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Faut-il s’attendre à une poussée de fièvre sociale ?

Idées | Débat | publié le : 01.06.2020 |

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Faut-il s’attendre à une poussée de fièvre sociale ?

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Une récession de l’ordre de 8,2 % en France cette année, selon les prévisions de la Commission européenne, des faillites d’entreprises « inévitables », pour Bruno Le Maire, et un taux de chômage qui risque d’exploser… Face à cette situation, les Français, frondeurs comme ils l’ont souvent prouvé, vont-ils se rebeller en lançant grèves, manifestations et bras de fer, ne serait-ce que pour tenter de maintenir leur pouvoir d’achat ? La question pourrait se poser dès la rentrée…

Eddy Fougier : Consultant et chargé d’enseignement à Sciences Po Aix-en-Provence et à Audencia Business School.

Il est extrêmement difficile de prédire l’émergence de mouvements sociaux. On peut néanmoins identifier trois types de situation qui sont susceptibles de provoquer une fièvre sociale dans les mois à venir. Le premier est le contrecoup d’un retour à la « normale » pour certaines catégories sociales. Cela concerne en premier lieu les catégories peu rémunérées et valorisées socialement qui ont continué à travailler durant le confinement en étant exposées au virus et dont le travail a été unanimement salué : personnel soignant, caissières, chauffeurs-livreurs, éboueurs, etc. Elles pourraient mal vivre un retour à la normalité en étant amenées à penser qu’au fond, rien n’a vraiment changé pour elles. La situation de l’hôpital public est également à suivre alors que les observateurs ont noté que le personnel médical avait repris le dessus sur les administratifs et leur logique comptable. Le retour à la « normale » pourrait être compliqué là aussi.

Le deuxième type de situation est lié aux plans de relance. Les syndicats traditionnels vont être très vigilants en suspectant le Gouvernement de vouloir profiter de ces plans pour remettre en cause certaines législations sociales (exemple : les 35 heures) et ressortir du placard la réforme des retraites. Les désobéissants du climat, de leur côté, vont exercer une forte pression pour inciter le Gouvernement à faire en sorte que le « monde d’après » soit celui de la transition écologique.

Enfin, nombre de catégories sociales qui se sont mobilisées ces dernières années devraient figurer parmi les principales victimes de la crise économique et sociale qui se profile : catégories ayant alimenté le mouvement des « gilets jaunes », intermittents du spectacle ou « intellectuels précaires » (comme avec Nuit debout). Autant de catégories à même de déclencher d’importants mouvements sociaux.

Stéphane Sirot : Spécialiste de l’histoire du syndicalisme, des conflits du travail et des relations sociales, professeur à l’université de Cergy.

En préambule, insistons sur un fait historiquement singulier : depuis 2016, la France se trouve dans une phase d’ébullition quasi ininterrompue. De la contestation de la loi travail El Khomri accompagnée de Nuit debout jusqu’au mouvement contre le système universel de retraite, en passant par le printemps social 2018, les « gilets jaunes » et les mobilisations pour le climat, l’effervescence ne se dément pas. La crise sanitaire n’est sans soute qu’une parenthèse dans ce processus de critique sociale. D’autant qu’elle produit un effet loupe sur la profondeur des inégalités et les enjeux environnementaux, dans un contexte de défiance à l’égard du pouvoir.

Ces dernières semaines, des différends liés à la protection de la santé des salariés ont été portés devant la justice. Plus structurellement, il est possible d’envisager dans les mois à venir des tensions sociales de trois grands ordres. D’abord, une reprise de contestations suspendues par les circonstances, à commencer dans le milieu hospitalier. Ensuite, des conflits localisés suscités, pour reprendre les mots d’Édouard Philippe le 7 mai, par « la crise économique et […] l’appauvrissement général qui va intervenir ». Il est en effet probable que des fermetures d’entreprises ou des licenciements d’ampleur interviennent, générant des mobilisations tant à l’échelle des établissements concernés que de territoires au tissu économique parfois très dépendant d’une activité dominante. La question du pouvoir d’achat peut aussi gagner en intensité, notamment dans des professions qui se sont révélées indispensables en ces temps de crise. Enfin, une résurgence de mobilisations de type « gilets jaunes » est envisageable. Des frémissements existent, comme l’illustre la récente interdiction de manifestations se revendiquant de ce mouvement.

Seuls des choix politiques en capacité d’amortir durablement les conséquences sociales de la crise sanitaire et de répondre aux exigences systémiques exprimées par les mobilisations des dernières années peuvent prétendre apaiser un champ social inflammable.

Mathilde Dupré : Codirectrice de l’Institut Veblen.

