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Racisme au travail : la fin d’un tabou ?

Décodages | Discriminations | publié le : 01.09.2020 | Ingrid Seyman

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Racisme au travail : la fin d’un tabou ?

Crédit photo Ingrid Seyman

« Un tabou qui menace à chaque instant d’égratigner le mythe d’une France républicaine et égalitaire », selon Saïd Hammouche, fondateur du cabinet Mozaïk RH. Comment venir à bout de la question du racisme en entreprise ?

C’est une jeune femme que l’on félicite en entretien d’embauche pour son bon niveau de français. Elle est pourtant née à Strasbourg et sort de l’ESCP. Mais elle est noire. C’est un ingénieur à qui on explique que le poste est déjà pourvu. Alors que son meilleur ami « 100 % gaulois », qui se présentera deux heures après dans la même société, sera reçu à l’entretien qu’il s’est vu refuser. Le racisme au travail est, encore, une réalité. Mais aussi un impensé : « Un tabou qui menace à chaque instant d’égratigner le mythe d’une France républicaine et égalitaire », résume Saïd Hammouche, fondateur de Mozaïk RH, un cabinet de recrutement et de conseil en diversité. Un tabou tenace, qui s’effrite une fois l’an quand le Gouvernement décide d’évaluer le niveau de discrimination à l’embauche pratiqué par les recruteurs. Les résultats de la dernière grande étude du genre ont été publiés en février 2020 : 10 000 CV fictifs ont été envoyés à 40 des plus grandes sociétés françaises, 5 000 paires de curriculum affichant des cursus identiques, l’un avec un nom de candidat à consonance maghrébine, l’autre européen. Résultat : les premiers ont 25 % de chances de moins que les seconds de recevoir une réponse positive. Dans la foulée de l’étude, le Gouvernement n’avait pas hésité à citer les noms des entreprises les plus discriminantes : Air France, Renault, Accor, Altran, Arkema (chimie), Rexel (distribution de matériel électrique) et Sopra Steria (édition de logiciels). Celles-ci avaient alors crié au scandale, pointant les faiblesses méthodologiques de l’étude. Et s’étaient vues imposer par le Gouvernement une journée de formation à la lutte contre les discriminations. Une session programmée le 2 juillet dernier… mais finalement reportée pour cause de remaniement ministériel.

Le racisme au travail ne se résume pas aux discriminations à l’embauche. Mais comme le souligne Dorothée Prud’homme, responsable des études pour l’Association française des managers de la diversité (AFMD), « la question de l’accès à l’emploi est bien plus documentée que celles liés aux discriminations sur le lieu de travail ». Sur le sujet du recrutement, on dispose en effet des résultats des testings gouvernementaux… et d’une manne de témoignages qui font froid dans le dos. « Il suffit de voir la tête des gens quand ils vous rencontrent pour savoir que vous n’aurez pas le poste, résume Julie, 41 ans, deux mastères. J’ai la chance – ou la mal-chance ? – d’avoir un prénom à consonance européenne et aucune pointe d’accent africain. Alors quand je ne mets pas ma photo sur un CV, c’est le choc assuré lors de la rencontre avec le recruteur. » Entretiens annulés à la dernière minute, reproches à peine voilés (« Vous auriez pu mettre une photo quand même ! ») ou confusions désobligeantes (« La secrétaire qui vous prend pour un coursier alors que vous vous présentez à un entretien d’embauche ») constituent le lot des vexations et discriminations habituelles vécues par les personnes racisées à l’heure d’accéder à l’emploi. Alors que selon l’article L1131-2 du Code du travail, les entreprises d’au moins 300 salariés et celles spécialisées dans le recrutement ont l’obligation de former à la non-discrimination à l’embauche leurs salariés en charge du recrutement, au moins une fois tous les cinq ans. « Le problème, c’est que la non-discrimination concerne de nombreux critères : égalité hommes-femmes, handicap, orientation sexuelle, etc. Et que la plupart de ces formations sont généralistes, analyse Dorothée Prud’homme. En France, il n’existe pas à ma connaissance de formation spécifique à la discrimination liée à l’origine ou à la couleur de la peau. Et les entreprises continuent de penser que le racisme est un problème politique. Une question de militantisme dont on n’a pas à débattre sur le lieu de travail. » Une position confortée par les textes de loi… et par l’absence de sanctions financières. Alors que les entreprises ne respectant pas les quotas d’emploi de personnes en situation de handicap et/ou l’index d’égalité professionnelle entre hommes et femmes sont tenues de payer une amende, celles qui recrutent plus blanc que blanc n’ont pas à s’inquiéter pour leur portemonnaie. D’autant plus qu’il est interdit en France de comptabiliser ses collaborateurs en fonction de leur origine ou de la couleur de leur peau…

