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“Il ne faut pas que certaines dérogations se transforment en réforme du droit du travail”

Actu | Entretien | publié le : 01.06.2020 | Catherine Abou El Khair

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“Il ne faut pas que certaines dérogations se transforment en réforme du droit du travail”

Crédit photo Catherine Abou El Khair

Selon le professeur à l’École de droit de la Sorbonne, la crise a fait émerger un « droit du travail de l’urgence » inédit. Les instances représentatives du personnel, fragilisées, sont soumises à rude épreuve pour traiter ses conséquences économiques et sanitaires.

Selon vous, la crise a fait émerger un « droit du travail de l’urgence »… À quoi ressemble-t-il ?

Pascal Lokiec : Mis à part en temps de guerre, on a rarement connu de droits du travail d’exception, ce qui montre la gravité de la crise actuelle d’un point de vue sanitaire et économique. À mon sens, on peut parler d’un droit de travail de l’urgence, au vu du caractère profondément dérogatoire des mesures adoptées, dont certaines sont d’ailleurs en décalage avec les évolutions contemporaines de la législation du travail. Même si cette mesure est parfaitement justifiée, l’effort mis sur l’activité partielle et sur l’évitement à tout prix des licenciements est en décalage avec la tendance constatée ces dernières années. D’autres sont, au contraire, en parfaite cohérence avec ces évolutions auxquelles elles mettent, certes de manière temporaire, un énorme coup d’accélérateur, notamment sur les délais d’information-consultation du CSE, sur les modalités de prise des congés et jours de repos, et sur la primauté de l’accord d’entreprise par rapport à l’accord de branche.

Craignez-vous que certaines mesures d’exception ne finissent par perdurer ?

P. L. : Les dérogations adoptées pour répondre à la crise ont été conçues comme temporaires, et il ne faut évidemment pas qu’elles durent, et se transforment en réforme du droit du travail. C’est le cas pour les CDD, dont la durée et les renouvellements pourraient, à suivre la loi en cours d’adoption devant le Parlement, être aménagés par accord d’entreprise, sachant que cela est déjà possible depuis les ordonnances de 2017 par accord de branche. Il doit s’agir d’une mesure temporaire, strictement liée à l’état d’urgence sanitaire. Il est tout aussi indispensable que les mesures raccourcissant les délais de consultation du comité social et économique, de même que les délais d’expertise en lien avec ces consultations, cessent d’ici la fin août, comme le prévoit du reste l’ordonnance du 2 mai 2020. On pense par exemple à tout ce qui touche aux projets importants portant sur l’hygiène, la sécurité et les conditions de travail : transformation de l’organisation du travail pour les nombreuses entreprises qui vont vouloir systématiser le télétravail un ou deux jours par semaine ; réaménagement des locaux avec suppression des open spaces, etc. De ce point de vue, la possibilité de transférer jusqu’à la moitié du budget de fonctionnement vers les activités sociales et culturelles n’est pas une bonne idée !

Comment se situe la France par rapport à ses homologues européens ?

P. L. : Malgré l’absence d’harmonisation européenne, les réponses ont été assez homogènes en Europe. La France se situe dans la moyenne. Il y a une sorte d’alignement sur le recours à l’activité partielle, de même que sur les dérogations pour faciliter la reprise. L’Italie ou l’Espagne ont interdit les licenciements alors que leur droit du travail tendait ces dernières années à les faciliter. En France, nous ne sommes pas allés jusqu’à cette extrémité, sans doute car notre dispositif d’activité partielle, fortement doté comparé aux pays voisins, permet de juguler cette tendance. Mais la question est de savoir ce qui va se passer par la suite, quand le voile de l’activité partielle sera levé.

Vous attendez-vous à une vague de licenciements ?

P. L. : Très probablement, d’autant que les licenciements économiques sont relativement sécurisés quant à leur motif (la loi définit le nombre de trimestres de baisse de chiffre d’affaires requis pour licencier) et leur indemnisation (le fameux barème), ce qui pourrait beaucoup jouer dans les TPE/PME. Toute la question est de savoir si on pourra éviter de telles ruptures grâce aux dispositifs alternatifs, en particulier dans les grandes entreprises. Je ne crois pas à un recours massif à la rupture conventionnelle collective comme alternative au PSE. En revanche, les accords de performance collective pourraient se développer. Il faudra être très attentif aux modalités de la négociation (accord de méthode, diagnostic partagé), aux concessions réciproques des parties (conciliation vie personnelle/professionnelle, efforts proportionnés des dirigeants et actionnaires, etc.), aux conditions de suivi et à leurs effets dans le temps (clause de retour à meilleure fortune).

