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Les métiers mal payés risquent de l’être encore longtemps

Décodages | Rémunérations | publié le : 01.06.2020 | Adeline Farge

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Les métiers mal payés risquent de l’être encore longtemps

Crédit photo Adeline Farge

Caissières, livreurs, routiers, éboueurs, agents d’entretien… En période de confinement, ces travailleurs invisibles et peu cher payés se sont révélés essentiels. Si certains appellent à une revalorisation de tous ces métiers après la pandémie, la crise économique qui attend les entreprises pourrait doucher les espoirs.

Des mots de remerciements, des dessins d’enfants, des boîtes de chocolats. Ces attentions ont surpris Emmeline, éboueur en intérim, plus habituée aux coups de klaxon des conducteurs pressés : « Pendant le confinement, les gens étaient bienveillants. Ils patientaient quand notre camion bloquait la circulation et nettoyaient leur bac avec attention. Auparavant, ils déposaient leurs poubelles sans se demander qui les vide. Ils se sont rendu compte que si on n’était pas là, cela aurait été compliqué. » Ces derniers mois, les Français ont multiplié les hommages à l’égard des « héros du quotidien » mobilisés au plus fort de la pandémie du Covid-19. Les blouses blanches, applaudies tous les soirs aux fenêtres, mais aussi les travailleurs invisibles, ayant pour point commun d’être peu reconnus et de toucher des salaires au rabais. Hôtesses de caisse, livreurs, manutentionnaires, éboueurs, personnels d’entretien, agents de sécurité, routiers, aides à domicile… Malgré la fermeture des restaurants et des sanitaires sur les routes, Pierre Audet n’a jamais cessé de parcourir la France pour ravitailler l’arrière en produits alimentaires et hygiéniques. « Si les chauffeurs routiers décident de ne plus rouler, les rayons sont vides et c’est la guerre civile dans les magasins. On a maintenu notre activité pour que la population puisse se nourrir et se soigner. Avec les centrales d’achat au bord de la rupture, nos délais de livraison ont été resserrés et nos temps de conduite augmentés. »

Des oubliés sous la lumière.

Désinfecter les hôpitaux, préparer les commandes, encaisser les achats de première nécessité, gérer les files d’attente, accompagner les personnes âgées… Dans une société ramenée à ses fonctions essentielles, la poursuite de ces tâches s’est révélée cruciale. « À la faveur de la crise sanitaire, le grand public a redécouvert l’utilité immense de certains métiers déconsidérés et mal payés, constate Christophe Laval, président de VPHR et coauteur de l’ouvrage “Le pouvoir de la reconnaissance au travail”. Si on les avait interrogés sur les emplois essentiels en période d’épidémie, les Français ne les auraient pas cités. Du jour au lendemain, ils ont pris conscience que si ces travailleurs de l’ombre n’étaient pas là, le pays s’arrêterait de tourner. » Pour la sociologue Dominique Méda, avec le confinement, c’est « le caractère essentiel des métiers du soin, mais aussi du care, de l’entretien, de la vente qui nous a sauté aux yeux : on ne voyait qu’eux dans l’espace public. Ils sont devenus pleinement visibles car tous les autres avaient disparu. » Alors que 12,2 millions de salariés bénéficiaient du chômage partiel à la mi-mai, 34 % d’actifs ont continué à pointer tous les matins, selon la Fondation Jean Jaurès.

Ce regain de notoriété des « premiers de corvée », déjà médiatisés en 2018 par l’épisode des « gilets jaunes », a mis à nu leurs conditions de travail peu reluisantes. Ainsi, le salaire mensuel net s’établit à 1 300 euros pour les caissiers, 1 400 euros pour un agent d’entretien, 1 500 euros pour un aide-soignant, 1 700 euros pour un routier, quand le salaire médian atteint les 1 800 euros. « Notre pays tient tout entier sur des femmes et des hommes que nos économies reconnaissent si mal », a concédé Emmanuel Macron, lors de son allocution du 13 avril, en citant la Déclaration des droits de l’Homme. « La hiérarchie des revenus et du prestige est en contradiction avec celle de l’utilité sociale, pointe Camille Peugny, sociologue spécialisé dans les inégalités sociales et le déclassement. Ces dernières années, les discours dominants valorisent le créateur de richesse, l’innovateur, le start-uper. Toutes les politiques menées visent à donner une impulsion à ces premiers de cordée. À l’inverse, les métiers qui tiennent la société en temps de crise font l’objet d’indifférence et de mépris. »

