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Relocaliser sans « désinternationaliser » une gageure !

Décodages | Emploi | publié le : 01.06.2020 | Laurence Estival

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Relocaliser sans « désinternationaliser » une gageure !

Crédit photo Laurence Estival

Pénurie de masques, tension sur les médicaments, menace sur les chaînes de valeur… La crise du Covid-19 a relancé les débats sur la relocalisation dans l’Hexagone d’activités parties à l’autre bout du monde. Pas si simple, selon les acteurs, qui pointent notamment la question de la main-d’œuvre formée pour relever les défis.

Le 12 mars dernier, le Grand-Est, dans l’œil du cyclone de l’épidémie, a été la première région à réagir : pour lutter contre la forte dépendance de la France, en danger par rapport aux importations en général et à celles en provenance des pays asiatiques en particulier, elle a lancé un « pacte de relocalisation ». Toutes les entreprises intéressées par le rapatriement d’une partie de leur chaîne d’approvisionnement localement, en France ou en Europe, pouvaient déposer des dossiers pour être accompagnées et épaulées. Le phénomène n’est pas propre au Grand-Est : en pleine crise sanitaire, les Français ont découvert que 60 à 80 % des médicaments consommés viennent de l’étranger. Et si la pénurie de masques est à mettre sur le compte du Covid-19, nombre de secteurs industriels sont depuis des années dans le rouge : le taux d’importation atteint 80 % pour les cartes et systèmes électroniques quand des pans entiers de l’industrie, de l’automobile au textile en passant par la fabrication de panneaux photovoltaïques, ont déjà déserté l’Hexagone. Le ministre de l’Économie, Bruno Le Maire, a adressé un message clair à la filière automobile, aujourd’hui à la peine : « L’État met beaucoup d’argent public sur la table, en contrepartie il faut que les constructeurs s’engagent à dire : “Telle catégorie de véhicule ou telle catégorie de fabrication, nous allons la relocaliser en France”. »

L’épidémie va-t-elle réussir là où jusqu’à présent les discours sur le nationalisme économique ont montré leurs limites ? « La relocalisation est un rêve qu’il ne faut pas oublier avec le déconfinement ! » sourit Philippe Darmayan, le président de l’Union des industries et métiers de la métallurgie (UIMM). Claude Cham, président de la Fédération des industries des équipements pour véhicules (FIEV), acquiesce : « Le marché automobile est mondial, le gros potentiel de croissance se trouve en Asie. Par ailleurs, près des deux tiers (63 %) des voitures haut de gamme vendues dans le monde sont fabriquées par un constructeur allemand. Nous ne pouvons pas ignorer ces données. Et même si nous relocalisons certaines de nos activités, nous serons toujours présents aux côtés de tous les constructeurs avec lesquels nous travaillons, où qu’ils se trouvent. » Philippe Lamoureux, le directeur général du LEEM (Les entreprises du médicament), en pleine cogitation pour définir les médicaments stratégiques devant faire l’objet d’une relocalisation, souligne, lui aussi, le travail d’équilibriste que cela suppose : « Nous devons relocaliser sans “désinternationaliser”. La crise a montré que seule une internationalisation des achats avait permis de faire face à la pénurie de masques, qui n’était pas seulement un phénomène français mais mondial. » Heureusement que des industries connexes, dont le textile, se sont mobilisées pour fournir les équipements et produits manquants. « Nous sommes d’ailleurs prêts à aider l’État à reconstituer et à entretenir ses stocks dans la durée. La commande publique est une source de diversification et un moyen de réfléchir à de nouveaux débouchés », explique Laurent Vandenbor, délégué général du pôle Mode Grand Ouest qui regroupe 106 façonniers et entreprises régionales.

Une volonté, deux logiques.

