logo Info-Social RH
Se connecter
Newsletter

Décodages

L’apprentissage en mode « stop-and-go »

Décodages | Formation | publié le : 01.06.2020 | Benjamin d’Alguerre

Image

L’apprentissage en mode « stop-and-go »

Crédit photo Benjamin d’Alguerre

L’embellie de l’apprentissage pourrait se voir stoppée net par la période de confinement de mars-avril qui a considérablement fragilisé les CFA. Alors que Muriel Pénicaud prépare son « plan de relance » pour la rentrée 2020, les réseaux de l’apprentissage se mobilisent afin de ne pas briser la dynamique engagée depuis la réforme « avenir professionnel ».

À l’École des métiers de Dijon (EMD), un CFA qui forme annuellement quelque 1 400 jeunes au commerce, aux métiers de bouche, à l’esthétique ou à la mécanique auto, les apprentis ont retrouvé le chemin des salles de cours depuis le 2 juin, après presque deux mois de fermeture de l’établissement pour cause de confinement. Mais ce retour dans les locaux n’a rien de massif. Pour respecter les règles d’hygiène et de distanciation sociale, l’établissement n’accueille les jeunes qu’à raison d’une journée par semaine et dans une limite de quinze élèves par classe. Les autres sont tenus de continuer à suivre leurs cours au format e-learning, comme ils l’ont fait pendant près d’un mois et demi, confinement oblige. « Il a fallu effectuer des choix : reviennent en priorité les apprentis qui avaient encore besoin de compléments de formation sur les gestes métiers impossibles à réaliser à domicile, et surtout les 35 % de décrocheurs qui n’ont pas pu suivre les cours à distance pendant la fermeture de l’établissement. Ceux-là peuvent rattraper le temps perdu depuis nos salles informatiques », indique Alain Tomczak, directeur de l’EMD.

Décrochage.

Comme l’établissement dijonnais, les quelque 1 200 CFA maillant le territoire français ont dû se convertir en masse et en urgence à la formation à distance depuis la mi-mars pour continuer à assurer leurs cours. Selon une enquête de la fédération des directeurs de CFA (Fnadir), près de 90 % d’entre eux seraient parvenus à relever le challenge, mais dans des conditions parfois fortement dégradées. En dépit du soutien logistique du ministère du Travail et de plusieurs opérateurs publics (Afpa) ou privés (Openclassrooms) qui ont gratuitement mis à disposition plateformes et contenus pédagogiques le temps de la crise, le passage à l’enseignement numérique a parfois montré ses limites. Si certains centres de formation ont pu mettre en place des cours en visioconférence et autres classes virtuelles, chez d’autres, « l’investissement digital s’est limité à la diffusion de PDF et le suivi de la scolarité des apprentis s’y est révélé parfois inexistant » témoigne Aurélien Cadiou, président de l’Association nationale des apprentis de France (Anaf).

Conséquence : les décrochages se sont multipliés durant cette période. Particulièrement chez les populations mineures, souvent orientées vers l’apprentissage à la suite d’une situation d’échec scolaire et préparant un diplôme infra-bac (comme le CAP) dans un établissement disposant de moyens humains techniques et humains insuffisants pour garder ses apprentis actifs et motivés à distance. Jean-Philippe Leroy, directeur du CFA IGS, qui forme sur des niveaux bac + 2 à bac + 5 dans les métiers RH, confirme l’existence de cette fracture : « Sur nos 1 580 apprentis, aucun n’a décroché. Nous avons la chance d’être un CFA proposant des formations liées au secteur tertiaire et disposant d’une solide expérience dans le distantiel. Il est indéniablement plus facile de garder le lien avec un public majeur se formant sur de l’informatique ou sur du management qu’avec des mineurs engagés dans un apprentissage de menuiserie qu’ils n’ont pas toujours choisi. » Toutefois, certains réseaux spécialisés dans les métiers techniques et l’apprentissage par le geste ont su garder leurs jeunes dans le circuit. C’est le cas des Compagnons du devoir et du tour de France (10 000 apprentis par an), par exemple. Grâce à la plus-value que représente leur marque, leur important réseau de proximité et l’expérience du distantiel acquise depuis 2017 avec la mise en place du dispositif Appie (apprentissage par immersion en entreprise), ceux-ci n’ont pas enregistré de défections durant la crise. « Nous avons été en mesure de continuer la formation de nos jeunes sur les enseignements généraux des bacs pro et CAP, explique Jean-Claude Bellanger, secrétaire général du réseau compagnonnique. Seul problème : il va nous falloir mettre un coup de collier en ce mois de juin pour consolider la maîtrise des gestes professionnels chez les apprentis de deuxième année qui achèvent leurs cursus, afin que leur formation soit complète. Si difficultés il doit y avoir, c’est à ce stade qu’elles se présenteront. » Dans ces conditions, la mise en place d’une validation des diplômes par le biais du contrôle continu par Jean-Michel Blanquer et Muriel Pénicaud a été accueillie comme un élément sécurisant et facilitateur… au point que les Compagnons du devoir sont tentés de demander sa généralisation pour favoriser l’accueil d’apprentis toute l’année !

