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Le syndicalisme britannique à l’épreuve du Brexit

Décodages | Grande-Bretagne | publié le : 01.10.2020 | Stéphanie Salti

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Le syndicalisme britannique à l’épreuve du Brexit

Crédit photo Stéphanie Salti

Face à l’hypothèse grandissante d’une absence d’accord entre le Royaume-Uni et l’Union européenne, les syndicats britanniques s’inquiètent du démantèlement de la législation sociale et des conditions des salariés.

Fin août, le septième round des négociations sur la future relation commerciale entre l’Union européenne et le Royaume-Uni s’est à nouveau achevé dans l’impasse. Les deux camps se sont rejeté la responsabilité de l’absence d’avancées alors que la date butoir du 31 décembre, qui marque la fin de la période de transition, se rapproche à grands pas. Les pourparlers achoppent toujours sur la question de la libre concurrence (level playing field) et de la pêche. Mais d’autres sujets soulèvent un certain nombre de crispations : les questions de l’immigration, la sécurité, les mécanismes d’arbitrage ou encore les garanties en matière de droits de l’homme ne sont toujours pas réglés. Devant cette impasse, les syndicats britanniques n’ont pas d’autre choix que de jouer les spectateurs attentifs : « Nous avions recommandé au Gouvernement britannique de faire appel à la société civile, aux syndicats et autres parties prenantes pour déterminer le futur du Royaume-Uni à l’extérieur de l’Union européenne, explique Elena Crasta, responsable européenne au sein du TUC (Trade Unions Congress). Mais nous n’avons pas été écoutés. » Pour la responsable syndicale, l’attitude du Gouvernement conservateur britannique mené par Boris Johnson contraste en tout point avec celle des instances européennes : « Le niveau d’accès à Bruxelles s’est fait de façon tout à fait naturelle », souligne-t-elle.

Négocier en solitaire.

Professeur de politique au sein de l’université de Warwick, Wyn Grant note que le Gouvernement britannique a fortement sollicité les organisations syndicales dans la gestion de la pandémie mais pas du tout sur le Brexit : « Dans le cas des négociations commerciales, le Gouvernement britannique estime disposer d’un mandat électoral qui lui donne le droit de négocier tout seul sa sortie, sans être contraint d’inclure les syndicats. » L’impossibilité de faire entendre sa voix dans les négociations est néanmoins vécue par le TUC comme une véritable frustration : la confédération ne veut pas d’une absence d’accord, dont elle estime les conséquences catastrophiques pour les droits des travailleurs et pour les emplois. Depuis l’annonce du référendum, le TUC et la majorité des syndicats britanniques ont pris parti pour le maintien du Royaume-Uni dans l’Union européenne. Seuls trois syndicats, représentant moins de 150 000 adhérents, s’étaient manifestés en faveur du Brexit : le RMT (le syndicat des transports), l’ASLEF (celui des conducteurs de trains), et la BFAWU, qui représente les travailleurs dans l’alimentation.

Évaluer les conséquences.

Lors du référendum, une large majorité de syndiqués (60 %) ont voté contre le Brexit. Or, cette orientation pro-européenne n’a pas toujours été au rendez-vous : « Jusqu’à la fin des années 1980, les syndicats britanniques considéraient le marché européen comme un club de riches peu soucieux des droits des travailleurs », rappelle Elena Crasta. Le plaidoyer européen de Jacques Delors, alors président de la Commission européenne, à l’occasion du congrès du TUC à Bournemouth en septembre 1988, marque un retournement radical dans la position de la confédération syndicale : « Jacques Delors a redonné une dimension sociale à l’intégration européenne qui a remporté l’adhésion du TUC, confronté à un environnement hostile dans son pays domestique sous l’ère néolibérale de Margaret Thatcher », analyse Elena Crasta. L’engagement européen du TUC se poursuit durant la décennie suivante. Et il faudra attendre le début des années 2000 pour que commence à émerger une critique des syndicats britanniques sur les orientations de l’UE en faveur de la libéralisation, des privatisations et, après la crise financière, de la politique d’austérité. Cette nouvelle inflexion du syndicalisme britannique s’accompagne aussi d’un retour à une attitude protectionniste : « Bien que sans liens directs avec les enjeux du Brexit, la crise de l’emploi industriel contribue à raviver les attitudes hostiles à l’Europe qui sont toujours restées vivantes au sein de la population ouvrière et chez les militants de base », écrit Jacques Freyssinet, chercheur associé à l’Ires, dans une étude sur les syndicats et sur le Brexit. La question du référendum s’invite alors dans ce climat de divisions : « Les syndicats britanniques ont développé une vue institutionnelle, qu’ils n’ont pas souhaité imposer à leurs membres », résume Becky Wright, responsable d’Unions 21, un forum de partage des bonnes pratiques syndicales outre-Manche, « mais dès que le résultat du référendum a été annoncé, ils l’ont accepté tout en faisant campagne pour préserver les droits des travailleurs ».

