logo Info-Social RH
Se connecter
Newsletter

Décodages

TAE, l’école de management des territoires zéro chômeur

Décodages | Insertion | publié le : 01.11.2020 | Catherine Abou El Khaïr

Image

TAE, l’école de management des territoires zéro chômeur

Crédit photo Catherine Abou El Khaïr

Bientôt expérimenté à grande échelle en France, le projet de « territoires zéro chômeur » est déjà mené depuis 2017 dans dix secteurs « pilotes ». Une expérience aussi inédite qu’exigeante en matière de management pour les porteurs de ces projets au niveau local. Lors d’une journée de formation, ils ont découvert l’atelier « modèle » géré par ATD Quart-Monde, à l’origine du dispositif.

Une quinzaine de minutes, c’est ce qu’il faut pour atteindre à pied l’atelier « TAE », ou « travailler et apprendre ensemble ». De la station de RER, le chemin qui y mène fait passer entre des barres d’immeubles, le long d’allées boisées. Bienvenue dans le quartier prioritaire des Hauts-Bâtons, à Noisy-le-Grand, dont une partie a été achetée à l’époque par l’abbé Pierre pour accueillir des centaines de familles sans logement. Les bidonvilles d’alors ont laissé place à un vaste quartier d’habitations plus ou moins neuves, sous l’effet des programmes de rénovation urbaine. À cheval entre la Seine-Saint-Denis et la Seine-et-Marne, c’est toute une zone qui porte l’empreinte de l’action du mouvement ATD Quart-Monde et où se situe notre point d’arrivée : un hangar rempli de pièces d’ordinateurs, vouées à être reconditionnées puis expédiées. Appelé TAE par les initiés, il s’agit du « laboratoire » qui a servi de base au projet « territoires zéro chômeur de longue durée ».

Point de hasard, donc, si en cette fraîche matinée, on y croise des gens venus de Paris mais aussi de Prémery, de Mauléon, ou encore de Tourcoing. C’est dans ces villes que l’on trouve les dix territoires « pilotes » de l’expérimentation « zéro chômeur », sélectionnés en 2016, et auxquels s’ajouteront bientôt 50 nouveaux territoires par une seconde loi d’expérimentation qui vient d’être adoptée au Sénat. Leur particularité ? Avoir créé des « entreprises à but d’emploi », qui identifient et qui réalisent alors des prestations locales, non couvertes par des emplois publics ou privés : services à la personne, recyclage, livraisons… Ces services sont réalisés par des chômeurs de longue durée, recrutés en CDI. Le recrutement est soutenu par les pouvoirs publics, qui versent une subvention à ces EBE. Le pari est qu’en créant de tels emplois, on réduise les « dépenses passives » liées au chômage. Lancé sous le quinquennat Hollande, le projet territoires zéro chômeur a obtenu l’adhésion de son successeur. Une initiative « formidable » qui remet « l’insertion, l’accompagnement vers l’emploi au cœur de notre système de minima sociaux », déclarait Emmanuel Macron en 2018, y voyant un outil supplémentaire de lutte contre la pauvreté.

Entreprise « incluante ».

