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Au Medef, on ne pense plus guère le social

Décodages | Patronat | publié le : 01.12.2020 | Benjamin d’Alguerre

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Au Medef, on ne pense plus guère le social

Crédit photo Benjamin d’Alguerre

Hyperactif sur le plan environnemental, voire sociétal, le Medef semble prendre du champ avec le social, comme le prouvent son retrait progressif du paritarisme ou la mauvaise volonté avec laquelle il rentre en négociation. Assiste-t-on à la liquidation définitive de l’héritage du premier mouvement patronal français en matière de production de doctrine sociale ?

Les ingénieurs du social ont-ils déserté l’avenue Bosquet ? L’absence de doctrine sur des sujets concernant les relations sociales et l’avenir du travail se fait en tous les cas cruellement sentir, comme l’a montré la négociation-marathon menée par les partenaires sociaux sur le télétravail au mois de novembre dernier. Certes, en dépit des 250 clusters d’entreprises et des 7 800 contaminations recensées sur les lieux de travail fin octobre, le Medef y est allé en traînant des pieds, quasiment sous la contrainte du ministère du Travail, en précisant d’avance son refus de tout accord national « normatif ou prescriptif » susceptible de rajouter de nouvelles contraintes légales aux entreprises. « Au lieu de prendre ses responsabilités dès la fin du premier confinement, et de capitaliser sur l’expérience acquise par les entreprises entre mars et juin, le Medef a freiné des quatre fers sur toute idée de négociation interprofessionnelle, faisant perdre quatre mois aux partenaires sociaux sur la rédaction d’un simple ’diagnostic partagé’, et ne se décidant finalement à y aller qu’alors que la perspective d’un second confinement devenait une certitude. Résultat : un tiers des salariés français se sont retrouvés à pratiquer le télétravail dans un cadre tout aussi improvisé que la première fois ! » peste Fabrice Angéi, négociateur CGT.

Silence radio.

Ce n’est pas le seul sujet d’actualité sur lequel le Medef se montre étonnamment absent : le sort des « travailleurs de deuxième ligne » (caissiers de grandes surfaces, éboueurs, livreurs, agents d’entretien, aides à domicile…), dont le premier confinement a révélé la dureté des conditions de travail et la faiblesse des rémunérations, ne semble pas l’inspirer davantage. Il est vrai que le Gouvernement a pris la main sur ce dossier, convoquant un groupe de travail paritaire pour étudier les pistes d’une revalorisation de ces métiers. Des cogitations qui s’achèveront vraisemblablement par une exhortation aux branches à négocier. Mais du côté du Medef, c’est toujours silence radio. L’absence de zèle dont fait preuve l’organisation patronale sur le sujet surprend même les anciens. « Geoffroy Roux de Bézieux pensait-il vraiment que ces dossiers n’allaient jamais atterrir un jour sur son bureau ? » s’interroge un ex-familier de la maison à l’époque de Pierre Gattaz.

Les 35 heures sur la table.

