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Le préjudice d’anxiété a changé de nature

Décodages | Justice | publié le : 28.01.2021 | Pascale Braun

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Le préjudice d’anxiété a changé de nature

Crédit photo Pascale Braun

Après une décennie de batailles juridiques, le préjudice d’anxiété naguère réservé aux travailleurs de l’amiante est rentré dans le droit commun. Tout salarié peut désormais demander réparation de la crainte de développer une maladie grave suite à son exposition à des produits dangereux. Mais le parcours reste semé d’embûches et les délais sont courts.

Reconnu pour la première fois par la Cour de cassation le 11 mai 2010, le préjudice d’anxiété nourrit depuis une décennie un débat juridique agité. Historiquement réservée aux salariés exposés à l’amiante, l’indemnisation de la crainte de développer une maladie professionnelle encore non déclarée est d’abord restée cantonnée aux salariés des établissements relevant de l’allocation de cessation anticipée d’activité des travailleurs de l’amiante (Acaata) et répondant aux dispositions de l’article 41 de la loi du 23 décembre 1998. Face à ce double barrage, des milliers de salariés sont montés au créneau. Souvent regroupés par centaines, d’anciens mineurs de fond, ouvriers des chantiers navals, électriciens ou cheminots ont fait valoir leur préjudice d’anxiété, alors même qu’ils n’entraient pas dans les critères de la loi.

Les digues ont cédé.

Durant près de dix ans, leur indemnisation a ballotté entre les décisions contradictoires des cours d’appel. Leurs interprétations de plus en plus restrictives ont successivement écarté des salariés exposés à l’amiante dans des entreprises non classées, puis des sous-traitants d’entreprises classées ou des salariés d’une entreprise classée, mais liquidée dans l’intervalle. Puis, en 2019, deux digues ont cédé. L’arrêt de l’assemblée plénière du 5 avril 2019 a étendu le droit à l’indemnisation à tous les travailleurs exposés à l’amiante, quel qu’ait été leur employeur. Le 11 septembre suivant, la Cour de cassation a statué sur la plainte des anciens mineurs des Houillères du bassin de Lorraine qui faisaient valoir leur exposition, sans protections adéquates, à plus de vingt substances cancérigènes ou toxiques autres que l’amiante. L’arrêt qu’elle a rendu a fait sauter ce deuxième verrou : « Le salarié qui justifie d’une exposition à une substance nocive ou toxique générant un risque élevé de développer une pathologie grave et d’un préjudice d’anxiété personnellement subi résultant d’une telle exposition, peut agir contre son employeur pour manquement de ce dernier à son obligation de sécurité. » Ce revirement juridique n’a pourtant pas entraîné la cascade de plaintes que redoutaient les employeurs. « Il s’agit d’une non-révolution. Il était choquant que le droit commun s’applique partout, sauf dans le monde du travail. Mais la reconnaissance du préjudice d’anxiété reste très complexe et hors de portée d’un salarié isolé », estime Cédric de Romanet, membre du cabinet TTLA, qui a défendu la cause de plus de 10 000 salariés. L’avocat a personnellement plaidé plus un millier de dossiers, dont l’emblématique procès des anciens mineurs de charbon de l’Est mosellan et celui des cristalliers de Baccarat, en Meurthe-et-Moselle. Dans cette entreprise classée Acaata et inscrite sur la liste des établissements exposés à l’amiante de 1949 à 1993, 447 salariés ont échelonné, en trois vagues, un long combat pour l’indemnisation du préjudice d’anxiété. Les trois groupes rassemblant respectivement 30, 264 et 153 salariés ont tous été déboutés aux prud’hommes. La cour d’appel de Nancy a alloué 11 000 euros aux premiers plaignants en 2008 et 9 000 euros au deuxième groupe en 2020. Pour les 153 derniers dossiers, se posera la question de la prescription, qui démarre au moment de la connaissance du préjudice – soit, en l’occurrence, en décembre 2013, date à laquelle l’État a classé Baccarat parmi les entreprises éligibles à l’Acaata.

« Les premières plaintes remontent à juin 2013, avant l’inscription de la cristallerie au classement de l’Acaata. Les plaignants suivants ne peuvent donc pas soutenir qu’ils n’avaient pas connaissance du risque avant décembre », explique Stéphane Penafiel. L’avocat de Baccarat avance aussi un argument plus général pour invoquer la prescription des plaintes des cristalliers. Selon le Code civil, l’action en réparation du préjudice d’anxiété est soumise à une prescription quinquennale. En revanche, la loi du 14 juin 2013 relative à la sécurisation de l’emploi modifie l’article L. 1471-1 du Code du travail et porte à deux ans le délai de prescription concernant l’inexécution des obligations du contrat de travail. Une incertitude demeure quant au point de départ de ce délai. Le 8 juillet 2020, la Cour de cassation le fixe à la date à laquelle l’entreprise a été classée sur la liste des établissements classés ouvrant droit à l’Acaata – mais confirme une durée limitée à deux ans. Le dossier Baccarat sera sans doute l’un des derniers où se posera cette question des délais. Le retour du préjudice d’anxiété au droit commun soulève la question de la preuve de la responsabilité de l’employeur. Là où les salariés éligibles aux dispositifs amiante étaient quasiment dispensés de prouver la faute de l’employeur tant la présence d’amiante apparaissait comme un manquement irréfragable, le changement de cap de l’assemblée plénière donne à l’employeur la possibilité de faire la preuve qu’il s’est conformé à toutes les mesures de sécurité prescrite par l’article L. 4121 du Code du travail. Selon l’arrêt dit « Air France » du 25 novembre 2015, cette obligation de moyen n’induit pas d’obligation de résultat. « L’employeur peut désormais s’exonérer de sa responsabilité s’il peut prouver qu’il a mis en place des mesures propres à limiter le risque. Jusqu’à présent, ce dernier avait le sentiment qu’il serait condamné quoi qu’il fasse. Aujourd’hui, la Cour de cassation remet la prévention au cœur de l’entreprise », analyse Joumana Frangié-Moukanas, associée du cabinet d’avocats parisien Flichy Grangé à Paris et spécialiste en droit social, qui a défendu les employeurs durant une décennie.