La pandémie et la crise économique qu’elle a engendrée pourraient faire reprendre de plus belle les mobilisations sociales. S’il est difficile de prédire les nouvelles formes de conflits qui pourraient émerger, plusieurs éléments sont à prendre en compte. D’abord, la crise pourrait durer. Non seulement la sortie du confinement est très progressive, mais elle pourrait ne pas être linéaire, voire inclure des épisodes de reconfinement. Ces incertitudes compliquent la gestion de sortie de crise et pourraient alimenter les interrogations, voire le mécontentement sur la gestion de la crise elle-même. De plus, la situation a accru les inégalités. La France est certes dotée d’un bon système de protection sociale et la mise en place d’un dispositif assez généreux de chômage partiel a permis de décorréler le revenu d’une grande partie des Français du choc économique. Mais ces mesures ne les ont pas couverts de façon égale. Les plus pauvres et les plus vulnérables ont été plus fortement touchés. Par ailleurs, la mise à l’arrêt d’une grande partie de l’économie a mis en lumière les activités véritablement essentielles pour le fonctionnement de notre société et le manque de valorisation monétaire et sociale de ces emplois. Au-delà des mesures ponctuelles pour souligner les efforts des professionnels de ces secteurs, des réponses de plus long terme pour une revalorisation de ces métiers sont attendues. Enfin, la répartition finale des pertes essuyées pendant la crise sera déterminante. Selon l’OFCE, pendant le confinement, l’augmentation du déficit des administrations publiques a permis de compenser 57 % de la baisse des revenus dans l’ensemble de l’économie ; le reste du choc a été absorbé par les entreprises (33 %) et les ménages (7 %). Mais ces derniers risquent de se trouver doublement mis à contribution : en tant que contribuables, via la dette publique, pour porter les coûts liés aux programmes massifs d’intervention de l’État, et en tant que salariés, si la crise conduit à des modifications substantielles du Code du travail. Les choix politiques en la matière seront donc décisifs pour le climat social à venir, de même que pour conduire les réformes face à l’urgence écologique et sociale.

Ce qu’il faut retenir

// Mauvaise nouvelle. Le Fonds monétaire international (FMI) a prévenu dès le 15 avril, dans son rapport bisannuel. « De nouvelles vagues de tensions sociales pourraient émerger dans certains pays si les mesures gouvernementales pour alléger les effets de la pandémie de coronavirus sont jugées insuffisantes ou favorisant les classes sociales les plus élevées », a déclaré l’institution. Si le FMI pensait surtout à des pays « dont l’administration est historiquement corrompue, manquant de transparence et ayant du mal à mettre en œuvre des mesures », il n’oublie pas la France pour autant, faisant implicitement référence au mouvement des « gilets jaunes », et explicitement à la réforme de retraites, dans son rapport…

// Mauvaise nouvelle (bis). Attisée par le mouvement des « gilets jaunes », la défiance de certains envers le Gouvernement ne semble pas retomber, à en juger par la cote de popularité de l’exécutif, bien plus basse en France que dans d’autres pays, et par certains propos tenus sur les réseaux sociaux. Quand ce ne sont pas ceux d’essayistes… Ainsi, dans une interview parue dans « L’Express » du 27 avril, le démographe et historien Emmanuel Todd a lancé une charge d’une rare violence, appelant à « punir », y compris par la prison et les sanctions financières, les dirigeants pour leur gestion de l’épidémie. « Il existe maintenant un vrai risque d’explosion sociale, a-t-il conclu, parce que les Français savent que leurs dirigeants sont incapables de les protéger. Si l’on accepte encore et toujours un pouvoir qui raconte n’importe quoi […] et s’entête à ne pas régler les problèmes économiques, l’étape suivante ne sera pas une lutte de classes civilisée, mais la guerre civile. ».

En chiffres

90 %

C’est le pourcentage des salariés des TPE-PME qui veulent une prime exceptionnelle, selon un sondage Harris Interactive pour Aésio paru sur le site Web du « Parisien », le 8 mai. Le problème, c’est que dans le même sondage, seul un quart des chefs d’entreprise de moins de 250 salariés seraient prêts à verser une prime aux employés restés à leur poste pendant le confinement… Or les 4 millions de PME-TPE comptent au total 7 millions de salariés, soit 40 % des effectifs du privé.

Source : https://urlz.fr/cKFV

33 %

C’est le pourcentage, en hausse de 2 points, des Français préoccupés par leur pouvoir d’achat, selon les données du baromètre Ipsos avec l’association Datacovid, sur la période du 15 au 21 avril. S’appuyant sur un échantillon représentatif de 5 001 personnes, Ipsos observe régulièrement les comportements de la population. Si, pendant la période de confinement, la pandémie est restée la principale inquiétude (73 %, – 3 % au 21 avril), devant le système de santé (42 %, stable), les préoccupations économiques et sociales augmentaient à l’approche du déconfinement. C’était ainsi le cas, au-delà du pouvoir d’achat, des inégalités sociales (26 %, + 3 %) et des craintes sur les déficits publics et la dette (26 %, + 2 %).

Source : https://cutt.ly/AyIRHYv