Rappelé fin 2019 à la direction des Ressources humaines de la SNCF, François Nogué a pour mission de refonder un dialogue social dégradé et de réinsuffler de la cohésion dans une entreprise en pleine transformation, sur fond de dettes et de crise sanitaire. Mais les challenges, ce DRH aime ça.
À lire son CV, on pourrait suspecter chez François Nogué un certain penchant pour la castagne. En près de quatre décennies, l’homme a en effet collectionné les missions à haut risque : plans sociaux, restructurations, instauration d’un service minimum, réforme d’un régime de retraite… Des chantiers souvent très « chauds », émaillant un parcours professionnel presque jalousement dévoué à deux seules entreprises, Ornano (ex-Areva, ex-Framatome) et la SNCF.
Né en 1956 à Perpignan, François Nogué est entré chez Framatome en 1982 en tant que chargé d’études sociales. Il égrène le chapelet de toutes les responsabilités RH, juridiques, de politique salariale et de formation. Puis, à 36 ans, il accède au Graal avec le titre de directeur des ressources humaines. En 1998, il rejoint la SNCF, où il pilotera l’emploi, la formation, le recrutement et les salaires, avant de passer cinq ans à la tête de deux directions régionales (Paris Est, Paris Nord). En 2006, il est nommé directeur général délégué aux ressources humaines, et, deux ans plus tard, directeur général délégué cohésion et ressources humaines. 2015 : retour par la case Areva. En crise depuis plusieurs mois, l’entreprise connaît une situation financière désastreuse. Durant cinq ans, il va accompagner la restructuration du groupe et sa migration vers sa nouvelle identité, Orano. Clap de fin ? « Je pensais terminer ma carrière chez Orano », reconnaît-il lui-même.
Raté. En décembre 2019, Jean-Pierre Farandou, nouveau PDG de la SNCF, l’appelle à la rescousse. La compagnie est alors en plein marasme, confrontée au plus long conflit social de son histoire depuis plus de trente ans. Qu’à cela ne tienne, en janvier 2020, à 63 ans, François Nogué renfile le costume de DRH. Un brin casse-cou, le bonhomme ? En tout cas, pas effarouché par les missions périlleuses. « François, c’est un homme de gros temps », résume Guillaume Pepy, son ancien patron à la SNCF.
Pourtant, ce qui transpire immédiatement chez François Nogué, c’est son calme. Voix douce, ton posé, mots soupesés : l’homme est courtois, affable, souriant. Guillaume Pepy ajoute : « Quand on fait toute sa carrière à la tête des ressources humaines dans le nucléaire et dans le ferroviaire, il vaut mieux faire preuve de sang-froid et d’un certain recul. Il n’en manque pas. » « Il peut arriver que je me mette en colère », objecte l’intéressé, pas plus convaincu, ni plus convaincant que cela. Le calme de François Nogué n’est pas qu’une marque de fabrique. Dans une entreprise biberonnée au conflit social, voilà même sans doute un atout de poids.
