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Retour à l’anormal ?

Idées | Juridique | publié le : 01.09.2020 |

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Retour à l’anormal ?

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Dans votre entreprise, qui a mené la transition numérique en 2020 ? Le DG ? Le DSI ? Le DRH ? Ou le Covid-19 ?

Ce qu’aucune loi n’aurait pu faire en cinq ans, il l’a fait le 15 mars 2020 : passer en une nuit cinq millions de salariés en télétravail, alors que les deux tiers n’avaient travaillé qu’à leur bureau. Sans période d’adaptation, sans formation, sans casque d’écoute ni hotline dédiée.

Et ce Grand Basculement Numérique, en forme de crash-test grandeur nature pour Internet, a sauvé des centaines de milliers d’entreprises dans le monde. Ces télétravaux forcés, confinés 24/7 sur plusieurs mois, dans un environnement informatique et familial rarement conçu pour, n’ont cependant pas grand-chose à voir avec le télétravail classique.

Mais nombre de décideurs ont compris que télétravailler, ce n’est pas seulement emporter un ordinateur pour travailler à la maison : eux-mêmes ont pu mesurer le gap organisationnel. Et dire qu’en cette rentrée très spéciale, certains pensent que travailler trois ou quatre jours par semaine à son domicile, c’est simplement ajouter deux jours au télétravail existant…

« Non, Sire, c’est une Révolution » : sociétale, et organisationnelle pour les entreprises concernées. Car ce télétravail doublement élargi (population visée + jours télétravaillés) va modifier le travail au bureau (répartition géographique des tâches) et notre rapport au travail.

Car cette pandémie a été un « fait social total », « mettant en branle la totalité de la société, et ses institutions » (Marcel Mauss) : des jeunes nés dans les réseaux sociaux aux seniors ébahis, le C19 a percuté pendant six mois toute notre société, à tous les étages, avec des conséquences sur la vie familiale, voire de couple.

Mais dans dix ans, certains parleront avec émotion de cette période unique où, à défaut de se serrer les mains on s’est serré les coudes, dans un alignement unique de toutes les forces de l’entreprise. Où tout le monde est sorti de son statut, de sa zone de confort ou des postures convenues, y compris les représentants du personnel, inventant ensemble un dialogue social différent… et plus efficient. De quoi faire aussi réfléchir.

Tant qu’un vaccin n’a pas été trouvé, le C19 reste menaçant, avant le C31. Si l’on y ajoute une forte vague de pollution et/ou une canicule, préparer toute l’entreprise au « travail flexible » constitue aujourd’hui une ardente obligation. Y compris pour attirer les talents dans un périmètre géographique beaucoup plus large, puis les fidéliser.

Mais il n’est pas sûr que tout revienne comme avant, et pas seulement pour des raisons de distanciation sociale maintenue dans les transports en commun, ou dans les entreprises où le masque reste conseillé.

Car la période de déconfinement a montré que les « décrocheurs » n’existaient pas seulement chez les lycéens : nombre de collaborateurs, y compris chez les cadres, ont pris goût au travail à distance sans open space bruyant ni collègues envahissants. Mais aussi à un très appréciable équilibre vie privée/vie professionnelle grâce aux « marges de manœuvre » liées à la disparition des temps de transport très en commun, ou en voiture dans nos grandes agglomérations (voir l’excellent site zevil-lage.net).

Et moi, et moi, et moi : ok, boomer ?

Aspect le plus troublant : ce passage d’un droit collectif des travailleurs aux droits individuels du citoyen au travail. Droits que certains collaborateurs réclament désormais haut et fort : port de signes religieux ou refus de mobilité, liberté vestimentaire et d’expression. Mais plus seulement…

Dans une application novatrice de l’article L.1121-1, ces talents ne se placent plus en tant que salariés sub/ordonnés membre d’une communauté de travail, mais en tant que citoyens. Et exigent que les restrictions apportées par l’employeur à leurs droits et libertés (vie privée, vie familiale) « soient justifiées par la nature de la tâche à accomplir, et proportionnées au but recherché ».

Alors venir au bureau le jeudi pour les réunions de service ou aller voir les clients, bien sûr. Mais quitter son domicile tous les matins à 7 h 20 pour le steeple-chase quotidien crèche-collège avant de s’engouffrer ensuite dans les transports en commun ou dans sa voiture thermique pendant une heure… pour effectuer au bureau, avec encore souvent des collègues distanciés et masqués, le même travail que celui accompli à la maison, est-ce « proportionné au but recherché » ?

Entre la RSE qui a beaucoup progressé pendant le confinement ayant donné une idée très concrète d’une éventuelle catastrophe climatique, et les revendications de chaque collaborateur dans notre société d’individus, on souhaite bien du plaisir aux DRH devant expliquer que l’entreprise reste une communauté de travail, que transmission et créativité viennent surtout d’échanges physiques, formels et surtout informels.