Quel bilan dressez-vous de l’état du droit sur les enjeux de santé et de sécurité ?

P. L. : Sur la santé et la sécurité en particulier, la crise montre que nous avons une législation solide. Le fait que l’imbroglio autour de la modification de la loi Fauchon concernant la responsabilité pénale des maires et employeurs ait accouché d’une souris est d’ailleurs le signe que notre droit est aujourd’hui équilibré. En effet, prévoir, comme le fait la loi votée le 9 mai dernier, qu’il faut tenir compte des compétences, du pouvoir et des moyens dont disposait l’employeur dans la situation de crise, n’apporte rien à ce que prévoyait déjà le Code pénal. Peut-être faillait-il l’exprimer plus clairement pour rassurer les chefs d’entreprise et leur rappeler que la faute caractérisée est appréciée au cas par cas ! Un enjeu de taille va être le poids donné, en cas de contentieux, au respect du protocole national de déconfinement et des guides métiers ; on peut penser qu’il sera décisif même si ces documents n’ont pas à proprement parler valeur normative.

Vous plaidez cependant pour un renforcement des prérogatives des instances du personnel sur ce sujet…

P. L. : Désormais, on se retrouve face à un paradoxe : on affronte une crise sanitaire inédite sans instance spécifique pour en discuter, puisque le CHSCT a disparu en 2017 ! Faire revenir le CHSCT, ou tout au moins laisser aux partenaires sociaux la liberté de conférer à la commission santé et conditions de travail (CSSCT), qu’elle soit légale ou conventionnelle, des pouvoirs équivalents à l’ancien CHSCT, me semble une nécessité. Dans le contexte actuel, cela pose un vrai problème, alors qu’il va falloir élaborer des stratégies sanitaires, traiter les problèmes d’ergonomie au travail, d’organisation du travail, de stress…

Le télétravail a logiquement explosé avec la crise. Le Code du travail devra-t-il être adapté en conséquence ?

P. L. : Comme le télétravail va probablement se développer, la législation devrait être révisée. Peut-on se contenter d’une charte sur un sujet qui va être au cœur de l’organisation des entreprises ? Il faut des garanties supplémentaires. On parle beaucoup du droit à la déconnexion, mais il faut aussi aborder, dans un tel contexte, la question du lien avec l’entreprise. Autrement dit, établir un « droit à la connexion ». On a bien vu, dans la période de confinement, combien l’isolement vis-à-vis de la collectivité était un facteur de risques sociaux. Une des façons de traiter ce sujet serait d’institutionnaliser des espaces de discussion au sein de chaque unité de travail, destinés à parler du contenu du travail, de la charge, des critères de performance… Le point de départ pourrait être le droit d’expression qui est pour l’heure un échec patent.

Comment la négociation collective sortira-t-elle de cette crise ?

P. L. : La négociation interprofessionnelle mériterait d’être relancée. Contrairement à l’Italie où toutes les mesures Covid ont été conclues par accord tripartite, en France, il n’y a pas eu d’accord interprofessionnel. Même s’il y a eu des concertations, cela révèle, sans surprise, l’affaiblissement du dialogue social que l’on constatait déjà. Au niveau des entreprises, il est en revanche difficile de dresser un bilan car la période est trop particulière. L’urgence ne constitue pas un contexte idéal pour négocier… On a du mal à imaginer de bonnes négociations sur Zoom ! C’est surtout l’après-crise qui va servir de révélateur. On verra quelles entreprises seront capables de négocier, de manière équilibrée, la reprise, voire les restructurations. Et à plus long terme, il va falloir lancer, sous l’égide de l’Etat, un plan de revalorisation du travail pour les métiers de « première ligne », qui pourrait être conçu sur le modèle du plan de restructuration des branches : une impulsion de l’Etat, avec des directives précises, et une mise en œuvre au niveau des branches.

Pascal Lokiec

Pascal Lokiec est professeur de droit à l’Université Paris-Nanterre, depuis 2007, ainsi qu’à l’École de droit de la Sorbonne, depuis 2017. Président de l’Association française du droit du travail, il est l’auteur de l’ouvrage « Il faut sauver le droit du travail » (Odile Jacob, 2015) est le coauteur d’« Une autre voie est possible » (Flammarion, 2018).

Auteur

  • Catherine Abou El Khair