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Les moins qualifiés dans l’œil de la crise

À la une | publié le : 19.01.2021 | Catherine Abou El Khair

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Les moins qualifiés dans l’œil de la crise

Crédit photo Catherine Abou El Khair

Contaminant toute l’économie, la Covid-19 frappe de manière inédite certains secteurs moteurs de l’emploi peu qualifié, en particulier dans les services. De quoi mettre en danger l’insertion professionnelle des personnes au niveau Bac ou infra-Bac qui était déjà difficile avant la crise.

Christine travaillait depuis 27 ans au sein de l’enseigne de chaussures André. Elle fait partie des 188 salariés dont les emplois n’ont pas été repris en juillet dernier par la société 1Monde9, qui succède au précédent propriétaire, le site en ligne Spartoo. « Je n’aurais jamais imaginé que la boutique fermerait un jour », confie cette sexagénaire qui s’épanouissait dans son travail. Mais la pandémie a terrassé l’activité commerciale de ce quartier commerçant, dans le 6e arrondissement de Paris. Quatre mois après son licenciement, en juillet 2020, Christine est impatiente de faire le point avec le conseiller chargé d’accompagner son reclassement externe. Ne tenant pas en place, elle cherche à faire du bénévolat… Mais candidater lui semble plus compliqué. Si elle jette un coup d’œil aux offres autour de chez elle, à Sainte-Geneviève-des-Bois (Essonne), elle hésite à postuler, prise de doutes quant à ses chances de retrouver du travail en raison de son âge. Se former ? Encore faut-il qu’elle trouve « quelque chose qui donne envie », explique Christine, qui travaille depuis l’âge de 16 ans. Sans diplôme.

Retrouver du travail, telle est la question que se posent des milliers de personnes exclues des dispositifs d’activité partielle : jeunes à la recherche d’une première expérience, chômeurs d’avant la pandémie, personnes licenciées, travailleurs précaires n’ayant pas retrouvé de mission dans l’intérim ou d’extras dans la restauration… Si la crise, inédite par son ampleur, concerne toutes les catégories socioprofessionnelles d’actifs, elle ajoute aux difficultés d’insertion déjà élevées des actifs les moins diplômés. En septembre 2020, une courte majorité (54 %) des demandeurs d’emploi avaient au plus le baccalauréat. Cette inégalité, qui ne date pas de la pandémie, risque de s’aggraver dans un contexte où l’effet « file d’attente » a des chances d’être ravageur pour ces profils. Selon l’Insee, au troisième trimestre 2020, le taux de chômage a rebondi de près de 2 points, à 9,1 %.

Déroute sur le marché du travail

La situation est d’autant plus inquiétante que de manière inédite, la pandémie a eu pour conséquence d’attaquer des activités relativement préservées de la concurrence internationale. « On assiste à des premiers licenciements massifs, sans précédent dans l’histoire de notre secteur. On vit notre première crise des services, alors que les usines, elles, continuent de tourner », constate Christelle Martin, déléguée générale du Groupement des professions de service, qui rassemble des activités diverses, de la restauration collective aux chaînes hôtelières en passant par le transport et la logistique. Dans les enseignes de distribution spécialisées comme dans la restauration collective, les PSE s’enchaînent. L’expérience massive du télétravail et la progression du e-commerce et des services à distance interrogent certaines activités à forte intensité de main-d’œuvre. Pour laisser le moins de personnes sur le bord de la route, le collectif des entreprises inclusives, qui rassemble plusieurs gros acteurs du CAC 40 – d’Accor à Carrefour en passant par Veolia, ou Sodexo –, reconnaît ainsi la nécessité de former les salariés peu qualifiés afin de les accompagner vers de nouveaux métiers. Et en appelle au soutien des pouvoirs publics qui élaborent un dispositif de « transitions collectives » visant à organiser et sécuriser les reconversions professionnelles des salariés dont l’emploi est menacé.