« “Si tu ne travailles pas à l’école, tu deviendras caissière.” Cette phrase montre que les métiers peu qualifiés sont dévalorisés et la complexité des tâches sous-estimée. Les salariés acquièrent en autodidacte des compétences sur la sécurité sanitaire, la relation avec la clientèle, la gestion d’un tiroir-caisse qui ne se reflètent pas dans leurs salaires », regrette Laurence Gilardo, employée commerciale et déléguée syndicale FO chez Casino. Si le regard porté sur leur profession a évolué, pas sûr que les 600 000 aides-soignants, les 295 000 personnels de la vente, les 773 000 routiers et les 2 millions de salariés du nettoyage se contentent de médailles en signe de reconnaissance. Fin mars, des organisations syndicales ont réclamé une revalorisation en matière de carrière, de conditions de travail, de formation et de salaire. « Il est urgent de mieux reconnaître tous ces métiers pour que leurs rémunérations soient en cohérence avec leur utilité sociale, insiste Yves Veyrier, secrétaire général de FO. Le travail doit être considéré à sa juste valeur et ne plus être pris comme une variable d’ajustement. C’est une question qui renvoie à la répartition des richesses dans les entreprises. »

Une reconnaissance multifacette.

Estimant qu’il serait nécessaire de « réfléchir à un effort de justice », Bruno Le Maire a invité les employeurs à verser une prime exceptionnelle défiscalisée pouvant aller jusqu’à 1 000 euros – le double s’ils ont un accord d’intéressement – « à ceux qui font tourner l’économie ». Si des géants de la grande distribution prévoient d’accorder cette gratification, les salariés et leurs syndicats ont vite déchanté. « Ceux qui n’ont pas été présents pendant toute l’épidémie, car ils étaient malades ou qu’ils ont subi des temps partiels, ne la toucheront que partiellement et seront pénalisés. Son versement dépendra aussi du bon vouloir des employeurs, signale Olivier Guivarch, secrétaire général de la fédération des services de la CFDT. Cette prime ne doit pas être un solde de tout compte. Il faudra ouvrir un chantier de négociation de grande ampleur sur les salaires à la sortie de crise. »

Pour concrétiser la promesse d’Emmanuel Macron, Muriel Pénicaud a indiqué, le 13 mai, qu’elle convoquerait les responsables des branches professionnelles pour les pousser à revaloriser la rémunération des salariés en première ligne et à revoir leur classification. « Les critères habituels pour légitimer les écarts de salaires sont la contribution à la création de valeur, les compétences techniques, l’autonomie. Demain, on peut les modifier pour valoriser les métiers utiles pour le bien commun, exposés au risque sanitaire et indispensables à la poursuite de l’activité lors d’une épidémie, explique Rémi Bourguignon, professeur de gestion à l’IAE Gustave Eiffel et à l’université Paris Est-Créteil. Cette nouvelle logique de reconnaissance peut bousculer la hiérarchie des professions, et certaines vont se retrouver perdantes. Mais rien n’indique que les employeurs sont prêts à les remettre à plat. » Geoffroy Roux de Bézieux, le président du Medef, doute que les entreprises « dans le rouge » puissent « augmenter significativement les salaires » et ouvre une brèche sur les carrières quand un syndicat comme la CFDT réclame, a minima, une concertation sur les salaires, sur les parcours professionnels et sur la reconnaissance.

