chaires. D’autant plus que « petit à petit, il y a aussi un effet de saturation du marché, notamment pour les chaires montées pour accroître le nombre de recrutements », pointe Anne Beauval. Ou lorsque la concurrence se fait aussi avec des établissements à l’étranger.

Auteur

  • Judith Chétrit