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Les femmes, perdantes de la crise

Décodages | Égalité | publié le : 01.09.2020 | Adeline Farge

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Les femmes, perdantes de la crise

Crédit photo Adeline Farge

Plus souvent en première ligne de la pandémie, les femmes pourraient payer au prix fort la récession économique. La crise du coronavirus a, en effet, aggravé en quelques mois les inégalités entre les femmes et les hommes.

Si au plus fort de la crise sanitaire, des bataillons de salariés essentiels sont restés fidèles à leur poste de travail, une réalité a vite sauté aux yeux : on comptait plus d’héroïnes que de héros aux avant-postes. Dans les hôpitaux, les Ehpad, les magasins, les crèches, des cohortes de femmes, souvent en contact direct avec le public, ont bravé les dangers du virus, parfois sans protection, pour assurer la survie du pays confiné.

Car soigner, encaisser les achats, accompagner les personnes âgées, désinfecter les hôpitaux, garder les enfants du personnel soignant sont autant de tâches qui se conjuguent au féminin. Les femmes représentent 97 % des aides à domicile et ménagères, 91 % des aides-soignants, 87 % des infirmiers, 76 % des caissiers et des vendeurs, 73 % des agents d’entretien. Si ces travailleuses de l’ombre ont reçu pendant le confinement le soutien de l’opinion publique, elles sont d’ordinaire bien moins reconnues et sous-rémunérées.

Des premières lignes dévalorisées.

Les femmes perçoivent toujours des rémunérations inférieures de 16,8 % à celles des hommes, selon l’Insee. « Les professions du soin et des services à la personne sont vues comme la continuité des activités domestiques. Elles ne nécessiteraient donc pas de compétences ni de qualifi-cations particulières mais elles feraient appel à des qualités, comme l’empathie et l’écoute, présumées innées chez une femme. Étant dans l’imaginaire collectif des mères aimantes et des aidantes dévouées, elles seraient prédisposées à prendre soin des autres. On n’aurait donc pas besoin de rémunérer et de valoriser leur travail », analyse Pascale Molinier, professeure de psychologie sociale et auteure de « Le travail du care ».

En avril, dans une tribune lancée dans Le Monde à l’initiative de Rachel Silvera, chercheurs et représentants syndicaux ont appelé à revaloriser les emplois à prédominance féminine, et à ne pas se contenter de primes Covid. « On se bat pour qu’à travail de valeur égale soit appliqué un salaire égal. L’État et les partenaires sociaux doivent réviser les grilles d’évaluation et de classification des emplois occupés par des femmes. Les qualifications, l’expérience, les responsabilités, les charges physiques et mentales de ces professions sont invisibilisées. Il est urgent de mieux les reconnaître dans les rémunérations et les évolutions de carrière », accuse l’économiste. Dans le cadre des accords du Ségur de la santé, signés par le Premier ministre Jean Castex et par le ministre des solidarités et de la santé Olivier Véran, huit milliards d’euros sont octroyés pour revaloriser les métiers des personnels hospitaliers paramédicaux et non médicaux.

Des femmes au bord de la rupture.

Toutefois, la crise n’a pas qu’amplifié les inégalités dans la sphère professionnelle. Elle les a aussi exacerbées dans la sphère privée. Si, au front, les femmes ont été sursollicitées dans la lutte contre la Covid-19, à l’arrière, elles ont dû gérer un accroissement des tâches domestiques et parentales qui reposent encore largement sur leurs épaules. Selon un sondage Harris Interactive pour le secrétariat d’État à l’Égalité entre les femmes et les hommes, 58 % des femmes estimaient consacrer plus de temps que leur compagnon aux tâches ménagères et éducatives. Privées d’école, de nourrice, de cantine, d’aides ménagères, de pressing… les mères ont jonglé entre les courses, les lessives, les repas à préparer trois fois par jour, le ménage, le soin aux enfants, le suivi des devoirs tout en assistant aux réunions par visioconférence et en planchant sur leurs dossiers.

