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Quand les Territoires zéro chômeur de longue durée interpellent la GRH

Idées | Recherche | publié le : 01.06.2020 |

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Quand les Territoires zéro chômeur de longue durée interpellent la GRH

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Une proposition de loi visant à étendre l’expérience des Territoires zéro chômeur de longue durée, lancée en 2016, a été déposée en février dernier mais elle est toujours en attente d’examen. Une bonne centaine de territoires sont candidats pour une telle expérimentation qui suppose une gestion des ressources humaines appropriée.

Dans une dizaine de territoires français, l’expérimentation des Territoires zéro chômeur de longue durée (TZCLD) n’est pas une utopie mais une réalité depuis 2016. Selon le principe, une entreprise à but d’emploi (EBE) est créée sur un territoire bien défini. Tous les chômeurs de longue durée volontaires de ce territoire, c’est-à-dire les personnes se trouvant depuis plus d’un an sans emploi, sont embauchés en contrat à durée indéterminée. L’EBE est financée partiellement par l’activation des dépenses passives de chômage. Charge aux EBE de trouver des débouchés économiques complémentaires à leurs activités et non concurrentielles avec les entreprises du secteur marchand.

Conformément à son statut, l’emploi n’y est pas un moyen mais une finalité. L’inversion des logiques habituelles ne s’arrête pas là. En matière de recrutement, on ne sélectionne pas la personne en fonction de ses compétences et motivations mais, après l’avoir recrutée, on lui attribue une activité qui y correspond ou, à défaut, on donne suffisamment de sens à un travail pour que la personne recrutée s’y engage. Le temps de travail est également choisi par le salarié et c’est à l’EBE de réguler son volume d’activité en fonction de son potentiel humain.

Ces principes de gestion sont alimentés par trois convictions qui inversent les logiques habituelles. Première conviction : le travail ne manque pas, les besoins de la société en attestent : besoins de mobilité, besoins de formation à l’usage du numérique, besoins de soutien à la transition écologique… Si les besoins ne manquent pas, c’est la solvabilité de tout un pan de la population qui manque, et qui rend difficile leur satisfaction par les entreprises du secteur marchand. Deuxième conviction : l’argent ne manque pas mais est alloué à la compensation de la privation d’emploi (RSA, allocations diverses). Il s’agit de réorienter cet argent.

Chacun a sa place

Les projets TZCLD sont alimentés par une troisième conviction : toute personne est capable d’exercer un emploi, pourvu que l’environnement le favorise, quelle que soit la cause de sa privation d’emploi : qualification inadaptée à l’offre d’emploi locale, difficulté de mobilité, problèmes de santé (23 % des salariés des dix EBE constituées sont en situation de handicap), compétences de travailleurs âgés non reconnues par le marché du travail, incompatibilité entre emploi et vie de famille, manque de maîtrise des codes d’accès à l’emploi ou encore manque de correspondance avec les canons requis pour l’exercer, euphémisme pour, disons-le, évoquer l’exclusion de l’emploi en raison de discriminations. Dans le principe d’une EBE, chacun y a une place.

Les EBE reposent sur une philosophie politique qui inspire elle-même un projet managérial, même si le terme n’est jamais explicité ainsi. Sur le plan de la GRH, on aurait tort d’observer l’expérimentation comme un objet exotique. À bien des égards, l’inversion des logiques appelle à mettre en question quelques certitudes managériales.

Tout d’abord, les EBE n’ont d’autres choix que de miser sur le potentiel de leurs salariés. Aucune batterie de tests ni d’entretiens successifs, puisqu’il n’y a pas de candidats. Rappelons-le, les salariés choisissent davantage de s’engager dans l’entreprise à but d’emploi que l’entreprise ne les choisit. Il s’agit donc de repérer les compétences des salariés, y compris quand ils n’en ont pas conscience, de déceler le potentiel à partir de leurs activités personnelles ou associatives, voire de susciter des vocations. Le potentiel des salariés détermine aussi les orientations stratégiques puisqu’il contribue à définir les activités de l’EBE. Par exemple, une EBE ne pourrait pas s’engager dans la réparation d’appareils électroménagers sans avoir en son sein une personne qui en a la compétence.

Confiance retrouvée

Mais les activités proviennent aussi des opportunités saisies parmi les besoins du territoire. Ils sont nécessairement divers, allant de la création de meubles au transport de personnes en passant par l’aide à l’utilisation d’outils informatiques. Il s’agit alors de penser une structure accompagnante permettant de transmettre en situation des savoir-faire de menuiserie, de réparation d’appareils électroménagers ou de cuisine, grâce à une confiance en soi et en l’autre retrouvée. Cela suppose pour les salariés de devenir polyvalents, à des degrés différents. Or les salariés ayant des profils différents, cela interdit la normalisation des profils de poste ; au contraire, cela montre la possibilité pour des profils très différents de réussir dans un même poste. C’est aussi dans la situation de travail et son environnement que s’actualisent les motivations.

Ensuite, le fonctionnement des EBE sort le développement des compétences d’une logiquement exclusivement individualisante puisqu’elle accorde une importance cruciale à l’accompagnement dans l’emploi, au soutien tant institutionnel que collectif. Il s’agit de penser une structure accompagnante dans l’intégralité de son fonctionnement et dans les relations de travail.

De plus, on note dans les entreprises à but d’emploi une faible sophistication de l’instrumentalisation de la gestion des compétences (pas de système d’informations global par exemple) et, inversement, un fort attachement à la valorisation des réussites et à l’encouragement du déploiement du potentiel de chacun. Ce faisant, les EBE nous rappellent que les mots sont des outils de gestion des ressources humaines autant voire plus puissants que des applications numériques. Enfin, la conviction de l’utilité sociale de l’EBE, et partant de l’activité de chacun, y est fortement partagée. Bien qu’il soit rarement explicité ainsi, le management par le sens se révèle être un puissant levier de développement des compétences et une source d’adhésion au projet de l’entreprise.

Alors que plus d’une centaine de territoires candidatent à l’expérimentation dans le cadre d’une seconde loi, les financements publics ne pouvant être activés qu’à cette condition, il ne s’agit pas d’idéaliser les EBE. Leur mise en œuvre n’a pas la douceur d’un tapis de roses car elles ont de nombreux défis à relever, celui de la création d’activités susceptibles de produire de l’autofinancement comme celui du déploiement du potentiel d’une population parfois très éloignée de l’emploi.

Le fonctionnement des entreprises à but d’emploi interpelle les praticiens comme les chercheurs tant il est orthogonal aux conceptions habituelles de la GRH. Il montre que des alternatives, tant entrepreneuriales que managériales, sont possibles.

Stéphane Bellini

Maître de conférences en GRH, habilité à diriger des recherches, à l’IAE de Poitiers, université de Poitiers. Il y dirige les masters GRH en formation continue et par apprentissage. Membre du Cerege, ses travaux portent sur la gestion de l’emploi, la relation managériale et le management du travail.