« Blanchitude ».

« L’idée selon laquelle on ne pourrait sanctionner les discriminations raciales faute de pouvoir les évaluer statistiquement est un mythe bien ancré, s’insurge Fabrice Foroni, responsable d’études et de formations chez ISM Corum. Car il est parfaitement légal de réaliser des études sur les recrutements et les carrières liées à l’origine ou à la couleur de la peau à condition de ne retenir que le prénom comme déterminant… ou de recourir à l’autodéclaration sur la couleur de peau par exemple, dans le cadre d’enquêtes qui doivent être réalisées par un prestataire. » Celles effectuées par ISM Corum ont ainsi permis d’établir la surreprésentation de prénoms à consonance étrangère sur les premiers niveaux de qualification dans nombre d’entreprises. Et une probabilité souvent plus faible d’obtenir un CDI. « Plus on monte dans la hiérarchie, plus les hommes blancs sont présents », complète Fabrice Foroni. Cette « blanchitude » ne s’explique pas que par le diplôme ou par l’ancienneté puisque, « à niveau égal, on constate souvent des freins dans l’évolution de la carrière que l’on peut souvent relier à la consonance du prénom ».

Si ces discriminations sont souvent « inconscientes » – on a tellement intériorisé qu’un N + 1 était blanc qu’on n’imagine pas une personne racisée occuper ce poste –, le racisme assumé n’est pas mort pour autant : « Quand j’ai remplacé mon supérieur, le reste de l’équipe m’a tout de suite fait comprendre qu’il était hors de question d’être managée par une Noire », raconte Julie, dont la promotion se soldera par un licenciement que les prud’hommes annuleront trois ans plus tard, le considérant comme « sans cause réelle et sérieuse ». « Quand tu n’es pas blanc, tu dois rester à ta place, en bas de l’échelle », résume Aminata, diplômée de l’ESCP, qui a eu le malheur de critiquer l’orientation stratégique prise par ses supérieurs lorsqu’elle travaillait dans le secteur automobile : « Deux jours plus tard, on me convoquait car des collègues s’étaient plaints de mon odeur, supposément incommodante. » Le racisme au travail, c’est de la violence – dite ou diffuse – et un plafond de verre à même de décourager les plus téméraires : « Quand vous n’êtes que cinq Noirs dans une boîte de 800 salariés, la hiérarchie des races vous saute au visage », constate Julie. Malgré cela, la jeune femme s’est longtemps tue : « Pour oser dénoncer le racisme, il faut être en mesure d’imaginer qu’on puisse être crue et entendue. » « Le sujet est tellement tabou que la plupart des managers ne savent pas le gérer, rappelle Dorothée Prud’homme. Le plus souvent, on déplace donc le problème, en changeant de poste le salarié victime sans inquiéter son agresseur. » L’idée prégnante en entreprise, c’est que le racisme est un problème individuel et surtout pas collectif. D’où la nécessité d’utiliser des outils de mesure permettant d’objectiver le phénomène et de former massivement à cette problématique, et pas uniquement les salariés en charge du recrutement.

Sensibilisation.

