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“Le télétravail comporte un risque de déréalisation du travail”

Actu | Entretien | publié le : 01.10.2020 | Ingrid Seyman

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“Le télétravail comporte un risque de déréalisation du travail”

Crédit photo Ingrid Seyman

Pour la sociologue, le télétravail n’est pas une version à distance du travail. En effet, cette nouvelle modalité de travail en modifierait substantiellement le sens, en le privant de sa dimension collective.

En quoi le télétravail modifie-t-il l’idée même que l’on se fait du travail ?

Danièle Linhart : Le télétravail n’est pas une version à distance du travail. La réalité quotidienne vécue par le télétravailleur est très éloignée de celle qu’il expérimente tous les jours en se rendant sur son lieu de travail. D’abord, parce que le travailleur sort de chez lui et, ce faisant, il s’extrait de son rôle familial : pendant huit heures, il ne va plus (seulement) être le père ou la mère de famille mais il va être vu – et généralement reconnu – par ses collègues, par ses patrons, par ses clients, comme le professionnel de telle ou telle activité. Cette alternance des rôles est essentielle à l’équilibre psychologique de l’être humain, et il est nécessaire de s’en rendre compte. Se déplacer sur son lieu de travail permet en effet de mettre à distance les problèmes familiaux. Et à l’inverse, retrouver ses proches le soir donne du baume au cœur à de nombreux travailleurs. Lorsqu’il existe une trop grande porosité entre ces deux rôles ou lorsqu’on devient incapable de sortir de son rôle professionnel, alors on est en danger.

Le rôle du travail n’est tout de même pas de nous socialiser ?

D. L. : Le travail est le cordon ombilical qui relie chacun de nous à la société. Nous le faisons avec autrui et pour autrui. Un métier s’apprend toujours avec les autres et s’exerce rarement seul. Même dans le cas des professions a priori solitaires ! Je me souviens d’une enquête à laquelle j’avais collaboré qui portait sur les conditions de travail des chauffeurs de bus. Dans toutes les interviews, ces derniers mentionnaient l’importance du dépôt : ce lieu où ils retrouvaient leurs collègues en début et en fin de journée et où, selon eux, « se transmettait » le métier. Je crois donc que la dimension sociale du travail n’est pas qu’une caractéristique accessoire de cette activité… Mais qu’elle en est constitutive. Regardez les free-lances ! Certes, ils exercent « physiquement » seuls, mais sans les clients, avec lesquels ils sont en lien permanent, leur travail n’a plus de raison d’être. Par ailleurs, ils sont de plus en plus nombreux à se regrouper dans des espaces de coworking, ce qui tend à prouver qu’ils ont, eux aussi, besoin d’inscrire leur activité dans une dimension collective.

Comment définiriez-vous le collectif de travail ?

D. L. : Il était très présent dans les usines du temps des Trente Glorieuses. Il représentait tout d’abord un lieu de sociabilité, de socialisation, d’échanges, de mise en commun des difficultés, des problèmes, comme des satisfactions et des fiertés. Un lieu de solidarité. Il englobait aussi la transmission des savoirs formels, informels et clandestins : les ouvriers expérimentés expliquaient au nouveau venu comment s’y prendre avec la hiérarchie ou combien de minutes de retard étaient tolérées après la pause déjeuner. Plus globalement on a, dans l’entreprise, à travers ce collectif, le sentiment de partager un corpus de savoir-faire et de valeurs. L’entreprise est aussi un lieu de socialisation syndicale… Et on a pleinement conscience de sa puissance : le collectif peut exercer des pressions, se mettre en grève, devenir une force de frappe…

Ce collectif de travail, tel que vous le décrivez, est-il encore vivace aujourd’hui ?

D. L. : Il est clair que le collectif de travail n’a pas attendu le télétravail pour être menacé. Depuis la fin des années 1970 et l’entrée dans l’ère de la modernisation managériale, le management a tout fait pour le casser. L’individualisation des carrières et des objectifs, comme la mise en concurrence des salariés, ont contribué à atomiser l’entreprise. Le collectif a soudain été dénigré ou dévoyé. Prenez l’open space, qui est du « faux collectif » par excellence : un espace où les gens sont contraints de cohabiter, où ils se dérangent mutuellement, peinent à se concentrer. Et où la parole n’est plus libre, mais surveillée ou autocensurée. Ce simulacre de collectif et de convivialité est empiré dans les réunions virtuelles, généralisées pendant l’ère du confinement.