Les deux premières éditions des rencontres des entrepreneurs de France (REF), instaurées en 2019 à l’hippodrome de Longchamp par l’actuel patron des patrons pour succéder aux universités d’été de Jouy-en-Josas, étaient riches en sujets de réflexion économiques, sociétaux ou environnementaux, mais étonnamment chiches sur les questions liées au travail en lui-même. « C’est pourtant pour cela qu’elles avaient été inventées par le duo Sellières-Kessler en 1999 », se souvient le délégué général d’une grande fédération patronale. De l’édition 2020, emblématique du virage sociétal du Medef, on retient surtout la forte appétence du monde patronal pour les questions de laïcité sur le lieu de travail, d’intégration des minorités ou de transition écologique, avec, au casting, la présidente de Greenpeace Jennifer Morgan, la militante décroissante Camille Étienne, ou le candidat putatif d’EELV aux présidentielles 2022 Yannick Jadot, mais sur le volet social, quasiment rien. Ou plutôt si. Une « boulette » du président du mouvement, remettant sur la table la question d’une révision des 35 heures en mode « travailler plus » pour permettre aux entreprises à la trésorerie impactée par la crise sanitaire de reprendre pied après plusieurs mois d’activité en berne. Un sujet sur lequel Geoffroy Roux de Bézieux avait déjà lancé un premier ballon d’essai en avril, avant de rétropédaler devant les réactions offusquées du monde syndical. « C’est une position un peu dogmatique qu’on aurait davantage attendue de la part d’un émule de Pierre Gattaz que de lui. J’ignore si, à titre personnel, il pense réellement qu’une révision des 35 heures est nécessaire, mais là, il se fait le relais de la base, plutôt conservatrice sur cette question », indique Martin Richer, président du cabinet Management &RSE, qui a collaboré au think tank Terra Nova. Difficile à suivre, Geoffroy Roux de Bézieux souffle le chaud et le froid en même temps. Sur le plan sociétal, il se fait le défenseur de l’accélération de l’égalité hommes-femmes, a les yeux de Chimène pour la responsabilité sociale des entreprises (RSE) qu’abhorrait son prédécesseur, a doté l’organisation d’une raison d’être, certes peu engageante (« agir pour une croissance responsable ») mais volontariste, fait l’éloge de la croissance durable, donne des signes d’encouragement au développement de l’actionnariat salarié… Mais en matière de production de doctrine sociale, le compte n’y est pas. « Le Gouvernement a amplement repris la main sur ces sujets. Sur la formation professionnelle ou l’assurance-chômage, il n’y a plus grand-chose à négocier, et Geoffroy Roux de Bézieux ne s’en plaint pas trop », explique Pierre Ferracci, président du Groupe Alpha. Il est vrai que le nouveau dirigeant du Medef, qui a présidé l’Unédic entre 2008 et 2010, n’a jamais fait mystère de sa volonté d’en finir avec le paritarisme et les grandes négociations interprofessionnelles pour renvoyer le dialogue social à l’échelle de l’entreprise.

Et le télétravail ?

Ce retrait progressif du paritarisme explique en partie les réticences initiales de l’organisation patronale à s’engager dans une nouvelle négociation sur le télétravail. Le chef de file de la délégation patronale Hubert Mongon, le « monsieur emploi » du Medef et délégué général de l’IUMM, a dû batailler pour obtenir un mandat a minima, face à des branches franchement hostiles à l’idée d’un retour aux grands-messes interprofessionnelles. « En interne, le Medef dit non à un ANI. Dans ma branche, toutes les grandes entreprises adhérentes ont engagé des négociations sur le télétravail. Nul besoin d’un accord interpro qui ne tiendra, de toute façon, pas compte des spécificités sectorielles » observe Jacques Creyssel, délégué général de la Fédération du commerce et de la distribution (FCD). En creux : le Medef y est allé pour répondre aux injonctions de l’État, mais sans enthousiasme. Preuve cependant que le cordon n’est pas complètement coupé avec l’ancien monde : l’organisation a accepté le principe d’une négociation sur la santé au travail. Là encore au vif déplaisir des contempteurs du dialogue social interprofessionnel. Toutefois, s’il a choisi de ne pas renverser la table d’un coup et continue d’entretenir des relations cordiales avec les dirigeants syndicaux réformistes, comme Laurent Berger (CFDT) ou Yves Veyrier (FO), le projet final n’échappe à personne, avenue Bosquet : « L’ère Kessler, c’est terminé ! » traduit un insider du mouvement.

La fuite des grandes figures.