La crise prive les jeunes sans expérience ou les personnes peu diplômées d’une partie des emplois qui leur étaient accessibles. Hôtellerie-restauration, métallurgie, papier-carton, ou encore transports et entreposage : dans ces secteurs, plus de 40 % des entreprises prévoient de réduire leurs recrutements à cause de la crise sanitaire, selon Pôle emploi. La panne de l’hôtellerie-restauration ainsi que d’une partie du commerce, où les effectifs de jeunes sont habituellement élevés, peut être ravageuse pour leur insertion professionnelle. « C’est notamment à travers ces métiers que certains jeunes peu qualifiés démarrent leur carrière. Occuper de tels emplois est un signal positif envoyé au recruteur, cela donne des indications sur le sens de l’effort, l’engagement, toutes ces aptitudes qui permettent de faire la différence », souligne Marie Brétécher, psychologue et consultante au sein du cabinet de recrutement Moreno Consulting, qui intervient régulièrement à titre bénévole auprès de jeunes en mission locale. À défaut de bénéficier du chômage partiel ou d’allocations chômage suffisantes, des actifs ayant perdu leur emploi dans la restauration ou le commerce se reportent vers l’intérim comme en témoigne Gojob, une agence en ligne. La part d’intérimaires ayant au plus le baccalauréat y atteint actuellement 80 %. « Hors crise, 20 % de nos intérimaires déclarent ne pas être en activité après leur première mission chez nous. En octobre 2020, cette proportion s’est accrue pour atteindre 35 % », souligne Sylvain Ferrière, directeur de la fondation Gojob. Certains arrivent à trouver des solutions de repli. « Il y a des opportunités dans le médico-social, qui tourne à plein régime : des commis de cuisine ont pu trouver des postes en restauration collective dans des maisons médicalisées », remarque Pierre Neyret, conseiller en insertion professionnelle chez Aksis, un sous-traitant de Pôle emploi. Mais ce type de réinsertion express est loin d’aboutir à tous les coups. « Sur un job alimentaire, il peut y avoir plus d’une centaine de CV », souligne le conseiller. D’autre part, « sur les postes à faibles qualifications, les recruteurs ne mènent pas d’entretiens de sélection. Ce qui compte, c’est que les candidats aient déjà travaillé dans le domaine », ajoute-t-il.

Hausse des exigences

Autre source de difficulté pour les profils peu qualifiés, « le big bang économique et sanitaire intervient dans un processus où les exigences en termes de compétences vont crescendo » remarque Marc-Olivier Jouan, directeur du développement et des partenariats nationaux de l’opérateur de compétences Akto pour les services à forte intensité de main-d’œuvre comme le commerce, la propreté, la restauration collective, le travail temporaire ou le transport aérien. Même dans la logistique, un secteur à la fois gourmand en main et résilient grâce au e-commerce, les exigences des recruteurs évoluent. « Aujourd’hui, le numérique s’installe progressivement dans la logistique. On demande aux manutentionnaires, caristes et préparateurs de commande d’utiliser des interfaces, des chariots autoguidés, d’évoluer dans des environnements où les entrepôts sont gérés avec des outils informatiques », illustre-t-il. Une tendance émergente qui nécessite de former aux « compétences socle » qui ne sont pas garanties par les CAP, BEP ou autres certificats de qualifications professionnelles. C’est pourquoi la valorisation des compétences des intérimaires figure à l’agenda de la branche de l’intérim, qui réfléchit à l’élaboration d’un référentiel de compétences transversales qui leur serait propre. Le pari est que l’outil permettrait aux intérimaires de mieux naviguer d’un secteur à l’autre. « On se rend compte que certaines compétences sont de plus en plus attendues, comme la capacité à être autonome ou à travailler en équipe. Une certification permettrait de reconnaître officiellement toutes ces qualités », souligne Florence Lucas, directrice de la formation chez Prism’emploi.