En prenant les rênes du groupe fin 2019, Jean-Pierre Farandou a hérité d’une situation dégradée. Dans le legs, il y avait, entre autres, Benjamin Raigneau, le DRH, très « estampillé Pepy ». S’il voulait imprimer sa marque, rompre avec la gestion précédente, le nouveau PDG n’avait pas d’autre choix que de s’en défaire. « Raigneau, c’est une mécanique cérébrale assez impressionnante, mais il était trop jeune pour le poste, il n’avait pas assez usé ses guêtres, commente Didier Mathis, secrétaire général de l’Unsa ferroviaire, deuxième organisation syndicale à la SNCF. François Nogué est connu dans la maison, il porte l’image d’un dialogue social apaisé. » Ça tombe bien. Le nouveau DRH n’a-t-il pas pour mission de « porter la refondation du dialogue social, qui est aujourd’hui l’une des priorités absolues de la direction générale du groupe », dixit un communiqué maison ? Peut-on d’ailleurs refuser la direction des Ressources humaines de la SNCF ? Le poste est sans doute ce que la fonction RH offre de plus prestigieux en France. Certes, François Nogué n’a plus grand-chose à prouver : DRH dans deux des plus grands fleurons de l’industrie et des services, chargé de cours à Sciences Po, il a été administrateur de l’Union des transports publics et ferroviaires de 2010 à 2015 et dirige toujours depuis 2011, à titre bénévole, le conseil d’administration de Pôle emploi. Pourtant, quand « Jean-Pierre » l’a appelé, il n’a pas hésité : « La taille du groupe SNCF, sa présence partout dans le territoire, la complexité des enjeux en présence, le poids du capital humain, l’attachement des cheminots au « métier », tout cela fait de ce poste un superbe challenge. » François Nogué n’a pas appris le métier dans les amphis ou dans les livres. Sciences Po Paris (service public), un DESS en psychologie clinique, un doctorat en droit (une thèse sur la jurisprudence budgétaire du Conseil constitutionnel) : brillant papillonnage, à mille lieues des rouages du management. « J’étais un éternel étudiant. Je n’avais pas très envie de travailler. Et puis un jour, il a bien fallu se résoudre à gagner sa croûte. Dès mon arrivée chez Framatome, j’ai aimé les ressources humaines », raconte-t-il. Pour Guillaume Pepy, rien d’étonnant. « C’est à la fois un sage et un malin. Il coche beaucoup de cases qui font de lui un très bon DRH : l’expertise, l’expérience, une grande capacité d’écoute, une sincère sensibilité sociale. »
Justement, après cinq années de parenthèse nucléaire, comment le nouveau DRH perçoit-il le climat social à la SNCF ? « Pas forcément plus dur, mais plus distancié. La réforme des IRP a sans doute éloigné la représentation syndicale du terrain. Il va falloir remettre dans le dialogue social plus de métier, plus de territoire, plus de proximité. Et prévenir à tout prix le risque de cloisonnement. » La loi Nouveau pacte ferroviaire (NPF) de 2018 a significativement changé la donne pour la SNCF. Anciennement composé de trois Epic et de leurs filiales, le groupe s’articule, depuis le 1er janvier 2020, autour de cinq sociétés anonymes à capitaux publics : une société mère (SNCF) et ses quatre filles (SNCF Réseau, SNCF Gares &connexions, Fret SNCF et SNCF Voyageurs). « Un accord relatif à l’unité sociale et à l’évolution du dialogue social sur les cinq sociétés propose d’instaurer des délégués syndicaux de groupe (DSG), des commissions métiers nationales, et l’organisation du dialogue social au niveau des territoires avec la création de représentants syndicaux territoriaux de groupe (RSTG). C’est une opportunité de cohésion », commente Didier Mathis. Tout l’enjeu semble là : injecter de la cohésion dans ce nouveau paysage, cimenter l’unité sociale, au-delà des entités juridiques. « Ces dernières années, le groupe s’est fortement organisé par activité, autour de ses différents marchés. Déjà il y a dix ans, je disais à Guillaume Pepy que la RH avait une mission essentielle de transversalité », insiste François Nogué. Et de décliner avec gourmandise son blason de l’époque : celui de directeur général délégué cohésion et ressources humaines. À bon entendeur… Parmi les sujets impactés par la loi NPF, et que le nouveau DRH tout court va devoir accompagner, la question du statut est importante. Depuis le 1er janvier 2020, tous les cheminots nouvellement embauchés le sont dans un cadre contractuel. Terrain ô combien délicat, à hauteur de l’attachement des cheminots et de leurs syndicats à un statut qui fixe l’essentiel des garanties collectives (conditions d’embauche, rémunération, déroulement des carrières, mobilité, congés, droit syndical, sanctions), et qui met les agents à l’abri du licenciement économique. S’ils sont encore très minoritaires dans les effectifs, les contractuels devraient égaler en nombre les statutaires à un horizon de plus de dix ans, estime le DRH. « Il faudra gérer ces nouveaux équilibres en veillant à ce que chacun trouve sa place, dans un souci d’équité et de cohésion », commente-t-il.
