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Partir sans quitter son employeur

À la une | publié le : 01.11.2020 | Irène Lopez

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Partir sans quitter son employeur

Crédit photo Irène Lopez

La crise sanitaire a révélé l’efficacité du télétravail pour les métiers de support et de back-office. Ce travail à distance accroît les possibilités de mobilité géographique des travailleurs. Certains salariés en ont profité pour s’éloigner de leur lieu de travail, pour se mettre au vert tout en conservant leur poste. Cependant, des conditions sont à respecter pour que le travail à distance fonctionne. Et parfois, il a fallu convaincre le DRH, peu enclin à céder à l’engouement du télétravail…

Un cadre de travail différent, une nouvelle organisation… Lucie Coulon, responsable du développement de la Wild Code School, n’aperçoit plus la tête de son collègue lorsqu’elle lève la tête. À sa place, c’est la Seine et une forêt qui limitent son horizon. Au sein de cet organisme de formation qui emploie 80 salariés, le télétravail n’avait jamais été accepté par la direction. La crise sanitaire due au coronavirus a changé la donne. Cela faisait un moment que quitter Paris titillait la responsable du développement. Pendant le confinement, elle a continué à travailler en élisant domicile et bureau dans sa maison de campagne, située dans le Vexin, entre l’Île-de-France et la Normandie.

Mettre en place une routine

C’est la mise en place d’une solide organisation qui a permis de poursuivre ce travail à distance. « Nous nous sommes tous mis d’accord pour travailler de chez nous et pour nous rendre au bureau un jour par semaine, le même pour tous, afin de se retrouver », explique Lucie Coulon. Comme la frontière entre vie personnelle et vie professionnelle est fine, elle s’impose une routine : « Le matin, nous nous connectons tous en même temps. Nous passons en revue la journée de la veille et nous établissons les sujets qui vont nous occuper pendant la journée. Nous sommes connectés en permanence grâce à des outils conversationnels. Ils ont remplacé la machine à café. Le soir, je m’astreins à terminer à 18 h 30, heure à laquelle je sors promener le chien. Si je déborde, il s’impatiente et me rappelle à l’ordre. » Elle confie avoir gagné en qualité de vie et apprécie de ne prendre les transports en commun qu’une fois par semaine.

La crise sanitaire et, en particulier le confinement, a joué le rôle de catalyseur. « Jamais je n’aurais mis en œuvre le projet de déménager sans l’expérience forcée du confinement. En outre, jamais mon employeur n’aurait accepté sans avoir la preuve qu’il peut me faire confiance. Mon ancienneté de deux ans dans le poste l’a rassuré. Un collaborateur fraîchement embauché ne pourrait pas télétravailler quatre jours sur cinq », estime Lucie Coulon

Fabrice Dubesset est l’auteur de « Libre d’être digital nomad. Vivre, voyager et travailler n’importe où, librement », paru aux éditions Diateino en septembre 2020. Pour les besoins de son enquête, il a rencontré des salariés qui ont décidé de travailler ailleurs tout en restant fidèles à leur entreprise. « Parfois, la seule condition pour que le télétravail fonctionne est le lien physique, la présence sur site. Même si on télétravaille à l’autre bout de la planète, il faut revenir au bureau de temps en temps », explique-t-il. C’est le cas d’une trentenaire française, cadre en charge du marketing, lassée par le métro-boulot-dodo parisien. « Souhaitant vivre à Istanbul, elle parle de télétravail à son employeur qui refuse, et pose sa démission. Il revient alors sur sa décision, ne voulant pas perdre un élément important », raconte-t-il. Si cette cadre dynamique vit en Turquie, visiblement épanouie, elle respecte cependant une condition fixée par son employeur : passer, chaque mois, quelques jours au sein de son entreprise.

Sécuriser les réseaux informatiques

Outre la confiance établie entre l’employeur et le salarié, une solide organisation pour éviter de se laisser déborder, l’obligation de se rendre au bureau à des moments précis, il y a une condition mal appréhendée par les salariés auxquels les DRH doivent être sensibles : il s’agit de la sécurité des données de l’entreprise.

Philippe Mennrath, DRH d’Alsace Lait, une petite coopérative laitière qui emploie près de 300 collaborateurs, met en garde ses collègues qui accepteraient le télétravail à leurs collaborateurs : « Pendant le confinement, nous sommes passés de 0 % de télétravail à 100 % pour les métiers qui le permettaient. Or, nous n’y étions pas préparés en matière de matériel. Je fais référence à la sécurité VPN, à la connexion… Autrement dit, à la sécurité informatique de l’entreprise qu’il a fallu assurer ». C’est exactement le problème qu’a rencontré Julie lorsqu’elle s’est installée à l’île Maurice avec l’accord de son employeur. Fabrice Dubesset cite l’exemple dans son ouvrage : « Ce n’était pas tant la distance qui posait problème que l’inconnu quant à la qualité de la connexion qu’elle aurait sur l’île. Et l’éventualité d’un gros problème informatique, comme le vol de son matériel, (et le pillage des données), ou la panne d’ordinateur. L’entreprise n’étant absolument pas présente ni représentée à Maurice, ni la DRH ni elle n’avaient envisagé tous les cas de figure pour se préparer à ces éventualités. Elles y ont rémédié en prenant des dispositions techniques, ainsi que de solides assurances. »