Depuis une dizaine d’années, certaines entreprises s’orientent vers de telles démarches. Dès 2008, LVMH et Adecco ont ainsi commencé à évaluer leurs propres pratiques en matière d’embauche « Les testings réalisés par ISM Corum nous ont permis d’établir un état des lieux puis de former nos salariés en conséquence. On a commencé par sensibiliser les membres du comex, les CEO, et les RH aux biais décisionnels inconscients afin qu’ils ne recrutent pas systématiquement des clones. Puis on a élargi le public de cette formation, pour que l’ensemble des salariés soit conscientisé au risque de discrimination » explique la DRH du groupe LVMH, Chantal Gaemperle. Engagé dans une démarche similaire, associant testing et formation massive des salariés, le groupe Adecco est parvenu à réduire de façon significative son risque de discrimination. Suez et le cabinet d’audit PwC ont également entrepris une démarche de formation interne, axée sur les biais décisionnels dans la sélection des candidats et une campagne de recrutement ciblée. « On a demandé à Mozaïk RH de nous aider à identifier de jeunes talents, issus de la diversité » explique Maximilien Pellegrini, directeur général délégué eau France chez Suez. Si les jeunes ainsi identifiés ne sont pas sélectionnés sur un critère racial mais social – ils sont généralement issus de quartiers défavorisés –, la plupart d’entre eux ne sont pas blancs. Et si le concept de discrimination positive raciale ne semble pas près d’émerger en France, Benjamin Ribault, People Managing Partner chez PwC, appelle de ses vœux « un index égalité des chances sur le modèle de celui égalité hommes-femmes, qui contraindrait les entreprises à constituer un mix de collaborateurs reflétant la diversité sociale de la France ».

L’avenir dira si le pari fonctionne. En attendant, le racisme, au travail et ailleurs, existe en France. Mais on s’autorise enfin à le regarder en face.

En chiffres

• 28 % des employés français ont déjà été victimes ou témoins d’un acte raciste sur leur lieu de travail, selon le site de recrutement Glassdoor.

• Les discriminations au travail sont passibles de trois ans de prison et de 45 000 euros d’amende (Code du travail).

La charge raciale

Mohamed est ingénieur dans l’industrie pétrolière. Et il est un des rares collaborateurs de son service à n’avoir jamais goûté aux joies du casual Friday : « Étant donné mon origine, je ne peux pas me permettre d’arriver au travail en jean. Pour les cheveux c’est pareil : je suis hypervigilant. Pas question d’arborer une coupe trop marquée “rebeu” », raconte ce cadre bien intégré dont le salaire avoisine les 70 000 euros brut. Aminata, de son côté, n’a jamais osé se lâcher les cheveux ni arriver en retard au travail : « Car c’est connu : les Noirs ne sont pas ponctuels. » Autant de réflexes qui constituent ce qu’on nomme la “charge raciale” : le coût mental du racisme qui, selon la psychologue Racky Ka, conduit les personnes racisées à adopter une logique d’autocensure permanente. « Lorsque vous savez que vos collègues vous perçoivent avant tout comme un membre de telle ou telle communauté, vous passez votre temps à éviter de correspondre aux stéréotypes associés à cette communauté, détaille cette spécialiste de la discrimination raciale et du har-cèlement discriminatoire au travail : « Vous buvez ostensiblement un verre à l’apéro quand vous êtes musulman, vous ne portez pas votre coupe afro, veiller à sentir bon ou à parler doucement… car le Noir est perçu comme agressif s’il parle fort ! » Ces comportements d’évitement, extrêmement chronophages, ne surgissent pas de nulle part mais sont une réponse aux réflexions liées aux origines dont les personnes racisées sont coutumières. « Personne n’en parle car on n’est pas à l’aise avec la question de l’origine en France… même si on fait des blagues racistes », conclut la psychologue qui appelle de ses vœux « un examen de conscience collectif afin de sortir du racisme systémique ».

Auteur

  • Ingrid Seyman