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La charge mentale du travail, difficile à évaluer et à contenir

Décodages | Management | publié le : 01.10.2020 | Judith Chétrit

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La charge mentale du travail, difficile à évaluer et à contenir

Crédit photo Judith Chétrit

Gare aux RPS ! Au temps du coronavirus, « les métiers télétravaillables ont vu leur charge mentale et les difficultés de conciliation entre vie privée et vie professionnelle renforcées par la crise », d’après la note publiée en avril par France Stratégie. Sans être forcément liée à la crainte de perdre son emploi ou d’une contamination, cette vulnérabilité, qui concerne essentiellement les cadres en forfait jours, s’est surtout expliquée par une quantité de travail parfois plus intense que d’habitude sous forte contrainte de temps.

« Mal accompagné, le management à distance a pu engendrer un risque de surcharge cognitive en fonction de l’adaptation aux nouveaux outils, aux interruptions de connexion ou avec la vie personnelle », souligne Élodie Levy, responsable du programme prévention et promotion de la santé au sein d’Eovi Mcd Mutuelle.

En matière de qualité de vie au travail, la charge mentale n’est désormais jamais très loin dans les paroles des professionnels des ressources humaines. Rares sont les dispositifs mis en place au bureau qui n’ont pas pour but, entre autres, de l’alléger, comme si elle était un impondérable auquel tous les salariés étaient unanimement confrontés. Plateforme de répit pour les aidants familiaux, droit à la déconnexion, conciergerie d’entreprise, flexibilité des horaires, allongement du congé paternité… Autant de solutions pour diminuer, tant bien que mal, le trop-plein de sollicitations du cerveau pendant l’exécution d’un travail. D’autres sociétés de services aux entreprises se sont également lancées sur le créneau de la réduction des tâches administratives, comme l’automatisation des notes de frais ou bien le contrôle plus affiné du traitement d’e-mails. Car les salariés l’ont bien compris : face à la charge mentale qu’ils déclarent subir, ceux-ci mettent au point des stratégies de régulation comme la coupure des notifications. Afin de diminuer le temps de lecture et d’organisation des messages reçus, l’extension proposée par Mailoop permet ainsi de qualifier chaque e-mail reçu de la part de ses collègues pour agréger une série de retours à la fin du mois : la volumétrie des messages, l’horaire des envois, le choix des interlocuteurs, et la qualité des informations reçues. Et idéalement « de ne pas ajouter une charge mentale et de changer pour une manière plus efficace de communiquer », résume Arthur Vinson, le cofondateur qui l’a déployée au sein de Mazars, de Schneider Electric ou encore de Bouygues.

Déceler pour mieux traiter.

Mais parvenir à définir la charge mentale, à la quantifier et à la détecter est une autre affaire… Et peu d’entreprises investissent ce sujet, perçu comme subjectif et rapidement résumé à la gestion du stress au travail qui déborde sur la vie personnelle. « Lorsque nous effectuons des diagnostics sur l’absentéisme pour des entreprises, il est rare que cela soit mentionné, même s’il y a des éléments qui transparaissent et qui s’y rattachent, souvent associés à l’engagement et à l’épuisement professionnel », observe Julien Rémy, directeur du pôle commercial et technique au sein du courtier Gras Savoye Willis Tower Watson. Fin 2018, le baromètre Cegos « climat social et qualité de vie au travail » relevait que, parmi les 59 % de salariés qui indiquaient subir un stress régulier au travail, la charge de travail était citée comme la première source de stress pour 45 % d’entre eux à côté du sentiment d’isolement, du manque de soutien et d’une mauvaise organisation des missions chez les managers. Si les salariés sondés n’ont pas été interrogés sur la charge mentale, l’organisme de formation professionnelle précise que celle-ci continue d’être un poids supplémentaire pour les femmes, compliquant leur quotidien et leur progression de carrière.

Faire le distinguo.

Mais comment mieux en tenir compte dans les exigences d’un travail ? Ne faudrait-il pas plutôt parler de surcharge mentale ? Les spécialistes des neurosciences insistent sur la distinction avec la charge cognitive, qui décrit notre capacité de mémorisation des informations, avec ce sentiment actuel de surchauffe, pensant à trop de choses à la fois. « Je préfère en avoir une vision intégrative qui prend en compte plusieurs périmètres. Il y a autant le contenu du travail qui compte que le contexte, le temps et la marge de manœuvre laissée aux salariés », précise Edith Galy, professeure en ergonomie à l’université Nice Sophia-Antipolis. Découlant de la charge physique de travail évaluée par ses conséquences sur les corps des salariés, la charge mentale fait son apparition dès les années 1970 avec le développement du travail intellectuel au bureau et la multiplicité des sollicitations ainsi que des informations délivrées par différents canaux de communication pour décrire la gymnastique de nos cerveaux face à la compression et à l’accélération du temps. L’Insee et la direction de l’Animation de la recherche, des Études et des Statistiques du ministère du Travail l’utilisent pour la première fois en 1998 dans une enquête sur les conditions de travail, mais le terme reste plutôt cantonné à la recherche. « Nous avons progressivement commencé à interroger les salariés sur les liens entre la charge mentale et la pénibilité du travail. Il fallait bien apprécier la différence entre les conditions du travail et l’appréciation portée par les salariés », se souvient Sylvie Hamon-Cholet, alors à la direction de cette étude quadriennale. Cette notion approfondie par plusieurs disciplines, comme la psychologie, l’ergonomie ou la sociologie, est remise au goût de la société vingt ans plus tard dans une BD de la dessinatrice Emma qui se plaint non seulement d’assumer la plupart des tâches ménagères, mais également leur planification. Par « charge mentale », celle-ci entend surtout l’articulation entre la vie privée et la vie professionnelle.

