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Idées

Le management du bonheur au travail est-il du « greatwashing » ?

Idées | Recherche | publié le : 01.09.2020 |

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Le management du bonheur au travail est-il du « greatwashing » ?

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Le concept de « bonheur au travail » a tout pour plaire : il permet d’associer un sentiment de plénitude, un état de satisfaction totale avec une activité souvent décrite comme source de contraintes pour l’individu, dont l’étymologie « tripalium » ferait référence à un instrument de torture. Avec le bonheur au travail, il semblerait donc que l’employeur ait enfin trouvé la recette miracle, lui qui est tenu par la loi de tout mettre en œuvre pour préserver la santé physique et mentale de ses salariés. Mais ce concept s’avère davantage un artifice managérial, qui contourne les nécessai-res débats sur l’organisation du travail.

Le concept assez récent de bonheur au travail s’inscrit dans une longue lignée en santé mentale au travail : depuis les travaux de Marie-France Hirigoyen autour du harcèlement moral au travail, la dimension psychosociale des pathologies du travail s’est affirmée. Le concept de stress a ainsi connu ses heures de gloire au début des années 2000 : selon l’Agence européenne pour la sécurité et la santé au travail (AESST), le stress au travail survient « lorsqu’il y a un déséquilibre entre la perception qu’une personne a des contraintes que lui impose son environnement et ses propres ressources pour y faire face ». Dans la continuité du stress, les risques psychosociaux au travail (RPS) ont été définis par un collège d’experts comme « les risques pour la santé mentale, physique et sociale, engendrés par les conditions d’emploi et les facteurs organisationnels et relationnels susceptibles d’interagir avec le fonctionnement mental ».

Ces approches pathogéniques présentent ainsi plusieurs avantages opérationnels, tels que la mise en œuvre de systèmes d’évaluation et de prévention s’appuyant sur des grilles de lecture de type épidémiologique (comme les questionnaires de Karasek ou Siegrist). Ces outils, éprouvés pour « mesurer » la santé psychosociale des salariés, ont également permis aux entreprises de s’acquitter de leurs nouvelles obligations, du moins a minima, notamment via des dispositifs rapides à mettre en place tant pour l’évaluation des situations que la définition de plans d’action ou encore la communication des résultats obtenus (la lecture des rapports sociaux du groupe France Télécom-Orange en donne de belles illustrations). Toutefois, cette approche par les risques, en s’appuyant sur des outils d’évaluation focalisés sur l’individu, a appauvri le champ de la prévention non seulement par l’oubli de la dimension organisationnelle, mais aussi par la création de zones d’invisibilité consécutives à l’incapacité de ces outils à mettre en lumière les causes profondes des risques. Ces approches ont ainsi favorisé la mise en place de dispositifs de « prévention » tertiaire, c’est-à-dire agissant a posteriori et visant davantage à réparer qu’à prévenir, au niveau individuel, sans réelle portée préventive.

Émergence de la QVT

À partir des années 2010, parallèlement aux approches pathogéniques, des approches « salutogéniques » ont progressivement émergé, autour de concepts plus positifs tels que la qualité de vie au travail (QVT), le bien-être et le bonheur au travail. Ainsi, selon l’accord national interprofessionnel du 19 juin 2013, la QVT peut être définie comme « un sentiment de bien-être au travail perçu collectivement et individuellement qui englobe l’ambiance, la culture de l’entreprise, l’intérêt du travail, les conditions de travail, le sentiment d’implication, le degré d’autonomie et de responsabilisation, l’égalitéun droit a` l’erreur accordé a` chacun, une reconnaissance et une valorisation du travail effectué ». Le bien-être au travail, selon l’INRS, dépasse le cadre de la santé mentale et l’absence de pathologie associée, en s’appuyant sur le ressenti de l’individu de son environnement de travail, sa satisfaction et l’épanouissement qu’il peut en retirer. Ces concepts faciliteraient le dialogue social, car moins chargés émotionnellement. Ils ont également la particularité de rendre l’obligation de prévention de la santé mentale des salariés potentiellement gérable : on peut par exemple fixer des objectifs aux managers en termes de bonheur au travail de leurs subordonnés. Ces approches positives ont pourtant tendance à accentuer la mise en invisibilité des problèmes liés à la santé mentale par la superposition de concepts antinomiques et devant se neutraliser, le bien-être d’une situation devant compenser le mal-être d’une autre.

Effets limités

Les démarches QVT ont progressivement évolué pour sortir des murs de l’entreprise et être affichées plus largement à l’extérieur, souvent pour argumenter combien « il fait bon vivre dans l’entreprise », capitalisant ainsi sur la marque employeur. Cette tendance à la communication se confirme avec l’avènement du bonheur au travail : les entreprises n’ont jamais autant communiqué sur les actions qu’elles engagent pour avoir des salariés heureux, tandis qu’en parallèle, les arrêts de travail liés aux questions mentales continuent à augmenter. Il existe ainsi une tendance à l’instrumentalisation de la santé psychosociale des salariés à des fins d’amélioration du volet social et de l’image de l’entreprise. Nous nommons « greatwashing » le découplage progressif entre réalités internes et affichage externe de la santé au travail par l’entreprise. Inspiré du green-washing, décrivant les stratégies de communication des entreprises autour du respect de l’environnement et de l’écologie, le greatwashing cristallise cette tendance à la communication positive autour de la santé au travail. Bien que la mise en place de baby-foot, de tables de ping-pong ou de séminaires ludiques puissent ponctuellement améliorer le climat social, leurs effets sont très limités, car ils n’agissent pas sur la source des maux du travail. La désignation de Chief Happiness Officers est également assez emblématique de cette tendance.

Ainsi, le bonheur au travail et les actions managériales qui y sont attachées ne sont non seulement pas la garantie d’une meilleure prévention de la santé mentale des salariés, mais ils peuvent également générer de la souffrance et aggraver la situation : chaque individu devrait éprouver le même plaisir à jouer au baby-foot ou à participer à un escape game. Cette injonction au bonheur tend à rendre les individus responsables de leur propre malheur, tout ayant été fait, du moins en apparence, pour les rendre heureux. Le bonheur au travail apparaît donc aujourd’hui comme un artifice managérial qui évite la mise en débat de l’activité de travail, de son organisation, de ses difficultés, de ses paradoxes. La recherche académique a pourtant montré depuis plusieurs années que ces éléments doivent être au cœur des démarches de prévention en santé au travail. Avec le bonheur au travail, ils en sont pourtant les grands absents.

Tarik Chakor

Maître de conférences en sciences de gestion à l’université Savoie Mont-Blanc (Irege-USMB) où il enseigne au sein du département techniques de commercialisation de l’IUT d’Annecy-le-Vieux. Ses travaux traitent principalement du management de la santé au travail, du sport en entreprise et du hip-hop management. Enfin, il codirige le groupe de recherche thématique « santé et sécurité au travail » de l’Association francophone de gestion des ressources humaines (AGRH) et collabore aux travaux de la chaire management et santé au travail (IAE Grenoble, université Grenoble Alpes).

Jean-Christophe Vuattoux

Maître de conférences en sciences de gestion à l’IAE de Poitiers. Membre du laboratoire Cerege (EA1722), il s’inscrit dans la thématique de l’appropriation des outils de gestion (Apogee). Ses travaux de recherche se centrent sur les problématiques du contrôle de gestion et de la comptabilité de la santé au travail et des capitaux humains. Dans ce cadre, il accompagne plusieurs organisations dans leur mutation vers de nouveaux dispositifs de gestion et de comptabilité RSE et multicapitaux.