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Les entreprises redemandent de la culture générale

Décodages | Recrutement | publié le : 01.12.2020 | Lucie Tanneau

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Les entreprises redemandent de la culture générale

Crédit photo Lucie Tanneau

Le niveau des étudiants est critiqué chaque année : le diplôme ne refléterait plus le niveau général de la population. Qu’importe, les entreprises recherchent désormais davantage les « soft skills », ou savoir-être. Mais les collaborateurs, hyperspécialisés, accuseraient un manque de culture générale. Est-ce aux entreprises d’y remédier, et comment ?

Avancer que Beethoven est un chien ou Churchill une avenue parisienne peut s’avérer gênant face à un client. Pour le collaborateur pris en défaut de culture générale, mais aussi pour son entreprise… Cette lacune se révélerait de plus en plus problématique ces dernières années. Deux explications à cela : d’une part, à l’heure où les entreprises recherchent et privilégient de plus en plus les « soft skills », le défaut d’« humanités » dans le sens où l’entendaient les anciennes générations – le français, mais aussi les sciences humaines et sociales – devient plus voyant. D’autre part, il est aujourd’hui possible de décrocher un master et de continuer loin dans les études, tout en n’ayant pas acquis un certain nombre de savoirs classiques ou généraux. « Plus les générations passent, plus l’on fait ce constat : les écoles proposent des hyperspécialisations, au détriment de la culture générale. Les nouveaux collaborateurs sont hyperqualifiés dans un domaine, mais ils manquent d’ouverture dans d’autres, et notamment sur les sujets non-liés au travail », note Jacques Le Roux, conférencier et historien de l’art chez Point Parole et Beaux Arts Institute, qui organise des formations et des conférences de culture, notamment artistique, en entreprise. Malgré l’obtention d’un diplôme et la prise d’un poste enviable en entreprise, ce défaut de culture peut poser problème. Au collaborateur d’une part, car si, en début de carrière, les savoirs nécessaires à un métier peuvent suffire, l’avancement sera conditionné à la créativité, à la capacité de prise de parole en public ou de gérer des équipes, à l’aptitude à séduire ou à garder des clients… Une culture plus personnelle, et plus générale en somme. Pour les entreprises, cette culture plus générale est aussi cruciale. « Aujourd’hui, les postes d’exécution sur les chaînes ou peu/pas qualifiés sont pris par les machines, il reste donc les travaux de créativité, ou de choix. Or, pour ces travaux, la culture générale est nécessaire. Son manque devient donc beaucoup plus criant », analyse Olivier Babeau, professeur d’économie et fondateur de l’Institut Sapiens, un think tank de réflexion sur les enjeux économiques contemporains.

Ne pas jeter la pierre.