Certains secteurs et métiers se sont préoccupés plus tôt que d’autres de l’évaluation de la charge mentale de leurs personnels pour améliorer leurs performances, réalisées notamment dans des conditions à risque qui nécessitent une importante capacité de concentration et d’adaptation. Professeure en neurosciences à l’université Toulouse – Jean Jaurès, Claudine Mélan a ainsi été sollicitée par des centres spécialisés dans les contrôles aériens à Toulouse ou à Reims pour mener des travaux sur les agents nocturnes en vue d’une éventuelle renégociation des horaires de travail. En effet, « les perturbations des rythmes biologiques la nuit altèrent les performances et la vigilance ». Toujours dans le milieu aérien, la start-up Semaxone, soutenue par deux centres de recherche des Mines Alès et de l’université de Montpellier, a mis au point un logiciel relié à des capteurs pour apporter une assistance opérationnelle et pour soulager la charge cognitive des pilotes d’avion, leur permettant ainsi de se consacrer à des tâches jugées prioritaires. En fonction de l’état de leur mémoire et de leurs niveaux de stress et de fatigue, ce dispositif – encore en développement au sein d’un simulateur de vol – ajuste la densité d’informations qui leur sont soumises en temps réel.

Ouvrir la discussion.

Il y a quelques années, c’était Orange qui, après la signature en 2016 d’un accord sur l’évaluation et sur l’adaptation de la charge de travail, avait promis une série d’entretiens individuels et collectifs entre managers et salariés. « Nous avions insisté sur la possibilité d’ouvrir des entretiens à l’échelle d’une équipe pour ne pas que tout soit renvoyé à une responsabilité individuelle », se remémore Philippe Juza, délégué central qui avait signé l’accord pour FO Com. L’idée était de confronter les perceptions des uns et des autres en complément du baromètre social semestriel et en anticipation des prochains départs à la retraite et des non-remplacements qui allaient affecter les équipes. La direction s’était alors appuyée sur la méthode de l’Anact, décortiquant, en plus du décompte des heures travaillées, le travail prescrit par l’employeur, celui mis en œuvre concrètement en fonction des aléas et des dysfonctionnements pour atteindre les objectifs fixés et le niveau d’activité émotionnellement ressenti par les salariés. Parmi les questions retenues, figuraient la part de travail planifiable, le « degré d’autonomie » ou le « niveau de charge émotionnelle pour le poste ». Sans qu’il soit contraignant ou créateur de nouveaux droits et instances, l’accord n’a eu que peu de suivi dans les CHSCT locaux, d’après les syndicats signataires.

Trouver un équilibre n’est guère simple : « Agir dessus ne se fait pas forcément dans un fonctionnement linéaire ou au coup par coup », explique Charles Parmentier, chargé de mission lors d’un webinar en juin organisé par l’Anact sur la régulation de la charge de travail en situation de crise. « Ce qui est important, c’est d’être capable d’en discuter à l’échelle d’une organisation pour diminuer les écarts de perception et de représentation qui peuvent exister », rebondit son collègue Thierry Rousseau, qui conclut même à l’inexistence d’une mesure parfaite et définitive de la charge de travail « en fonction des compétences d’une personne, de son niveau de formation, des ressources mises à sa disposition et de son état de santé ». Une accumulation de facteurs qui joue également sur la part mentale de cette charge.

Comment PSA veut diminuer la charge mentale des opérateurs de production

Des voitures plus personnalisées, plus riches en composants électroniques, aux modèles plus diversifiés : les lignes de production dans l’industrie automobile exigent une série d’opérations consécutives plus complexes à réaliser. Et donc à mémoriser, après formation par les opérateurs d’une même ligne où tout doit être calibré et millimétré. Sans grande surprise, l’ergonomie est une discipline sur laquelle s’appuient depuis longtemps des équipementiers et des constructeurs pour mieux roder les organisations à chaque reconfiguration de production, d’autant plus lorsque le turn-over d’effectifs augmente. Si des astuces existent, comme des codes couleur réflexe, de la robotique ou, plus récemment, des lunettes de réalité augmentée, certains employeurs comme PSA continuent de chercher une façon de réduire les erreurs et d’accroître la qualité ainsi que la productivité du travail en facilitant les automatismes mentaux. C’est dans ce cadre qu’est intervenue jusqu’à fin 2019 Lisa Jeanson, une ergonome fondatrice de la société de conseil Coganalyse, alors en fin de thèse sur la possibilité d’un modèle prédictif de la charge mentale et des performances sur des postes répétitifs de fabrication dans l’industrie automobile. « L’ergonomie cognitive est bien moins développée dans les chaînes de montage que l’ergonomie qui vise à améliorer le port de charge, la hauteur de pose des pièces et la posture de travail. Lorsque j’ai commencé à travailler avec eux, ils cherchaient à développer des critères qui intégraient aussi la charge mentale dans la conception des tâches. Les opérateurs doivent gérer des tâches annexes comme l’approvisionnement des pièces ou le comportement anormal d’une machine. » L’ergonome se retrouve à observer et à travailler sur des correctifs de poste, notamment pour les personnes en charge du kitting, la préparation et l’acheminement des pièces détachées. Cette zone où cohabitent des robots et des opérateurs est un rouage central où la moindre erreur peut avoir un effet domino. « Il peut y avoir jusqu’à deux cents pièces différentes à mémoriser par kit de production. L’apprentissage par cœur est courant, mais tout changement génère une charge cognitive élevée. Et c’est l’humain, plus flexible, qui va s’adapter, pas le robot », développe-t-elle.

Auteur

  • Judith Chétrit