Parallèlement à celui du TUC, chacun des grands syndicats britanniques a ainsi développé son propre argumentaire en faisant valoir les conséquences désastreuses d’une absence d’accord sur leurs secteurs d’activité. Unite, qui couvre plus d’1,3 million de membres au total, alerte ainsi sur les effets catastrophiques d’une absence d’accord couplée au retour des règles de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) pour la survie de l’industrie manufacturière. Le syndicat, qui compte quelque 500 000 membres dans ce secteur d’activité, met notamment en évidence le chaos dans les chaînes d’approvisionnement et l’impact des droits de douane sur les produits importés. De son côté, GMB, qui compte 630 000 membres, a fourni dès juin 2019 une étude réalisée par le cabinet Acuity Analysis et pointe une augmentation de quelque 800 livres d’un panier de biens de consommation prioritaires, soit une hausse de 17 %, en cas de retour des règles de l’OMC. Très implanté dans le secteur public, le syndicat Unison, qui recouvre 1,3 million de membres, s’inquiète tout particulièrement de l’impact sur le secteur de la santé : « Nos membres ont voté à 52 % en faveur du maintien du Royaume-Uni dans l’Union européenne, soit l’exact contraire du résultat du référendum, rappelle Nick Crook, responsable des politiques au sein d’Unison. Dès que le résultat a été annoncé, nous avons décidé de minimiser toute possibilité d’interruption pour nos membres, déjà affectés par des gels de salaires, en soutenant la réglementation actuelle de l’UE. » L’inclusion de la NHS, le service de santé publique britannique, dans un accord potentiel entre Londres et Washington suscite tout particulièrement la méfiance du syndicat. Depuis la loi sur la santé de 2012 (Health and Social Act 2012), la NHS est ouverte à la concurrence du secteur privé, ce qui a aiguisé les appétits des entreprises étrangères, et plus spécifiquement américaines. Particulièrement actives dans le secteur de la santé mentale, ces sociétés, dominées par des acteurs comme Acadia Healthcare, cotée sur le Nasdaq, ou encore Cygnet Health Care, qui appartient à Universal Health Services, cotée au NYSE, couvrent 13 % du taux d’occupation des lits des hôpitaux outre-Manche, selon Candesic. « Nous craignons surtout qu’un accord avec les États-Unis rende la privatisation complètement irréversible et impossible à défaire par un potentiel futur Gouvernement travailliste », poursuit Nick Crook, qui s’inquiète aussi des velléités américaines en matière d’assouplissement de la protection des données de santé. Le syndicat s’est associé à d’autres organisations de santé et de l’aide sociale dans le cadre de l’initiative Cavendish Coalition, qui regroupe au total 37 associations ou syndicats outre-Manche. Depuis sa création, l’association a obtenu certains succès auprès du Gouvernement britannique dans le cadre de son lobbying sur le Brexit : « Par le passé, si les entreprises souhaitaient recruter du personnel de santé étranger qui ne figurait pas sur la liste des professions souffrant de pénurie outre-Manche, elles devaient prouver qu’aucune personne n’était susceptible d’occuper cet emploi sur le sol national, explique Kate Ling, responsable des politiques européennes au sein de NHS Employers, l’une des associations du Cavendish Coalition. Ce test a, depuis, été supprimé ». La responsable regrette néanmoins l’absence de progrès dans le secteur de l’aide sociale, affecté par le nouveau système d’immigration britannique censé entrer en vigueur en janvier 2021 et donnant la priorité aux travailleurs hautement qualifiés : « En Angleterre, dans ce secteur, les personnels gagnent à l’heure actuelle entre 16 400 et 18 400 livres (18 320 et 20 550 euros), soit moins que le seuil minimal de 20 480 livres (22 876 euros) préconisé dans le nouveau système d’immigration à points, explique-t-elle. Pour un secteur qui est largement dépendant de la main-d’œuvre étrangère – un salarié sur six est étranger – et qui rencontre de grandes difficultés à combler les 122 000 offres d’emploi en Angleterre, il serait peu judicieux de compter sur la main-d’œuvre domestique pour résoudre le problème du recrutement dans ce secteur. »

Le résultat du vote a d’ores et déjà affecté le recrutement dans certaines professions de santé : « Avant le référendum, nous enregistrions l’arrivée de quelque 2 000 sages-femmes étrangères sur le sol domestique », explique Jon Skewes, directeur exécutif au sein du Royal College of Midwives (RCM), le syndicat représentatif des sages-femmes, fort de 40 000 membres. « Après le référendum, ce chiffre est brutalement tombé à moins de 100. » Le responsable syndical évoque aussi le climat de xénophobie post-référendum à l’encontre du personnel de santé en provenance des pays de l’Europe de l’Est : « Le Brexit a créé une culture qui n’encourage pas l’ouverture et qui a réduit l’attractivité de notre pays pour les personnels de santé », estime-t-il.

Le temps presse.

Outre l’immigration, les inquiétudes des syndicats britanniques se portent sur un vaste éventail de sujets. Ainsi, Londres ne souhaite pas que les futurs différends commerciaux tombent sous la juridiction de la Cour européenne de justice. Or, avance Elena Crasta, « nous sommes extrêmement attachés à ce mécanisme de résolution, qui, a démontré par le passé son intérêt pour les travailleurs européens et britanniques ». Le démantèlement de la législation sociale britannique – des quatre semaines de congé annuel aux procédures de licenciements collectifs en passant par la situation des travailleurs en situation d’insécurité – est un sujet qui reste à résoudre. Mais le temps presse, et les espoirs s’amenuisent : « Les prochaines échéances électorales sont encore lointaines outre-Manche, analyse la syndicaliste. Le gouvernement de Boris Johnson pourra toujours rejeter la faute de l’échec des négociations sur les Européens et mettre sur le compte de la pandémie les difficultés économiques qui ne manqueront pas de se durcir au cours des prochains mois. » Michel Barnier, le négociateur en chef européen, l’a encore rappelé fin août : pour garantir la ratification d’un nouveau traité, un accord doit être trouvé d’ici au 31 octobre. Le compte à rebours a donc bel et bien commencé.

Auteur

  • Stéphanie Salti