Pour lui, le débat n’est en aucun cas de savoir si les jeunes générations sont plus incultes – alors que depuis la Rome antique, les anciens se lamentent sur l’appauvrissement culturel des plus jeunes, mais plutôt de prendre du recul. Difficulté de mémorisation, démocratisation de l’école et ouverture à des classes avec moins de bagages innés, enseignements dispensés en classe… « Je pense que les entreprises commencent à réfléchir à la question de la culture générale, car elle permet de consolider les fondamentaux nécessaires au quotidien », analyse Loik Allain, responsable de la formation et du développement des compétences chez Derichebourg. « Un salarié de niveau master 2 qui ne sait pas rédiger un courrier sans fautes d’orthographe, c’est problématique, assure-t-il. Surtout s’il lui manque, en plus, la curiosité d’aller chercher la règle de grammaire ou de s’améliorer. » « Cela pose aussi un problème de relations sociales », poursuit Amélie de Ronseray, cofondatrice du média en ligne Artips, fondé en 2013 pour démocratiser le savoir au sens large (qui envoie notamment des newsletters de culture générale). Pour elle, « une passion commune, comme le jazz, permet d’ouvrir des discussions différentes ». En interne, mais aussi en externe. « Face à des clients ou des fournisseurs, le small talks (petite discussion, discours informel, ndlr) est très important. Certaines entreprises, qui se sont abonnées à nos contenus culturels, nous rapportent que leurs collaborateurs étaient parfaits dans leur métier, mais que dès que la conversation déviait sur le dernier match de tennis, sur une exposition ou sur le vin, ils ne se sentaient plus légitimes et cela posait souci. » Dans ces passions individuelles et savoirs collectifs, les marques puisent aussi une grande source de créativité. « Ce n’est pas un hasard si le flacon de L’Oréal s’inspire d’un tableau de Mondrian, ajoute Amélie de Ronseray. Cela fait partie de l’imaginaire commun, et ces codes peuvent fédérer et mettre à l’aise les clients. » Derrière l’enjeu de créativité se cache en effet celui du business. Dans le secteur de l’immobilier, par exemple, les agents se retrouvent face à tous types de clients. Des avocats, des enseignants, des ouvriers, des médecins, des coiffeurs… « Pour les aider à réaliser leur projet, il faut qu’ils nous fassent confiance, explique Laurent Vimont, président de Century 21. Et pour qu’un client vous fasse confiance, la culture générale est un point de passage. Aujourd’hui, la culture spécifique a changé de camp : les gens ont une connaissance beaucoup plus précise du marché, des prix au mètre carré… Le collaborateur doit donc être au minimum au niveau du client, sur le domaine de l’immobilier, mais aussi sur d’autres thématiques, car si quelqu’un à l’air de savoir, cela donne plus envie de lui faire confiance », exprime-t-il.

Garder l’entrain.

Mais pour progresser et pour continuer à apprendre une fois l’école derrière nous, il faut se motiver. Les collaborateurs curieux le feront de manière naturelle, au quotidien, par des livres, des visites de musées, des émissions à la télévision ou des vidéos sur Internet, par la lecture de la presse, des voyages ou l’écoute de podcasts. Mais les autres ? « L’exemplarité des dirigeants peut être un moteur, et l’entreprise peut donner envie d’apprendre suite à des discussions ou grâce à des outils proposés en libre accès », évoque Laurent Vimont. Pour cela, l’agence Century 21 est devenue le client d’Artips et conseille à ses franchisés de faire des visites guidées des villes dans lesquelles ils sont installés. Et un opérateur de téléphonie mobile a proposé des conférences autour du thème « Le téléphone dans l’histoire » : si vendre un Smartphone ne paraît pas forcément très motivant, proposer un objet qui a plus d’un siècle d’existence et connaître l’histoire de sa construction, la manière dont il a fédéré les populations et les familles, resserrer les liens… rendra le travail complètement différent. Ce savoir peut-être proposé par les entreprises. Comme un rattrapage de culture générale. Ou un encouragement à ne jamais s’arrêter d’apprendre. Mais encore faut-il trouver les bons créneaux et partenaires. Depuis dix ans, les acteurs sont de plus en plus nombreux : Artips, Médialude, Kurio4C, Beaux Arts Institute, Culture &sens, des sociologues, historiens, des professeurs de grandes écoles… Avec de multiples propositions : visites de musées en afterwork, conférences sur l’heure du déjeuner, abonnements à des newsletters de culture, Mooc, conférences TedX… « C’est vraiment dans le rôle de la DRH que d’amener une plus-value à ses collaborateurs, défend Jacques Le Roux, le conférencier. Quand une entreprise est mécène d’une exposition et qu’elle invite ses collaborateurs à un vernissage, alors ils se sentent privilégiés, et cela montre qu’elle s’intéresse à autre chose, ce qui est un bon point », encourage-t-il. Chez Médiamétrie, le responsable de l’innovation RH, Axel Godel, cherchait un pendant au sport, qui est assez segmentant selon lui, et a trouvé dans la culture « quelque chose d’universel ». « Cela permet de réfléchir sur autre chose que son travail, et aide à voir le monde et à appréhender ses collègues différemment pour entrer dans une nouvelle forme de connexion », détaille sa collègue Nelly Dubner, responsable de la communication interne.