Une foison de toxiques.

Faire la preuve de l’exposition et de la faute de l’employeur n’est pas une mince affaire, d’autant que tous les toxiques ne laissent pas de traces dans l’organisme. Même dans le cas où un salarié se trouvant exposé au plomb a développé une plombémie, il devra faire la preuve que toute autre hypothèse de contamination – notamment dans son logement – est exclue. La présence du produit toxique dans l’entreprise devra être attestée, par exemple, par une délibération de la commission HSCT du comité d’entreprise ou du CSE. La liste des produits cancérigènes, mutagènes et toxiques pour la reproduction (CMR) est longue. Outre l’amiante, elle comporte notamment le bis-chlorométhy-éther, le benzène, le chlorure de vinyle monomère, le chrome, la poussière de bois, les rayonnements ionisants, les huiles minérales dérivées du pétrole, l’oxyde de fer, le nickel et les nitrosoganidines – auxquels sont exposés les employés de la chimie et des laboratoires de biologie – sans préjudice d’autres substances telles les nanoparticules, dont la toxicité pourrait être démontrée dans le futur.

Une maladie sans tableau.

Attester de son anxiété s’avère également complexe, tant les causes peuvent en être multiples et les manifestations, différentes. Les salariés se gardent bien d’apporter à l’appui de leur demande d’indemnisation des certificats médicaux attestant de la prise d’anxiolytiques ou d’un suivi psychiatrique. Car invoquer une telle pathologie ferait immédiatement basculer la procédure des prud’hommes et des chambres sociales vers les juridictions judiciaires, qui statueraient sur un éventuel préjudice moral. L’anxiété ne figurant sur aucun tableau de maladies professionnelles, une indemnisation à ce titre est difficile. « Le salarié doit évoquer un stade d’anxiété infrapathologique, sauf à invoquer le régime complémentaire en justifiant d’une invalidité professionnelle permanente de 25 %. En deçà de ce taux, nous nous trouvons dans la zone grise d’une maladie sans tableau dont la reconnaissance ne donne droit à rien », regrette Cédric de Romanet. Les plaignants se limitent donc à produire des témoignages de leurs proches, voire, le cas échéant, des preuves de suivi post-professionnel. Prévus pour détecter l’apparition de maladies à un stade précoce, ces examens génèrent aussi des craintes à intervalle régulier. Difficile à invoquer, à prouver et à plaider, le préjudice d’anxiété fait-il encore peur aux employeurs ? La nouvelle donne juridique a visiblement ouvert une période de latence. La tourmente sanitaire déclenchée en début d’année n’a pas facilité les actions collectives. La longueur des procédures, souvent portées par des retraités, constitue également un obstacle récurrent. « L’ouverture du préjudice d’anxiété aux risques CMT constitue une énorme avancée, car les employeurs, touchés au portefeuille, vont devoir protéger leurs salariés aussi efficacement que possible. Mais la procédure reste lourde : il faut compter six mois pour une audience aux prud’hommes, deux ans pour un jugement de la cour d’appel, encore deux ans pour un pourvoi en cassation… Pendant ce temps, les gens meurent », dénonce Bernard Leclerc, président de l’Adeva (association des victimes de l’amiante) de Meurthe-et-Moselle, qui a notamment obtenu gain de cause pour 300 employés du fabriquant de remorques Trailor.

Une nouvelle ère.

Le risque amiante entre peu à peu dans la catégorie des affres du passé – même si dans les anciens ateliers, nombre d’outils et de machines en comportent encore. Il ressemble désormais à l’arbre qui cache la forêt. « L’amiante a été systématiquement invoqué dans les cancers du poumon, même lorsque d’autres substances pouvaient être mises en cause, parce que la procédure était simplifiée et qu’il existait un fonds d’indemnisation des victimes. Ce risque lié aux Trente Glorieuses a fini par fausser toute la prévention. Pour les risques actuels, il ne faudra plus attendre que les maladies se déclenchent. L’avenir de la planète passe aussi par la vie et la santé au travail », prévient François Dosso, ancien mineur lorrain devenu expert incontesté du préjudice d’anxiété et des maladies professionnelles.

Sous son impulsion, 834 retraités des Houillères du bassin de Lorraine ont porté en 2013 les premiers coups de boutoir qui, six ans plus tard, ont élargi le préjudice d’anxiété à tous les risques de maladies graves ou mortelles. Dans l’intervalle, 246 d’entre eux ont développé une, deux, voire trois maladies professionnelles, et dix d’entre eux en sont morts. La cour d’appel de Douai, qui a examiné leurs dossiers le 9 septembre 2020, statuera définitivement le 29 janvier sur le montant des indemnités. Les anciens mineurs demandent 15 000 euros de préjudice d’anxiété par personne, contre une moyenne de 10 000 euros pour les dossiers concernant l’amiante. Aboutissement d’un combat hors-norme, ce premier jugement d’un préjudice d’anxiété motivé par une autre substance que l’amiante fera entrer ce contentieux dans une nouvelle ère.

Auteur

  • Pascale Braun