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“Pour un état professionnel des personnes”

Actu | Entretien | publié le : 01.12.2020 | Muriel Jaouën

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“Pour un état professionnel des personnes”

Crédit photo Muriel Jaouën

Alain Supiot dénonce l’abdication d’une société régie par les lois face à la montée en puissance du dogme néolibéral et prône la création d’un statut du travail.

Votre ouvrage « La gouvernance par les nombres »1, publié en 2015, vient d’être réédité en format poche. Quelle thèse y développez-vous ?

Alain Supiot : À partir du xixe siècle, s’est progressivement imposée une conception quantifiée et mesurable des sociétés humaines. L’idéal normatif d’une société régie par des lois démocratiquement délibérées a été concurrencé par celui d’une société régie par le calcul. D’abord, le calcul centralisé de la planification soviétique, puis de nos jours, l’ajustement des calculs d’utilité individuelle inhérent à la “régulation” néolibérale. La gouvernance par les nombres est l’expression normative de cet imaginaire scientiste et cybernétique, qui n’est plus celui d’un Gouvernement, mais d’une programmation des êtres humains, censés agir conformément à un « logiciel » ou à un « ADN » comportemental.

La marchandisation du travail n’est pas nouvelle…

A. S. : En effet, elle est l’objet même du contrat de travail. Dans ce montage juridique, le salaire est ce que l’on appelait la « cause » juridique du travail. Ce dernier est une quantité de temps subordonné, échangé contre une quantité d’argent. Sur la façon de travailler, sur le produit de son travail, autrement dit sur l’œuvre accomplie, le salarié n’a aucun droit. Il est contractuellement dessaisi de son propre travail, du pourquoi et du comment il l’effectue, car cela relève du pouvoir exclusif de l’employeur. Avec le néolibéralisme, ce dessaisissement s’est étendu aux dirigeants d’entreprise eux-mêmes. Dès lors, les questions qualitatives du sens et du contenu du travail, qui sont aussi cruciales du point de vue écologique que du point de vue social, ne sont plus posées nulle part2. D’où la nécessité d’instaurer une véritable démocratie économique en complément de la démocratie politique.

Comment cet ordre spontané du calcul se traduit-il dans le champ du droit social ?

A. S. : Je citerais deux exemples récents. Tout d’abord, la fixation par ordonnance, en 2017, d’un barème qui s’impose au juge appelé à sanctionner un licenciement illégal. Avant cette réforme, la victime d’un tel licenciement pouvait obtenir la condamnation de l’employeur à la réparation intégrale de son préjudice. Désormais, l’employeur qui décide de violer la loi ne court plus un tel risque. Sachant à l’avance ce que cette violation lui coûtera, il peut calculer si le jeu en vaut la chandelle. Il peut même se prémunir de toute poursuite en justice, en offrant au salarié une indemnisation transactionnelle d’un montant au moins égal au barème. La loi elle-même se met ainsi au service d’un calcul d’utilité. Autre exemple, le projet de réforme des retraites. Fondé sur une équation monétaire (« un euro cotisé donne les mêmes droits pour tous »), il est censé établir un système capable de s’ajuster à toutes les variations démographiques, sociologiques ou économiques. Serait ainsi évacué, jusqu’à la fin des temps, tout débat politique sur les solidarités entre professions et entre générations. Rattrapés par la réalité, les promoteurs de cette réforme ont été contraints d’empiler les dérogations, métamorphosant cette formule magique en une usine à gaz, dont le Conseil d’État a justement pointé l’incohérence.

Pourquoi la gouvernance par les nombres entraîne-t-elle un retour en force des liens d’allégeance ?

A. S. : Nous assistons à un affaiblissement délibéré des droits de représentation et de négociation collective, qui permettaient de métaboliser la violence sociale en convertissant les rapports de force en rapports de droit. Le démantèlement des mécanismes juridiques garantissant un certain équilibre des forces dans le champ économique ne peut conduire qu’à une résurgence des liens d’allégeance. Faute d’une loi égale pour tous, le faible doit, pour espérer s’en sortir, faire allégeance au fort. D’une manière générale les entreprises sont aux avant-postes de cette évolution. Toutes celles qui se trouvent prises dans les chaînes internationales de production sont asservies à leurs donneurs d’ordre. Et les donneurs d’ordre ont réciproquement intérêt à diversifier leurs fournisseurs et sous-traitants pour limiter les risques de rupture de leurs chaînes d’approvisionnement mis en pleine lumière par la pandémie. L’une des conséquences les plus préoccupantes de cette évolution est que ces chaînes sont aussi des chaînes d’irresponsabilité écologique et sociale. Ceux qui y détiennent la réalité du pouvoir économique n’ont plus à répondre des conséquences dommageables de leurs décisions. La question posée aujourd’hui au droit du travail n’est donc plus seulement de régler le rapport d’un employeur et d’un collectif de travail dans une entreprise identifiée, mais bien d’encadrer les liens d’allégeance qui se tissent au sein des réseaux de production et de distribution3.