Les entreprises prudentes ajouteront donc à leur accord collectif un nécessaire rappel : « Pendant les jours de télétravail, en cas de demande de son manager pour participer notamment aux réunions ou tout autre motif justifié par le bon fonctionnement du service, le collaborateur reste tenu de se rendre dans les locaux de l’entreprise. »

Double élargissement du télétravail et nécessite de règles collectives

S’agissant d’une pratique individuelle bouleversant le collectif, sa rapide banalisation au-delà de l’habituelle population de cadres en forfait-jour, avec des profils beaucoup plus hétérogènes côté nouveaux utilisateurs, associée à un nombre de jours très supérieurs, rend aujourd’hui indispensable l’établissement de règles communes. Et les plus consensuelles possible : un accord d’entreprise après évaluation de l’expérience C19 (coûts directs et indirects, la première source de contentieux au pays de l’Égalité, droit à la déconnexion pour éviter la Zoomconnexiose, formation des managers), et comité paritaire de suivi. Mais en laissant le maximum de souplesse pour faire face aux imprévus, collectifs ou individuels, qui sont le quotidien d’une entreprise.

Réserve en cette singulière rentrée 2020 : ne pas signer trop vite, tant qu’au niveau national les partenaires sociaux n’ont pas terminé leurs échanges dont l’issue est prévue ce 11 septembre. Pas de problème s’il ne s’agit que d’un guide de bonnes pratiques. Mais s’ils débouchent sur un accord national interprofessionnel révisant celui de juillet 2005, mieux vaut attendre d’en connaître le contenu, même si depuis mars 2018 un accord d’entreprise peut faire des choix différents.

Sur le plan individuel

L’urgence sanitaire d’hier a fait parfois oublier la règle : temple de l’intimité de notre vie privée et familiale, notre domicile n’est pas un « bureau bis ». Sauf « circonstances exceptionnelles, notamment de menace d’épidémie ou cas de force majeure » (L. 1222-11), un employeur ne peut donc obliger un collaborateur à y travailler et y installer ses instruments de travail (CS, 2 octobre 2001). Dans l’état actuel du droit, on voit donc mal comment une entreprise pourrait imposer un taux global de télétravailleurs, ce mode d’organisation restant très légitimement soumis à un double volontariat. Même si la chasse aux frais immobiliers est partout déclarée.

L’idée contraire de « nouvelle normalité » du télétravail au domicile pourrait d’ailleurs générer des contentieux remettant en cause le pouvoir d’organisation du chef d’entreprise. Nos amis italiens ont montré le chemin avec leur droit au « smart working » pour l’instant lié à l’urgence sanitaire. Au cas par cas, le juge a imposé ici à l’employeur de « doter Mme Y. de l’équipement nécessaire pour travailler à son domicile ». Là le refusant, le job nécessitant « de nombreuses interactions physiques avec les clients, sa femme étant par ailleurs en smart working » (voir www.planetlabor.com).

Sur le plan collectif

La nécessaire information-consultation du CSE après un bilan partagé en forme d’intelligence collective (et donc en présentiel) sur ce « projet important modifiant les conditions de santé ou les conditions de travail » entraînera la légitime nomination d’un expert (www.anact.fr/le-monde-du-travail-lepreuve-dun-coronavirus-analyses-et-reflexions). Côté syndicats, il semble légitime qu’ils réclament l’accès à la messagerie électronique de l’entreprise afin de « prendre contact avec des salariés au travail »… souvent chez eux. Et pour nos syndicalistes pas toujours geeks, organiser un « conflit collectif » lorsque les 453 éventuels grévistes sont en télétravail parfois dans leur cuisine… Si le télétravail doit se développer à trois ou quatre jours par semaine, il serait d’ailleurs souhaitable, à l’instar du Collège cadres, d’élire des délégués ad hoc : car il n’est pas certain que l’ouvrier sur chaîne ou le chef de rayon saisissent bien les immenses spécificités de cette organisation si particulière.

Last but not… Pour ces derniers collaborateurs dont la présence physique est indispensable, et qui peuvent se sentir discriminés en matière d’équilibre vie privée /professionnelle, certains accords collectifs prévoient donc des jours de congé supplémentaires, voire pour eux la semaine de quatre jours.

Jean-Emmanuel Ray

Professeur de droit à Paris 1-Sorbonne, où il dirige le master 2 DRH et droit Social, et à Sciences Po. Il vient de publier la 29e édition de « Droit du travail, droit vivant » (septembre 2020), aux Éditions Liaisons, et « Moi, manager : mes droits et mes devoirs en droit du tra-vail », Groupe Revue Fiduciaire.