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Idées

Vers un monde « atomisé » par les technologies ?

Idées | Livres | publié le : 01.06.2020 | Lydie Colders

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Vers un monde « atomisé » par les technologies ?

Crédit photo Lydie Colders

La philosophe Fanny Lederlin dépeint un monde du travail « désocialisant », de plus en plus morcelé sous l’effet du numérique ou d’un management privant les salariés de leur « subjectivité ». Un essai sombre sur les effets du néolibéralisme et du digital.

Quel est le point commun entre les salariés, les soignants, les autoentrepreneurs des plateformes et les travailleurs du clic ? Tous subissent les nouvelles modalités de travail imposées par la digitalisation, la robotisation ou l’injonction managériale « à s’adapter », estime Fanny Lederlin, doctorante en philosophie. Dans cet essai critique, elle dresse un long réquisitoire contre ce « néotravail », contemporain du néolibéralisme : une forme « de travail dégradé, qui menace notre rapport à la nature, aux autres, à nous-même et au monde ». De Marx à Hannah Arendt, en passant par Bernard Stiegler ou Danièle Linhart, la philosophe en sonde les manifestations qui s’infiltreraient partout, dans « nos open space élargis, dans nos domiciles ou dans la rue », étouffant « les facultés créatrices » des individus. Et les rendant « jetables » et invisibles, dans un monde productiviste insouciant des ressources de la planète.

L’auteure s’attarde longuement sur les mutations qui éclatent le travail sous l’effet des technologies. Avec l’essor du « digital labor » (chauffeurs, livreurs, travailleurs du clic « nettoyant » les réseaux sociaux), les plateformes remettent au goût du jour « le tâcheronnat » pseudo « cool », en faisant disparaître la notion d’emploi, dénonce-t-elle : « Quelle que ce soit l’activité ou la modalité du travail digital, c’est au fond le même genre d’expérience que vivent les travailleurs : celle d’une mission qui ne nécessite pas de compétences particulières. » Même minoritaire, ce travail à la tâche « exerce un pouvoir d’attraction tel qu’il impose une tendance aux autres formes de travail et à la société elle-même » s’inquiète la philosophe, faisant le parallèle avec la fragmentation des activités en entreprise et la mise en réseau des salariés, ou encore l’externalisation massive de certains métiers, comme le nettoyage. Fanny Lederlin y voit là le « sale travail », d’un capitalisme qui ne fabrique que des externalités négatives et « des déchets ». Et qui ferait de chaque travailleur un « usager solitaire, sans qualité particulière ». De quoi méditer…

Le livre est plus convenu sur le dernier signe du néotravail, « le totalitarisme » de l’esprit, vu comme « la confiscation du sens » du management actuel : dogme de l’adaptation, évaluation niant l’expérience individuelle ou novlangue des DRH, l’appel de la doctorante à « désobéir » (savoir dire « non ») pour retrouver « sa capacité de jugement » est un peu léger. L’essai – brillante synthèse philosophique et sociologique – manque de propositions pour retrouver un travail incarné, socialisant et « émancipateur ». Mais face à ces mutations, Fanny Lederlin insiste tout de même sur l’importance « de redéployer un droit du travail » protecteur pour les travailleurs des plateformes comme pour les salariés externalisés. Un vrai défi politique.

Les dépossédés de l’open space.

Fanny Lederlin, PUF, 276 pages, 21 euros.

Auteur

  • Lydie Colders