Gagner en productivité

D’après les résultats d’une étude commanditée en juin dernier par l’Association nationale des DRH (ANDRH), « une majorité de DRH est favorable à l’adoption plus large du télétravail après le confinement ». Mais les motivations diffèrent. Plus de 90 % des DRH pensent que le télétravail permet une meilleure réponse aux attentes des collaborateurs. Et près de 64 % attendent du télétravail des gains de productivité. Ce que confirme l’étude Global Workplace Analytics, « Telecommuting Trend Data », qui date d’août 2019 : les télétravailleurs seraient entre 35 et 40 % plus productifs que leurs collègues restés au bureau. Enfin, 61 % des interrogés (456 entreprises consultées par BCG Consulting) estiment que ce nouveau mode d’organisation permettra une réduction de l’empreinte carbone de l’entreprise.

Si les directions plébiscitent le travail à distance, sont-elles prêtes à accepter que des collaborateurs vivent dans une autre région que le lieu d’implantation de l’entreprise ? « Quitter la région où l’on travaille est une demande de plus en plus importante. Au sein de l’ANDRH, nous l’avons constaté : un tiers des professionnels qui vivent en Île-de-France souhaitent retourner dans leur région d’origine », indique Laurence Breton-Kueny, vice-présidente de l’ANDRH. Très concrètement, pour elle, deux sujets sont à prendre en compte : l’éligibilité du métier, et la problématique de la prise en charge financière d’un tel éloignement. Ce dernier point est une pierre d’achoppement dans le projet des citadins. Elle précise : « Dans la réglementation, les frais de déménagement sont à la charge de l’entreprise, tout comme les frais des déplacements professionnels. Et cela peut très vite constituer des montants non négligeables. Je pense ainsi à un collaborateur qui prendrait l’avion et qui effectuerait le trajet aller-retour Toulouse-Paris, par exemple. Cela surenchérit le coût du télétravail. » On l’imagine, Laurence Breton-Kueny n’est « pas favorable au tout télétravail ».

Rester fidèle à l’ADN de l’entreprise

Gilles Cavallari est président de Samsic RH (entreprise dédiée à l’interim, au recrutement et à la formation) qui appartient à un groupe familial breton de 96 000 collaborateurs. Au sein de la société, les dents grincent quand est évoqué le 100 % télétravail. « Nous réalisons des prestations humaines. L’ADN de Samsic est fort. Nous ne nous risquerons pas à le voir se diluer. Le groupe, créé en 1986, s’est construit avec des liens familiaux entre la direction et ses salariés, d’où une réticence », souligne Gilles Cavallari. Le président de Samsic RH reconnaît néanmoins imposer le télétravail aux collaborateurs en charge de la paie : « Nous sommes encore en pleine pandémie. Dans les zones où le virus circule très activement, nous ne prenons pas le risque de faire venir les salariés au bureau. Nous devons éditer 100 000 bulletins de paie chaque mois, et nous ne pouvons pas nous permettre de gripper la machine. » Pour lui, il faut rester prudent et ne pas chercher à massifier le télétravail, car l’entreprise pourrait y « perdre son âme ». Philippe Mennrath, DRH d’Alsace Lait, rappelle volontiers les difficultés qu’il a rencontrées pendant le confinement : « Manager à distance n’a pas été facile. Heureusement, cela s’apprend, mais nous n’avons pas eu le temps de faire des formations. Il a fallu apprendre sur le tas. » La direction n’exclut pas d’en faire un accord, mais ce ne sera pas cinq jours sur cinq. Au sein d’Alsace Lait, « on tient à la machine à café ». Philippe Mennrath a également été DRH dans des groupes employant plus de 3 000 collaborateurs. Le télétravail, il connaît. Mais pas comme l’imaginaire collectif l’entend. « Je n’avais pas les pieds sur le bureau, un cocktail dans une main. Je travaillais à distance dans ma voiture ou pendant les correspondances, entre deux trajets. » « Partir s’installer au vert tiendrait davantage du fantasme que de la réalité », analyse Karim Cherif, associate partner au sein de Magellan Consulting, un cabinet qui accompagne les DRH sur l’organisation de leur fonction. Karim Cherif confie ne pas être favorable au télétravail pour ses équipes. Il aime les voir, « les challenger », écrire sur un tableau… Il veut démystifier le travail à distance : « Le télétravail n’est pas forcément source de bien-être. Certains collaborateurs, par manque d’organisation, n’arrivent pas à cloisonner vie personnelle et vie professionnelle et se plaignent de finir leur journée à 21 heures. Le cas du manager toxique est un autre exemple. Ce n’est pas parce qu’on sera loin que le boulot sera plus agréable. Il peut appeler toutes les demi-heures et être toujours aussi désagréable. La distance n’y changera rien. »

De façon générale, les DRH souhaitent tempérer l’engouement des salariés. Laurence Breton-Kuney, vice-présidente de l’ANDRH, se fait leur porte-parole : « Aujourd’hui, la crise n’est pas finie. Nous gérons encore une grosse partie de l’organisation du travail. Il faut faire preuve d’intelligence, et le collaborateur ne doit pas faire primer l’intérêt individuel. Nous, DRH, devons gérer le collectif. »

Auteur

  • Irène Lopez