Plan de relance.

Ces expériences heureuses ne sauraient toutefois cacher la réalité vécue par les CFA moins bien dotés. Selon certaines estimations régionales, le taux de ruptures de contrat pourrait y atteindre jusqu’à 40 % des effectifs. Dans ces conditions, la perspective de la rentrée 2020 effraie les acteurs de l’apprentissage. Après une croissance spectaculaire du nombre d’apprentis en 2019 (+ 16 %, soit près de 490 000 jeunes engagés dans un cycle d’apprentissage), on craint une retombée tout aussi brutale des vocations. « Le confinement est tombé en pleine période d’orientation scolaire dans les collèges et les lycées, et la plupart des CFA n’ont pas pu tenir leurs portes ouvertes annuelles pour faire découvrir leur offre aux jeunes et aux familles », analyse Aurélien Cadiou. Nombre d’établissements craignent la douche froide en septembre car, selon la règle du coût-contrat en vigueur sur laquelle le ministère du Travail n’entend pas revenir, l’accueil d’un nombre réduit d’apprentis se traduira par une diminution d’autant des subsides de France Compétences pour les CFA. Avec un vrai risque financier pour certains d’entre eux. Si Muriel Pénicaud a limité l’hémorragie pendant le confinement en assouplissant par décret les règles de l’apprentissage (maintien d’un apprenti en centre de formation pendant six mois même en l’absence d’entreprise d’accueil, maintien des financements de France Compétences), le secteur est suspendu au « plan de relance de l’apprentissage » annoncé par la ministre, le 12 mai, à l’Assemblée Nationale. Les professionnels de l’apprentissage aimeraient le voir mis en place avant l’été. « Il serait catastrophique d’attendre la loi de finances 2021 en octobre prochain. Nous aurions perdu un an ! » redoute Éric Chevée, vice-président aux affaires sociales de la CPME.

Incertitude pour les TPE et PME.

En attendant le détail du plan, les acteurs privés s’activent pour sauver la rentrée de septembre. Medef, CPME, U2P, Anaf, Maisons familiales et rurales (MFR) et autres réseaux, appuyés par l’ex-eurodéputé Jean Arthuis, ont ainsi lancé début mai un appel aux entreprises à ne pas se désengager de l’apprentissage et à maintenir leurs intentions d’embauche. Adecco, Accenture, BNP-Paribas, Carrefour, Danone, Engie, EDF, Renault, Schneider Electric, Sodexo, Sonepar ou Veolia ont déjà répondu présent, mais dans l’écosystème de l’apprentissage où les grands groupes ne représentent que 15 % des employeurs, l’implication des PME et TPE est essentielle. Or, éreintées par la période traversée en mars et en avril, celles-ci tirent la langue. Entre chute massive de leur chiffre d’affaires et risque économique majeur, les petites et moyennes entreprises pourraient considérer les apprentis comme des variables d’ajustement et mettre un frein aux embauches.

Un contrat d’apprentissage de trois ou quatre ans ?

Dans ce contexte, les marges de manœuvre de l’exécutif pour sauver la dynamique de l’apprentissage sont réduites. Facteur aggravant, faute de fonds suffisants, les Régions ne seront plus en mesure de venir au secours des CFA impécunieux au-delà d’une mobilisation de leurs agences régionales de l’orientation pour en faire la promotion auprès des publics scolaires. « Le système de financement au coût-contrat ne résiste pas en temps de crise. Muriel Pénicaud doit comprendre qu’il faut remettre les Régions dans le jeu ! » avance David Margueritte, vice-président du conseil régional de Normandie. Le patronat lui aussi propose son traitement de choc avec comme ligne directrice la revalorisation des aides publiques à l’embauche d’apprentis, aujourd’hui réservées aux seules PME de moins de 250 salariés. Mais une autre idée trotte dans la tête des dirigeants de PME. À savoir l’extension de la durée du contrat d’apprentissage jusqu’à quatre ans, « sur le modèle suisse », explique un représentant de la CPME. Un moyen de sécuriser l’investissement financier représenté par l’embauche d’un apprenti qu’il faut former plutôt que d’un CDD déjà compétent. Contrepartie : l’apprenti pourrait bénéficier de formations supplémentaires pour muscler son CV sous la forme de certificats de qualification professionnelle (CQP). Pas sûr que ce projet séduise l’intégralité des parties prenantes. L’Anaf est tentée d’y répondre par un vigoureux « niet ». Quant au Medef, il ne semble pas plus intéressé que ça. Certains de ses membres n’y sont pas opposés sur le principe mais ils préféreraient que les nouvelles compétences acquises pendant le temps supplémentaire d’apprentissage se limitent au numérique ou aux soft skills. Même pas ouvert, le débat fait déjà rage…

Auteur

  • Benjamin d’Alguerre