« Le confinement n’a pas été l’occasion d’un télétravail heureux pour les femmes. Quand il n’y a pas de prise en charge des enfants par des structures de garde, ce mode de travail n’est pas favorable à leur bien-être et à leur émancipation. Au lieu de s’investir correctement dans leurs missions professionnelles et familiales, elles cumulent ces deux activités inconciliables simultanément et elles ont le sentiment d’échouer sur les deux plans », souligne Anne Lambert, sociologue et directrice de recherche à l’Institut national des études démographiques (Ined).

Fini les pauses-café ! Si le télétravail est censé allouer des moments pour soi, ces précieuses minutes économisées sur les déplacements ont été consacrées à l’entretien du foyer et à l’éducation des enfants. Leurs journées se sont transformées en marathon et leur charge mentale a explosé. Selon une étude d’Empreinte Humaine, 22 % des femmes en télétravail (contre 14 % des hommes) ont présenté une détresse psycho-logique élevée. « La difficulté à séparer la vie personnelle et professionnelle a pesé sur la santé mentale des femmes. Dans le même lieu et le même espace-temps, elles ont dû assurer la poursuite de leur activité dans le cadre d’un télétravail mal accompagné, la gestion de l’intendance, l’éducation des enfants avec l’école à la maison. Ce cumul des rôles dans un contexte très anxiogène a généré des risques psychosociaux. Pendant le confinement, elles n’arrivaient plus à décrocher du travail », détaille Christophe Nguyen, psychologue du travail et président du cabinet Empreinte Humaine, qui invite les managers à mieux prendre en compte les contraintes personnelles de leurs collaborateurs.

« Les femmes n’ont jamais d’espace spatial et temporel pour se concentrer. Elles travaillent au milieu des membres du foyer dans les interstices des tâches domestiques qui sont insuffisants pour être efficace. Les femmes ont moins de possibilités de négocier un espace de travail où elles pourraient s’isoler. Dans la majorité des couples, les arbitrages se font en faveur du conjoint qui a la carrière la plus avancée et rémunératrice, et c’est généralement l’homme », constate Laetitia Vitaud, auteure de « Du labeur à l’ouvrage ». Selon l’Ined, 41 % des hommes travaillent dans un bureau personnel, contre un quart des femmes.

L’emploi des femmes pénalisé.

Accaparées par les responsabilités familiales et les tâches domestiques, les femmes ont rencontré moult difficultés à rester productives, efficaces et disponibles pour leurs activités professionnelles à distance. Maîtresse de conférences à l’université Rennes II, Manuelle Spinelli n’a eu d’autres choix pour rattraper son retard et ne pas se faire distancer par ses homologues masculins sans enfant que de peaufiner ses cours et d’envoyer ses mails la nuit, après le coucher de sa fille de deux ans. Autant d’heures grapillées sur son sommeil. « La répartition déséquilibrée des tâches domestiques et familiales a créé une inégalité dans l’exercice du télétravail. Alors que les hommes ont pu continuer leurs recherches pendant le confinement, la production d’articles faite du côté des chercheuses a chuté faute de moments d’accalmie. Ce trou noir aura un impact lorsque les commissions étudieront les CV pour les recrutements et les promotions », regrette la cofondatrice de Parents & Féministes.

Bien que ce mode de travail favorise la présence des femmes sur le marché de l’emploi, exercer dans les conditions du confinement, le télétravail freine l’avancement de leurs carrières et le développement de leurs compétences. D’autant plus qu’avec leur organisation millimétrée, elles ont moins de temps à accorder aux échanges informels et au Networking. « Quand elles télétravaillent, les femmes sont soupçonnées de ne pas travailler et de se consacrer à des tâches personnelles. Après la crise sanitaire, les RH et les managers peuvent considérer qu’elles n’étaient pas suffisamment investies ces derniers mois et ne pas leur accorder de missions intéressantes ou de postes à responsabilités. Pour les prochaines promotions, ils pourraient vouloir récompenser les salariés qui ont fait preuve de disponibilité et de productivité », alerte Anne Boring, économiste et responsable de la chaire pour l’entrepreneuriat des femmes à Sciences Po.