N’y a-t-il pas des formes de travail qui résistent à cette tendance générale ?

A. S. : Deux formes de travail au moins ont échappé à la marchandisation : les professions libérales et la fonction publique. Toutes deux sont les héritières de conceptions du travail antérieures au capitalisme. De cet « héritage », la fonction publique a conservé d’une part un statut correspondant à une vie professionnelle tout entière consacrée au service du public ; d’autre part l’idée de dignité qui, attachée à ce service désintéressé de l’intérêt général, est indépendante de la position hiérarchique. La revendication de cette dignité se retrouve dans tous les mouvements sociaux affectant la fonction publique, comme on peut le voir aujourd’hui à l’hôpital public. Ce modèle est-il un fossile juridique appelé à être emporté par la marchandisation de toutes les formes de travail et la paupérisation méthodique de tous les services publics, ou au contraire une source d’inspiration utile pour relever les défis écologiques, technologiques et démocratiques des temps présents ? Je penche pour la seconde hypothèse, car seule une logique statutaire peut permettre de sortir des impasses du « travail marchandise ». Ce réinvestissement du sens et du contenu du travail n’est pas aujourd’hui un luxe ou un supplément d’âme, c’est une condition indispensable pour sortir des impasses écologiques et sociales de la globalisation.

Vous prônez la création d’un statut du travail…

A. S. : Le contrat de travail a servi à englober dans le contrat un statut protecteur assurant un minimum de sécurité physique et économique. Il conviendrait d’englober le contrat dans la logique statutaire d’un « état professionnel des personnes » tel que nous l’avions esquissé il y a vingt ans pour la Commission européenne4. Cadre normatif commun à toutes les formes de travail, indépendant ou salarié, public ou privé, bénévole ou rémunéré, un tel état professionnel doit permettre de combiner liberté, sécurité et responsabilité. Tout jeune sait bien que la sécurité d’un statut, plus que la précarité d’un contrat, favorise la liberté, la capacité de prendre des risques et de créer du neuf. Un tel statut doit donc faire une large place à la démocratie économique et écologique.

Sous quelle forme ?

A. S. : Nous avions préconisé la reconnaissance de « droits de tirage sociaux », notion qui depuis a connu un succès divers. De tels droits ont pour objet de mobiliser des solidarités nouvelles au service d’une plus grande liberté dans le travail tout au long de la vie, pour se former, changer de métier, s’engager dans une association, un projet entrepreneurial. Il me semble que cet horizon colle assez bien avec les aspirations des jeunes générations. Un autre pilier de ce nouveau statut du travail devrait être bien sûr la démocratie économique déjà mentionnée, qui réintégrerait dans le périmètre de la justice sociale les questions du sens et du contenu du travail, qui en ont été exclues par le modèle fordiste. C’est en repensant ainsi le travail au xxie siècle, que l’on pourrait mettre la révolution numérique au service de l’émancipation, favoriser l’initiative et la créativité et œuvrer ensemble à la restauration de nos milieux vitaux5.

Alain Supiot, juriste

Né en 1949, Alain Supiot est docteur en droit et agrégé de droit. Spécialiste du droit social, il a été successivement professeur à l’université de Poitiers, puis de Nantes, avant d’être élu en 2012 au Collège de France, où il a occupé jusqu’en 2019 la chaire « État social et mondialisation : analyse juridique des solidarités ». Il a également fondé l’Institut d’Études Avancées de Nantes, qui accueille en résidence des scientifiques de tous les continents. Alain Supiot est l’auteur de nombreux ouvrages qui font référence dans la théorie du Droit.

(1) « La Gouvernance par les nombres », Fayard, deuxième édition Pluriel 2020.

(2) « Le travail n’est pas une marchandise. Sens et contenu du travail au xxie siècle », édition du Collège de France, 2019.

(3) « Face à l’irresponsabilité : les ressources de la solidarité », éditions du Collège de France, 2018.

(4) « Au-delà de l’emploi. Rapport pour la Commission européenne (1999) », deuxième édition, Flammarion, 2015.

(5) « Le travail au xxie siècle : livre du centenaire de l’OIT », éditions de l’Atelier, 2019.

Auteur

  • Muriel Jaouën