Vous estimez donc que les outils de communication virtuels, permettant de se rassembler en ligne, échouent à recréer un collectif ?

D. L. : Dans ces réunions virtuelles, on ne peut pas couper la parole ni exprimer son mécontentement, son ennui ou au contraire son enthousiasme par les gestes habituels de la communication non verbale (lever les yeux au ciel, sourire, regarder untel ou untel pour chercher son approbation). Il est fréquent que l’on ne voie pas (ou mal) les visages des autres participants… et que l’on se retrouve « seul », confronté à son propre malaise et à ses propres interrogations. Cette communication inhumaine – car désincarnée – limite les interactions, empêche de rebondir ou de réagir à la parole de l’autre et constitue, de fait, un frein à la créativité. Plus globalement, le télétravail menace la parole : d’abord parce que la plupart des échanges en télétravail se font par e-mail. Et qui dit e-mail dit absence d’intonation, de chaleur ou de rire dans la voix. Ces échanges désincarnés sont dangereux car ils peuvent être la source d’incompréhension et de désaccords. Quant aux réunions virtuelles, comme je l’ai expliqué précédemment, elles font naître un simulacre de parole, dénué des bienfaits traditionnels de l’oralité.

Quels sont les risques individuels liés à la généralisation du télétravail ?

D. L. : Pour le salarié, il y a d’abord un risque de déréalisation du travail : nombreux sont ceux à l’avoir ressenti, quand, seuls face à leur ordinateur, ils se demandent soudain « pour quoi ou pour qui suis-je en train de travailler ? Mon activité est-elle vraiment utile ? Quelqu’un se rendra-t-il compte de mon absence si je décide soudain de ’disparaître’ ? » Le risque est donc de perdre le sens de son travail et de s’en désinvestir progressivement ou, à l’inverse, d’entrer dans une logique d’épuisement à la tâche. C’est le cas des salariés, qui, faute d’encadrement incarné, vont se mettre la pression de façon démesurée et basculer dans le « tout travail ». Plus globalement, travailler seul correspond à évoluer sans les garde-fous habituels constitutifs de l’équilibre professionnel. C’est se retrouver désarmé face à une hiérarchie qui a tout à gagner de cet isolement. En cas de conflit ou de burn-out, on se retrouve alors avec tous les maux du travail, mais supportés individuellement.

Quel est le coût du télétravail sur le collectif de travail ?

D. L. : Il y a d’abord des coûts financiers, certains frais traditionnellement à la charge de l’employeur, couvrant les charges du collectif de travailleurs, sont désormais imputés à chacun. Il revient à chaque salarié de s’équiper d’un bureau, d’un fauteuil ergonomique, d’être correctement chauffé, etc. Ensuite, il y a des coûts professionnels : le collectif de travail, c’est la transmission (des savoirs formels et informels) entre collègues, mais aussi la créativité, qui naît des échanges… et pas forcément de ceux les plus cadrés. En effet, nous savons tous pertinemment que la machine à café est souvent le berceau d’idées miraculeuses ! Si le télétravail se généralise, les capacités de soutien, d’entraide, de négociation et d’action collective – notamment syndicale – risquent également d’être réduites à peau de chagrin. Et puis, si les cadres qui peuvent aider à repenser le travail sont tous isolés chez eux devant leur ordinateur, comment voulez-vous qu’une intelligence collective et une capacité à imaginer l’avenir du travail – cruellement nécessaires aujourd’hui – puissent émerger ?

Vous condamnez donc le télétravail ?

D. L. : Je ne pense pas qu’il puisse être envisagé sereinement plus de deux jours par semaine sans nuire aux individus comme au collectif de travail. Comme je le disais en introduction, le télétravail n’est pas une version « à distance du travail ». C’est une modalité qui en modifie la substance et qui nous oblige à repenser pour quoi et pour qui nous voulons travailler.

Danièle Linhart

Daniele Linhart est l’une des grandes figures de la sociologie du travail. Directrice émérite au CNRS, cette chercheuse est spécialiste de l’évolution du travail, des nouvelles formes de mobilisation des salariés et de la place du travail dans la société. Elle a beaucoup écrit sur la notion de collectif de travail et dénonce l’impact des nouvelles méthodes managériales sur ces collectifs dans son livre « travailler sans les autres ». En 2019, cette sociologue engagée a témoigné au procès France télécom, dénonçant les pratiques systématiques de déstabilisation et de harcèlement organisationnel mises en place par l’opérateur au moment de sa restructuration.

Auteur

  • Ingrid Seyman