Voilà trois ans que les dix territoires pionniers ont fait leurs premiers pas, montant leurs entreprises. Environ un millier de salariés sont aujourd’hui employés dans les EBE, selon l’association territoires zéro chômeur de longue durée qui chapeaute ces dispositifs. Parties de zéro, ces structures ont besoin d’un appui, d’où la venue de certains des encadrants à Noisy-le-Grand. Objectif : assimiler les fondamentaux de l’entreprise « incluante » au cœur du fonctionnement de l’atelier TAE. Ce site emploie en CDI une vingtaine de salariés, arrivés ici après des parcours difficiles mais plutôt fidèles au poste. Une exception dans le secteur de l’insertion par l’activité économique, dont les contrats signés avec leurs bénéficiaires sont obligatoirement à durée déterminée. « On ne fait pas de l’insertion, on fait de l’inclusion », lance Nicolas Thomas, le jeune directeur adjoint de TAE. « Il y a des ronds qu’on ne peut pas changer en carrés, souligne-t-il pour illustrer la philosophie du lieu. Il faut donc que l’entreprise soit ronde pour que tout le monde puisse y rentrer », poursuit-il. Le message résonne dans les têtes des stagiaires, venus réfléchir à leurs pratiques du management. Car le sujet n’a rien d’évident pour ces structures où l’autogestion prévaut, dans cette volonté de valoriser la participation de tous. « On peut avoir affaire à des caractères assez particuliers », confie une participante, qui espère obtenir « des réponses à des situations complexes à gérer ». Une autre veut « améliorer l’investissement des personnes » tout en étant moins directive, mais aussi réduire sa « propension au jugement ». Un troisième confie ne pas savoir comment communiquer avec ses équipes, pour leur faire comprendre qu’il est important de générer du chiffre d’affaires. Autant d’aveux qui font écho à un rapport d’évaluation de l’expérimentation, publié fin 2019. « Le fait que certaines entreprises à but d’emploi (EBE) soient passées très vite à un effectif de plusieurs dizaines de salariés a généré des problèmes d’organisation interne et de management, qui ont, dans certains cas, conduit à des conflits entre direction et salariés ou entre les salariés eux mêmes », peut-on y lire.

Bienveillance et droit à l’erreur.

Étant eux-mêmes passés par là, les directeurs de TAE insistent pourtant sur le bien-fondé de leurs méthodes. Le licenciement est ainsi exclu dans cet atelier d’insertion, même en cas de longues absences. Salarié de la structure, Jean-François en témoigne. « Pendant une semaine, l’un d’entre nous est resté sur le même ordinateur. Dans une entreprise normale, un chef lui aurait indiqué la porte », lance-t-il. La bienveillance et le droit à l’erreur constituent d’autres valeurs centrales au sein de l’atelier. Lors de la réunion du lundi, par exemple, les équipes font le point sur les personnes absentes et prennent de leurs nouvelles si cela est nécessaire. Quant à l’enquête d’ambiance hebdomadaire, elle permet à chaque salarié d’exprimer un commentaire sur un petit papier s’il le souhaite. « On ne fait pas que produire, on fait les anniversaires, on parle des absents. On fait des activités en commun, des pauses-café. Ce sont des choses qui vont ensemble », ajoute Jean-François, coiffé de sa casquette siglée PSG sur la tête.

À cette convivialité s’ajoute une organisation du travail, où prévalent polyvalence et autonomie. « Si l’un n’est pas là, tout le monde le remplace. Les remplacements se font sur la base du volontariat, et il est rare qu’il n’y ait pas de volontaires », explique Nicolas Thomas. Aucun système de récompense n’est mis en place pour stimuler la motivation des équipes. « La carotte ou le bâton, cela crée le même effet : un mécanisme de comparaison », abonde Jean-Christophe Plisson, le coach formateur. « Car, très vite, on va avoir des bons et des mauvais. Celui qui n’a pas la récompense sera jugé mauvais. Or, c’est mettre les gens devant une incapacité », explique Pierre-Antoine Béraud, le directeur de la structure. Pour cet ancien « ouvrier compagnon » qui a d’abord participé au travail de l’équipe avant de la superviser, la bienveillance, la stabilité du CDI ainsi que l’animation du collectif créent les conditions pour que chaque salarié progresse à son rythme et s’accorde avec ses collègues. Charge ensuite à « ceux qui donnent plus à l’entreprise » de comprendre « qu’ils le font pour compenser ceux qui donnent moins », décrypte-t-il. Beaucoup d’idées pas simples à appréhender, pour les participants de la formation. Devant le “miracle” TAE, certaines réactions sont perplexes. Une participante confie avoir « plus de questions que de réponses ». D’autres s’accrochent aux premiers messages clé : associer les salariés aux décisions, croire en la capacité « d’autorésilience » du collectif, ou encore se débarrasser d’idées préconçues sur l’entreprise.

Pas d’entreprise « libérée ».