Globalement, le patronat ne semble guère disposé à aller au-delà du versement de primes exceptionnelles… quand c’est possible. O2 Care Services, qui a placé deux tiers de ses effectifs au chômage partiel après l’annulation de 80 % de ses prestations de gardes d’enfants et de ménage, s’attend à une année chaotique. « Comme les tarifs pratiqués auprès de nos clients sont encadrés, on n’a pas beaucoup de latitude pour payer davantage nos salariés. Mais on est très transparent avec eux sur l’impact économique du Covid-19 et sur la nécessité de gérer nos finances avec rigueur pour assurer notre pérennité. Ils savent que l’on ne peut pas distribuer des primes avec l’argent que l’on n’a pas », justifie François-Philippe Pic, le directeur général, qui compense les faibles rémunérations de ses 18 000 employés par certains avantages : voitures de fonction, portable avec forfait illimité, parcours de mobilité… Outre la hausse des salaires, la reconnaissance passe par différents leviers : favoriser la participation aux prises de décision, renforcer les moyens humains et matériels, souligner la contribution aux résultats de l’entreprise…

Mais c’est surtout, selon Denis Maillard, consultant en relations sociales et auteur du livre « Une colère française, ce qui a rendu possible les gilets jaunes, « une bataille de la valorisation des compétences acquises par l’expérience qu’il faudra mener dans ces métiers pour que les personnes ne tombent pas dans ces trappes à 25 ans et en ressortent à 40 ans en ayant stagné en matière de responsabilités et de salaire. Les employeurs doivent garantir des perspectives de carrière ». Avec 60 % de directeurs d’hypermarché issus de la promotion interne, la grande distribution estime faire partie des secteurs où l’ascenseur social fonctionne encore. « Notre branche n’a pas attendu le coronavirus pour revaloriser ses salariés, plaide Renaud Giroudet, directeur affaires sociales à la Fédération du commerce et de la distribution (FCD). Avec le treizième mois et le paiement des pauses obligatoires, le minimum conventionnel pour les plus bas revenus est de 13 % au-dessus du Smic, soit 2 600 euros brut de plus par an ». Pour offrir des conditions salariales plus confortables, la Fédération de la propreté entend miser sur l’intérêt porté aux activités de nettoyage et de désinfection pendant le Covid-19. « Les clients vont comprendre que nos missions participent à la sécurité sanitaire et à la qualité de vie au travail, souligne Philippe Jouanny, son président. On les sensibilise afin qu’ils fassent évoluer leurs cahiers des charges et qu’ils arrêtent de les laminer pour optimiser les budgets. Ils doivent tenir compte de la valeur humaine. La fédération promeut le travail en journée continue mais, pour rendre la profession plus vertueuse, les clients doivent jouer le jeu. »

Des difficultés à s’imposer dans l’après-crise.

La revalorisation salariale des premières lignes sera donc un combat de longue haleine. « Les avancées ne seront pas obtenues de façon miraculeuse, prévient Camille Peugny. Si les millions de Français qui applaudissent aux balcons ne font pas pression pour imposer une meilleure reconnaissance de toutes ces professions, il n’y a aucune raison de penser que les entreprises et le Gouvernement, qui défendent depuis des années des politiques contraires, iront dans cette direction. » Si les organisations syndicales comptent capitaliser sur le soutien populaire pour appuyer leurs revendications, cet élan de solidarité pourrait retomber comme un soufflé, tel celui vers la police après les attentats de 2015. Entre accords de performance collective et plans de sauvegarde de l’emploi, la gestion de l’après-Covid-19 risque de ne laisser aucune chance aux salariés invisibles de peser dans un rapport de force avec les employeurs. D’autant qu’ils exercent souvent dans des secteurs où le taux de syndicalisation est faible, les statuts précaires et le turn-over élevé. « Dans les services à la personne ou dans la livraison à domicile, les professionnels n’ont pas de collectif de travail et leurs possibilités d’action sont réduites, ce qui les fragilise. Comme leur contrat peut être rompu facilement, ils craignent des représailles s’ils défendent leurs droits, observe Rémi Bourguignon. Mais cette période de crise va les aider à légitimer leurs revendications et pourrait leur donner envie de se mobiliser collectivement ». Si, une fois la tempête passée, tous ces salariés qui se sont surinvestis retombent dans l’oubli, voient leurs efforts non reconnus et, pire encore, ne sont pas épargnés par les plans de licenciements, ils pourraient nourrir une rancœur et une défiance tenace envers les entreprises et les institutions. Que ce soit dans les urnes ou à travers des conflits sociaux, ces travailleurs ne manqueront pas de se rappeler à leurs bons souvenirs.

Auteur

  • Adeline Farge