« Quand on parle de relocalisation, nous sommes face à deux logiques, analyse Caroline Mini, chef de projet de La Fabrique de l’industrie. La première répond à une urgence et c’est une question de politique sanitaire. La seconde, déjà en œuvre avant la crise, est une question de politique industrielle et concerne le développement de notre tissu industriel. » Les réponses sont donc à chercher au coup par coup et elles ne dépendent pas toujours du seul dynamisme des acteurs économiques. « Depuis plus de 20 ans, la baisse du tarif de remboursement des médicaments fixé par l’État et le développement des génériques ont incité les entreprises à chercher des fournisseurs dans les pays où les coûts étaient moindres, illustre Fabien Riolet, directeur général de Polepharma, cluster représentant 53 % de la production nationale de médicaments, fort de ses 60 000 salariés. Cette situation nous a d’autant plus pénalisés que, bénéficiant de contraintes environnementales moins sévères, la Chine a pu faire entrer ses produits en Europe sans difficultés quand les entreprises françaises devaient prendre en compte des normes de plus en plus restrictives ! » Seule solution pour redresser la barre : « L’État ne doit plus faire reposer la politique de maîtrise des dépenses de santé sur les seuls médicaments, il doit alléger la fiscalité et revoir les délais de mises en marché, plus longes chez nous que chez nos voisins européens », ajoute Philippe Lamoureux.

« La reconquête passe par des investissements dans les technologies de pointe telles que l’électronique de puissance, la constitution de base de données pour favoriser le développement de l’intelligence artificielle ou la cybersécurité pour accompagner les avancées sur les voitures autonomes, énumère Claude Cham. Ce qui nous a amenés à nous rapprocher de nouveaux partenaires tels que CapGemenini ou Sinocia Automotive, du groupe Sagemcom, à les faire adhérer à notre syndicat, ou encore à échanger avec les industries aéronautiques, médicales et autres : les recherches et innovations des uns pouvant, voire devant, bénéficier aux autres. »

Des perspectives d’emplois.

Ce vaste Meccano ne sera pas sans conséquences sur le travail. Relever le défi est une tâche de longue haleine car les emplois industriels ont fondu de 4,551 millions à 3,180 millions de salariés entre 1989 et 2017, selon l’Insee. Ces dernières années d’ailleurs, la tendance à la baisse s’était inversée et « l’année dernière les ouvertures d’usines dans l’industrie avaient été supérieures aux fermetures », souligne Caroline Mini. Et si la crise économique qui se profile risque de mettre à mal cette reconquête, les gains observés hier montrent que la cause n’est pas perdue… En témoigne le groupe Lacroix, équipementier spécialisé dans la conception et la fabrication de systèmes électroniques. Devant moderniser son usine située à Beaupréau-en-Mauges, dans le Maine-et-Loire, pour l’adapter à la demande de ses clients, l’entreprise a décidé de répondre localement à leurs attentes au lieu de s’appuyer sur sa filiale en Pologne. « Nous misons sur notre capacité à conquérir de nouveaux marchés comme celui de l’IoT industriel et des séries automatisées en forte croissance », mentionne le DRH, Thomas Lesort. Le projet d’une nouvelle usine faisant la part belle à la robotisation et à la digitalisation des process, devrait se concrétiser courant 2021, grâce aux délais de livraison dopés par la technologie, et la plus grande proximité avec ses clients compenser largement le différentiel en matière de coût de production. La formation des salariés de l’ancien site est en cours. « La maîtrise des outils digitaux est une étape clé. Les 500 emplois directs seront maintenus », poursuit le DRH, qui ne souhaite pas à ce stade s’engager sur des créations d’emplois.

Dans les énergies renouvelables, la stratégie adoptée par la France en avril dernier devrait faire passer le nombre d’équivalent temps plein de 152 000 à 236 000 entre 2019 et 2028, selon une étude d’EY en cours. En première ligne : « Le photovoltaïque autour, non pas de la fabrication de panneaux, mais de cellules sophistiquées, les énergies éoliennes avec le développement des projets off-shore ou encore l’utilisation du bois à des fins de chauffage », énumère Alexandre Roesch, délégué général du Syndicat des énergies renouvelables (SER). Le secteur de la mobilité voit également l’avenir en vert. Alors que la première usine française de production de piles à combustible et d’autres équipements embarqués demain dans les véhicules qui utiliseront cette énergie devrait être inaugurée à la rentrée, Symbio, filiale de Michelin et de Faurecia, envisage déjà une centaine de recrutements. « Pour répondre à notre objectif de fabriquer plusieurs centaines de milliers de pièces par an et d’atteindre un chiffre d’affaires de 1,3 milliard d’euros en 2030, nous allons devoir former nos futurs ingénieurs et techniciens car il y a un déficit de compétences », détaille Fabio Ferrari, le président exécutif.