Pour les femmes qui ont dû mettre entre parenthèses leur carrière pour s’occuper de leurs enfants quand les écoles et structures de garde étaient fermées, le contrecoup risque d’être brutal. « Pour les femmes qui ont dû arrêter de travailler, renoncer à un contrat ou encore se retirer d’un projet sur lequel elles travaillaient, il n’y aura pas de reprise automatique », prévenait l’enquête Coconel de l’Ined. D’après ce rapport, seules deux femmes sur trois, parmi celles qui étaient en emploi au 1er mars, continuaient de travailler deux mois plus tard, contre trois hommes sur quatre. « Dans l’après-Covid, les managers devront être vigilants à bien équilibrer les promotions et les primes de l’année prochaine. Pour ne pas désavantager les femmes et afin qu’elles ne subissent pas les répercussions dans leur carrière des arrêts pour garde d’enfants, il ne faut pas tenir compte de cette période de confinement. Nous avons 56 % de femmes dans nos équipes, elles devront représenter 56 % des promotions », assure Aurélie Leblanc, responsable de la diversité et de la qualité de vie au travail chez Crédit Mutuel Arkéa.

Point positif, cette crise a été l’occasion de remettre sur le tapis des revendications portées de longue date par les associations féministes, à commencer par l’allongement du congé paternité. Le 6 juin, dans Le Parisien, Marlène Schiappa a confié son souhait de l’étendre à un mois contre les onze jours prévus par la loi, une position partagée par Adrien Taquet, secrétaire d’État chargé de l’Enfance et des Familles. Un premier pas insuffisant pour le collectif « Pour une parentalité féministe », qui réclame un congé d’une durée égale à celui de la mère, soit seize semaines dont huit obligatoires. « En l’allongeant et en le rendant obligatoire, ce congé favoriserait l’implication des pères dès la naissance. Et, dans les couples qui partagent l’arrivée d’un enfant, la répartition des tâches domestiques est plus équitable. La parentalité ne doit plus peser uniquement sur les femmes. Les recruteurs doivent avoir en tête que, quel que soit le genre de la personne recrutée, elle sera susceptible de connaître des interruptions de carrière », estime Marion Pillas, membre du collectif.

Promouvoir l’éga-conditionnalité.

Cependant, le sujet de l’égalité professionnelle risque d’être balayé par d’autres priorités amenées sur le devant de la scène par la crise économique. Plus nombreuses à exercer à temps partiel, à être embauchées sur des contrats précaires mais aussi surreprésentées dans les secteurs impactés par les mesures de distanciation physique – l’hôtellerie-restauration, le tourisme, le commerce, l’événementiel… – les femmes prendront de plein fouet la vague de suppressions d’emplois. « La crise financière de 2008 avait contribué à résorber l’écart entre les taux de chômage des hommes et des femmes, qui était stable depuis 1970, en touchant sévèrement le secteur industriel et la construction, plus sensibles à la contraction des exportations internationales. Mais cette fois, la France est d’abord affectée par une chute de la demande intérieure. Le choc, qui s’annonce trois fois plus massif, va frapper plus durement les emplois du service », avance Yannick L’Horty, professeur d’économie à l’université Gustave-Eiffel.

Pour que les femmes ne soient pas laissées sur le carreau, le Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes entend promouvoir l’éga-conditionnalité comme moteur de cette sortie de crise. « À chaque fois que les pouvoirs publics donnent des subventions pour sauver des emplois, ils doivent porter une attention particulière à la place des femmes dans l’entreprise, insiste Brigitte Grésy, sa présidente. En période de sauve-qui-peut, les réflexes discriminatoires à leur encontre sont encore plus accentués. » Pour Hélène Périvier, économiste à l’OFCE et directrice du programme Présage, « les entreprises doivent s’engager à respecter un ratio femmes/hommes lorsqu’elles ouvrent des recrutements mais aussi quand elles licencient pour ne pas creuser les inégalités ». Autant dire que le chemin vers l’égalité professionnelle entre hommes et femmes risque d’être encore bien long.

Auteur

  • Adeline Farge