Mais la loi NPF ne met pas seulement fin aux Epic et au recrutement au statut, elle définit également le calendrier ainsi que les modalités d’ouverture à la concurrence du transport ferroviaire de voyageurs. Voici un autre sujet de négociation, retardé pour cause de grève contre la réforme des retraites puis de crise sanitaire : le fameux « sac à dos social », qui définit la nature des droits des salariés transférés à une autre compagnie en cas de perte de marché public (régime de prévoyance, facilités de circulation des cheminots, accès au logement, compte épargne-temps).
Sac à dos social, projet d’entreprise, RSE, égalité hommes-femmes, protection sociale des salariés, rémunération… « L’agenda social de 2021 est chargé », prévient Didier Mathis. François Nogué va devoir composer avec un paysage syndical transformé. Si la CGT reste la première organisation cheminote, elle n’a cessé de céder des parts de marché à l’Unsa. Surtout, les lois Travail de 2017 sont passées par là, portant de 30 % à 50 % des syndicats représentatifs la majorité requise pour valider un accord d’entreprise. Certes, l’addition des voix de la CGT et de Sud-Rail permet, sur le papier, d’atteindre le quota, mais les deux syndicats contestataires bataillent parfois sur des longueurs d’onde très divergentes. Voilà donc un terreau propice à l’exacerbation des rapports de force syndicaux. « Les conflits intersyndicaux ne sont jamais bons. Si j’ai pu mener la profonde réorganisation d’Areva pour accoucher d’Orano, c’est sur la base d’un accord unanime des syndicats », remarque François Nogué.
Pour compliquer le tout, le DRH reprend du service alors que l’entreprise traverse l’un des épisodes les plus critiques de sa longue histoire. Déjà sommée par l’État actionnaire de renouer avec l’équilibre financier pour l’ensemble du groupe en 2022 (2024 pour SNCF Réseau), qui plus est très affectée par une grève qui a amputé ses comptes de 850 millions d’euros, la compagnie doit aujourd’hui subir les conséquences de la crise sanitaire.
Avec 35 milliards de dettes à son passif et face à un horizon des plus incertains, la SNCF est condamnée au régime sec. Pour la première fois, Jean-Pierre Farandou a évoqué l’hypothèse de suppressions de postes si la reprise devait être trop lente. Les plans de recrutement, eux aussi, pourraient être revus à la baisse.
« Je m’étais promis d’essayer de préserver en partie mes week-ends », confesse François Nogué. Les journées d’un DRH de la SNCF sont longues et chargées. Tant pis pour les fins de semaine en famille. Ses trois enfants sont grands : deux garçons de 33 et 30 ans, une fille de 25 ans. Tant pis aussi pour le piano, auquel ce féru de jazz s’était récemment converti, après avoir longtemps tâté de la clarinette. La musique attendra, tout comme les sports de glisse dont il raffole, ski, voile, aviation (il a son brevet de pilote). Il n’est pas certain que François Nogué rempile pour un quatrième mandat à la présidence de Pôle emploi.
« Quand on arrive au bureau le matin en ayant l’impression que les jours se suivent et se ressemblent, quand on commence à s’ennuyer, il faut partir. C’est pour cela que j’ai souhaité quitter la SNCF pour relever le challenge Areva-Orano. Et c’est pour les mêmes raisons qu’une fois la réorganisation menée à bien, j’ai accepté de revenir à la SNCF. Je veux à tout prix éviter le conservatisme. Je suis d’abord un homme libre », confie-t-il. Toujours calme.