Pas de quoi désarçonner les équipes de TAE, dont les futures sessions promettent d’apprendre à mettre en place « des rituels et un cadre de travail incluant », « les sécurités nécessaires » pour les salariés, l’écoute « en vérité » ou encore de savoir « gérer la conflictualité ». Autant de formations qu’il faudra sans doute renouveler, alors qu’ils seront une cinquantaine de plus, au moins, à intégrer la seconde expérimentation. Face à cette prochaine vague, l’association territoires zéro chômeur de longue durée met les bouchées doubles pour former les futures équipes, où les questions RH seront abordées. « On ne va pas faire une entreprise libérée. Il faut de l’encadrement, il faut du management », a récemment souligné devant la presse sociale Laurent Grandguillaume, le président de TZCLD.

Un modèle qui intrigue le secteur privé

Si ATD Quart-Monde forme les encadrants des territoires zéro chômeur, l’association ne compte pas abandonner une autre ambition : influencer les pratiques de management dans le secteur privé. « Les entreprises classiques ont tout intérêt à être dans une posture plus humaine qu’elles ne le sont », estime Didier Goubert, un ancien directeur de TAE. Ex-cadre dirigeant de Suez, il estime qu’il peut être utile de s’inspirer des pratiques enseignées ici pour lever certains obstacles. « Dans les entreprises traditionnelles, il peut arriver aux directions de donner des objectifs limités, car elles savent que les équipes ne vont pas suivre. Ou bien susciter des résistances en interne en ayant des ambitions démesurées », estime-t-il.

C’est ainsi qu’une poignée de hauts potentiels d’Orange a participé à une précédente édition de la formation à l’entreprise incluante. « Les thématiques de la délégation, de la coopération, de l’empowerment, de la gestion des conflits ou de l’émotion au travail sont des thèmes assez communs. Mais la différence est dans l’intention de TAE. Pour les entreprises, la recherche de l’inclusion est développée au service du bien-être des salariés et de la performance. Là, pour TAE c’est l’inclusion qui est l’objectif », souligne Maud de Baglion, en charge des programmes de développement au sein de la direction France du talent management chez Orange. Pour cette responsable, « la différence se trouve aussi dans la forme. On n’est pas dans une salle feutrée avec des petits fours et des sièges confortables, on parle de vrais sujets avec de vraies personnes. On va vivre ce que l’on va apprendre », poursuit la cadre, qui n’exclut pas de promouvoir ce type de modules pour former les « leaders de demain » au sein d’Orange. Elle-même met déjà en pratique quelques idées nées à l’occasion de la formation : les concertations avec les salariés sur la répartition des tâches à réaliser ou encore les mini-sondages sur l’humeur avant de commencer les réunions, la gestion des conflits… « Beaucoup d’outils sont transposables », veut-elle croire. « Pendant les cinq sessions de formation, j’ai relu toute ma carrière chez Veolia. J’ai pris mieux conscience a posteriori du type de management que j’ai pu avoir », confie Vincent Duchateau, ex-directeur commercial parti depuis de l’entreprise. « J’aurais pu aller beaucoup plus loin dans mon management. Or, j’ai pris beaucoup trop de décisions seul, ou avec mes n-1, alors que nous aurions pu être beaucoup plus inclusifs », confie le quinquagénaire. L’expérience lui a aussi rappelé un autre souvenir : « Suite à la perte d’un contrat, on a dû se séparer d’une personne qui n’était pas la plus dynamique, ni la plus à même de trouver du travail. On aurait pu travailler collectivement pour trouver de nouvelles activités et, de ce fait, justifier le maintien de son poste. À la lecture de cette formation, j’aurais pu essayer quelque chose, qui même sans succès, aurait été très positif sur le plan managérial », regrette Vincent Duchateau. Depuis, il a décidé lui-même de s’investir dans un projet territoire zéro chômeur, à Bouffémont (Val-d’Oise), pour créer de nouvelles activités économiques… et surtout sociales.

Auteur

  • Catherine Abou El Khaïr