Quand « culture gé » rime avec fidélité.

L’apport de culture générale pourrait donc s’inscrire dans la quête de bien-être au travail des candidats d’aujourd’hui. « Les nouveaux embauchés sont sensibles au fait que leur entreprise s’ouvre à autre chose. Cela crée de l’engagement, de la motivation, et certainement de la fidélisation », défend Nathalie Martin, directrice de la fondation Swiss Life, qui a souscrit au programme de la fondation Voltaire sur l’orthographe et aux abonnements Artips pour créer du lien et pour offrir une bulle d’air aux collaborateurs de la société d’assurance. Les reconnaître comme des personnes, et pas seulement comme des ressources. La fondation organise aussi des conférences, autant de choses qui améliorent l’employabilité de ses salariés. « La culture générale, la maîtrise des codes sociaux et la créativité en font partie », défend Nathalie Martin. L’entreprise doit sensibiliser ses salariés à l’importance du savoir », répète Laurent Vimont, de Century 21. Si les parents et l’école sont, en premier lieu, chargés d’éveiller la curiosité, il en est convaincu : l’employeur doit ensuite permettre aux gens de grandir et de s’enrichir. « Car la culture nous différencie de la machine », renchérit Olivier Babeau. Pourrait-elle, dans ce cas, devenir un critère de recrutement ? La réponse est partagée. « Elle l’est déjà, assure Jacques Le Roux. Lors des entretiens, les candidats peuvent être déstabilisés par des questions sur des sujets de cinéma, de santé, de voyages, qui expriment des choses sur leur personnalité. Pour certaines entreprises, ces questions deviennent même plus importantes que le diplôme », assure-t-il. « Ça l’est sans être dit, s’accorde Amélie de Ronseray. C’est violent, mais ça passe par des codes, par des références que l’on évoque. Quand on demande la dernière émotion culturelle d’un candidat, ça fait le tri », résume-t-elle. « Les entreprises recrutent des personnes qui sortent de grandes écoles, car cela sous-entend qu’elles ont la culture générale que l’on recherche », rajoute Olivier Babeau, qui regrette cependant que l’on ne valorise pas, comme le font davantage les Anglo-Saxons, la culture littéraire. À l’inverse, Loik Allain, chez Derichebourg, juge que ce critère serait trop discriminatoire : « Selon le milieu dans lequel on a évolué, on a pu, ou non, avoir accès à des ressources différentes, et l’entreprise peut offrir un rattrapage. Je suis plutôt favorable à un mode de recrutement anglo-saxon basé sur les compétences humaines autant que techniques », encourage-t-il. Et si rattrapage il y a, l’entreprise jouerait alors un rôle sociétal. « Si un collaborateur a découvert l’histoire de Paris grâce à son travail, il peut la partager à ses enfants : cela peut s’inscrire dans une politique RSE. Nous passons beaucoup de temps en entreprise, donc si le travail peut avoir des répercussions positives dans la vie de tous les jours, c’est super ! », défend-il.

Encore faut-il garder les savoirs acquis tout au long de sa vie, ou offerts par l’entreprise par petites bribes, pour se targuer d’avoir de la culture générale. « Quand on fait des visites en une heure ou des formations rapides, bien sûr, le but est surtout de créer du lien social intra ou inter entreprises, on se donne un vernis, reconnaît Jacques Le Roux. Mais les hiérarchies n’imposent pas ces séances culturelles, les personnes sont toujours volontaires, alors je crois qu’il en reste quelque chose à la fin. » Au moins autant que lors des formations – pourtant obligatoires – de langues, de compétences managériales, de numérique ou de bureautique.

Auteur

  • Lucie Tanneau