Mobilisation générale.

« Reste que la France a perdu des savoir-faire et nombre de filières sont entièrement à reconstruire », remarque Éric Burnotte, le président du syndicat représentant les fabricants d’électronique (Snese). Il y aura également sans doute des effets différents selon les territoires. « Il est en effet plus facile de réintroduire des usines là où des filières sont déjà bien implantées », ajoute Caroline Mini. Première pierre à l’édifice : « Les relations entre les écoles, les universités et l’industrie doivent se renforcer pour former les salariés qui vont devoir faire tourner les usines, car même si celles-ci seront différentes de celles que nous connaissons, elles ne vont pas disparaître du paysage ! rappelle Claude Cham. Il nous faut aussi mettre l’accent sur la recherche-développement. Mais notre défi est surtout de rendre de nouveau l’industrie attractive pour les jeunes diplômés, sans parler de la mobilisation de l’apprentissage. » Le président de l’UIMM demande à tous les acteurs de la branche de veiller à ne pas casser la dynamique à l’œuvre avant la crise. Pour lui, le redécollage de l’industrie devrait aussi bénéficier aux salariés désirant se reconvertir. « Pourquoi ne pas utiliser le programme d’investissement dans les compétences ? Celui-ci pourrait aider à réorienter vers des secteurs qui en ont besoin les salariés qui, du fait de la crise, vont perdre leur emploi. » Reste à convaincre les pouvoirs publics et les candidats potentiels…

Une réflexion à l’échelle européenne

« Nous pensons que nous avons les meilleurs atouts pour relocaliser mais tous les pays européens pensent la même chose », explique Philippe Lamoureux, directeur général du Leem (Les entreprises du médicament), exhortant les acteurs de la pharmacie à se concerter à l’échelle du continent. Une carte choisie par Sanofi. Le laboratoire a annoncé en février dernier son ambition de s’appuyer sur ses six usines de fabrication en Europe pour créer le « leader européen dédié à la production et à la commercialisation à des tiers de principes actifs pharmaceutiques. » Cette nouvelle entité, dont l’entreprise ne garderait que 30 % du capital, pourrait être introduite en Bourse en 2022 et deviendrait le numéro deux mondial des principes actifs. C’est également au niveau européen que Décathlon réfléchit à sa politique de relocalisation. Aujourd’hui, le continent représente 19 % des achats de produits réalisés pour l’ensemble de ces activités mondiales, dont un quart fabriqué en France. « Notre volonté est de développer partout où nous sommes présents une stratégie de production plus locale. Nous testons par exemple depuis janvier la relocalisation au Portugal de la production de trottinettes, jusqu’alors fabriquées en Chine », détaille l’entreprise reconnaissant cependant que son enjeu principal se situe « dans la production de textiles et produits chaussants majoritairement basée dans l’Empire du milieu. »

Raisonner à l’échelle européenne est une des pistes les plus prometteuses, reconnaît lui aussi Philippe Darmayan, président de l’UIMM : « C’est à ce niveau que pourrait être décidée la mise en place de taxes temporaires à l’entrée de produits ou de composants en provenance de pays tiers pour protéger pendant cette phase de reconquête le redémarrage d’activités industrielles sur le continent, observe-t-il. C’est aussi à ce niveau que doit se dessiner une stratégie pour propulser les entreprises du continent sur les secteurs d’avenir, de la robotique aux produits bas carbone économes en ressources, et donc moins dépendants de nos approvisionnements en provenance du reste du monde. »

Auteur

  • Laurence Estival