Pour autant, la conjonction des visées libérales de Geoffroy Roux de Bézieux et de la reprise en main étatique des grands dossiers sociaux depuis l’avènement d’Emmanuel Macron n’explique pas l’assèchement de la pensée sociale de l’organisation patronale. « GR2B », comme le surnomment ses twittos, a beau multiplier les rencontres publiques ou privées avec des experts comme l’économiste Jean-Hervé Lorenzi, le sondeur Jérôme Fourquet ou le géographe Christophe Guilluy, aucun agenda de long terme n’en sort. La raison ? La ressource humaine pour « penser social » manque en interne. « Les Denis Kessler, Jean-François Pilliard, Jean-Charles Simon ou Antoine Foucher qui produisaient de la doctrine sont tous partis. Les grandes figures, comme Bernard Spitz, ancien président de la fédération des assurances, ou Jean-Dominique Senard, président de Renault, qui proposaient des idées parfois innovantes, parfois provocatrices, et qui disposaient d’une vision sociale de long terme, sont en retrait. Même le Groupement des professions de services (GPS), qui s’était constitué sous Gattaz comme contrepoint idéologique à l’IUMM, semble aux abonnés absents. C’est un peu comme si les syndicats patronaux commençaient à connaître les mêmes évolutions qui ont affecté les partis politiques, dévitalisés de la construction des idées au profit des think-tanks », regrette Martin Richer.

Sauf que les grands think-tanks pro-business comme l’Institut Montaigne ou l’Institut de l’Entreprise, n’ont guère davantage table ouverte auprès de Geoffroy Roux de Bézieux, sauf, concernant le second, sur les questions de RSE ou de gouvernance d’entreprises. L’IUMM elle-même, habituellement productrice de concepts pour le patronat, semble avoir accepté de n’être plus que la béquille technique du Medef sur les grands dossiers sociaux, en dépit de son retour en grâce en mai dernier avec son accord sur l’activité partielle de longue durée (APLD) qui fournira la matière au Gouvernement pour muscler les dispositifs de chômage partiel. « N’en faisons pas des tonnes avec l’APLD. Ce n’est qu’une reprise de ce qui s’est fait en Allemagne lors de la précédente crise. Ça ne signe absolument pas le retour de la métallurgie comme apporteuse d’idées au Medef », tempère un dirigeant de fédération.

« Vendre l’entreprise. »

« Geoffroy Roux de Bézieux veut construire un Medef d’entrepreneurs, pas de doctrinaires. C’est un bon communicant qui sait ’vendre l’entreprise’. Pour lui, l’organisation doit se transformer en lobby pro-business, et le lobbying ne nécessite pas de corpus intellectuel puissant comme à l’époque de Denis Kessler », résume Pierre Ferracci. Le parcours entrepreneurial de l’actuel dirigeant d’Oliviers &Co, une PME de production d’huile d’olive qu’il a rachetée en 2016, ne témoigne pas d’une vision long-termiste de l’entreprise. Ancien PDG de Virgin Mobile et de The Phone House, Geoffroy Roux de Bézieux a repris ces entreprises, les a restructurées – parfois brutalement – avant de les revendre. Un comportement pas forcément d’équerre avec la vision patrimoniale de l’entreprise encore défendue par nombre d’adhérents de la base. « C’est peut-être ce conservatisme ambiant qui a poussé Geoffroy Roux de Bézieux à s’appuyer sur Patrick Martin, dirigeant d’une ETI familiale issu des Medef territoriaux, et à en faire le président délégué du mouvement pour rassurer les troupes », note un petit patron affilié CPME.

Reste à savoir si la direction « schumpétérienne » des entreprises pratiquées par Geoffroy Roux de Bézieux peut s’adapter à une vieille maison comme le Medef qui possède ses habitudes, ses façons de faire, sa culture, ses résistances… et sa responsabilité de régulation sociale, que l’on imagine mal le voir abandonner du jour au lendemain sans bouleverser en profondeur les grands équilibres sociaux. Sur ce dernier point, le président a déjà donné des gages : « Pour peu impliquante qu’elle soit, la raison d’être de l’organisation a été mûrement pensée et intègre la notion de durabilité. Il voulait changer le nom du Medef en ’Entrepreneurs de France’ et ne l’a finalement pas fait. Il sait que les choses ne doivent pas être brusquées », annonce Martin Richer. Au point de ne pas faire complètement table rase du passé social et paritaire ?

Auteur

  • Benjamin d’Alguerre