Face à des employeurs attachés, quoi qu’on en dise, aux diplômes et titres professionnels, la formation apparaît donc comme un incontournable. De ce point de vue, « la situation des personnes à faible qualification, actuellement hors de l’emploi, est extrêmement préoccupante. Car aujourd’hui, il n’existe quasiment plus d’emplois purement non qualifiés et qui ne nécessitent aucune formation. Il faudra donc les reconvertir », insiste Frédéric Guzy, directeur général d’Entreprise &Personnel. C’est la raison des montants très conséquents – près de 15 milliards d’euros – engagés avant la crise en faveur de la formation d’un million de jeunes et d’un million de demandeurs d’emploi peu qualifiés dans le cadre du Plan d’investissement dans les compétences (PIC) d’ici à 2022 qui valorise les formations de remise à niveau autant que les certifications. Si près d’un million de formations ont été réalisées pour la seule année 2019 – dont 55,7 % à destination des personnes peu qualifiées – il est encore trop tôt pour conclure à son efficacité au regard des objectifs assignés. « Le PIC est construit sur l’hypothèse que pour une partie des personnes peu qualifiées, le détour par une formation professionnelle favorise davantage l’accès durable à l’emploi que le soutien actif à la recherche immédiate d’un emploi », rappelle le comité scientifique chargé du suivi du PIC.

Peu de parcours ascendants

Mais sans attendre que des demandeurs d’emploi soient formés, les employeurs doivent aussi faire leur part du chemin pour ouvrir des perspectives. « Les entreprises doivent recruter sur la capacité d’apprentissage et de développement de la qualification. Or les programmes de recrutement basés sur les soft skills s’adressent à des profils de meilleur niveau », souligne Frédéric Guzy. « Il faut aider l’entreprise à prendre tout le monde, comme on le fait avec l’apprentissage », abonde de son côté Bernard Barbier, directeur de Défi métiers. De ce point de vue, les aides exceptionnelles à l’apprentissage allant jusqu’à 8 000 euros du Gouvernement sont plus que bienvenues afin d’inciter les employeurs à ouvrir leurs portes les yeux fermés. Mais selon cet expert, il faudrait aussi accélérer le développement d’autres dispositifs encore trop marginaux comme l’action de formation en situation de travail (Afest) de manière à élargir la palette des outils pragmatiques au profit des profils moins jeunes.

La question est d’autant plus difficile à régler que les parcours ascendants pour les profils peu qualifiés ne sont pas légion. « Dans les discours des pouvoirs publics, la logique dominante est d’envoyer les profils peu qualifiés vers les secteurs en tension alors que ce n’est pas ce qui leur correspond forcément, remarque Bernard Barbier. On ne tient pas suffisamment compte de leurs propres attentes et volontés ». Pour Demba Mbaye, c’est précisément ce scénario qui est en train de se dérouler : avant l’arrivée de la pandémie, ce Parisien de 25 ans, franco-sénégalais, naviguait sans peine dans l’hôtellerie-restauration, enchaînant des postes de serveur ou de commis de cuisine en CDI. Manque de chance, sa période d’essai dans un café parisien a été rompue à cause de la Covid-19. Sans autre diplôme qu’un CAP en « bureautique », et à défaut de pouvoir revenir dans la restauration, il accepte des missions d’intérim : poseur de clôtures, mise en rayon ou encore préparation de commandes… « C’est bien de découvrir des métiers, mais c’est temporaire, le temps de trouver autre chose », précise-t-il. Devenir développeur informatique lui plairait. Mais pour entrer en formation « il faut avoir le Bac », a-t-il compris. Difficile à imaginer pour cet ex-décrocheur scolaire, qui craint l’idée de tout reprendre à zéro à l’école. En attendant de tomber sur la bonne solution de formation, il monte son propre site Internet pour se faire la main.

Chiffres de l’Insee

• Selon l’Insee, en 2019, on comptait 3,5 millions d’employés non qualifiés en France (12,9 % de la population) et 1,4 million d’ouvriers non qualifiés (6,8 % de la population).

• En 2018, la part des « peu ou pas diplômés » ayant au maximum le brevet concerne 16 % des participants au marché du travail.

Auteur

  • Catherine Abou El Khair