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« Il va falloir que les liens de travail se renforcent »

À la une | publié le : 01.06.2020 | Catherine Abou El Khair

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« Il va falloir que les liens de travail se renforcent »

Crédit photo Catherine Abou El Khair

Danielle Kaisergruber, rédactrice en chef de Metis Europe, décode les problématiques qui se sont jouées durant le confinement, notamment en matière de télétravail.

Cette pandémie fera-t-elle date pour les collectifs de travail et pour la vie des entreprises ?

Danielle Kaisergruber : Cette pandémie éclate le monde du travail. Il y a aujourd’hui une grande hétérogénéité des situations. Certaines personnes continuent de travailler comme avant. Souvent, on leur demande de faire plus, comme dans les hôpitaux, dans la grande distribution ou dans la logistique. D’autres, car elles sont au chômage partiel ou gardent leurs enfants, ne travaillent pas. Enfin, il y a ceux qui télétravaillent. Pour beaucoup, c’est une situation nouvelle. La période actuelle fait apparaître de manière très visible, et un peu violente, ces différences.

Vous avez décidé, dans une telle période, de vous intéresser en particulier au télétravail…

D. K. : Jusqu’ici, le télétravail s’était installé à petite vitesse, dépassant rarement plus de deux jours par semaine, et seulement dans certaines catégories. Il n’était pas du tout développé dans la fonction publique. Et là, d’un seul coup, entre 6 et 8 millions de salariés travaillent à distance. C’est un test grandeur nature, qui permet vraiment de voir ce que cette configuration change en matière de management et de conditions de travail. Si nous n’avions pas vraiment formulé d’hypothèses dans notre enquête1, nous avons eu en tout cas des surprises dans les résultats du questionnaire.

Que révèle l’enquête « Mon travail à distance, j’en parle » ?

D. K. : On voit bien que la mise en place du télétravail a généré son lot de complications : tout le monde n’avait pas le logiciel qui allait bien, certains salariés ont travaillé à partir de leur ordinateur personnel… Il n’empêche, les avis positifs restent élevés. Il y a surtout une symétrie entre le jugement des managers et celui des équipes managées, ce qui est très rare : en général, dans les enquêtes, les managers pensent bien faire tandis que les équipes ont davantage de sujets de récriminations… Dans cette enquête, on voit que le télétravail produit des relations professionnelles plus positives qu’attendu. À l’exception de certaines catégories, qui vivent plus difficilement le confinement. Si les CSP+ en deuxième partie de vie professionnelle sont globalement satisfaits, les actifs jeunes avec enfants déclarent être plus stressés.

Comment expliquer ce consensus sur le télétravail ?

D. K. : L’urgence favorise toujours une meilleure collaboration. Les architectes et leurs équipes font des nuits de charrette car c’est bon pour la cohésion d’équipe ! L’urgence fait que tout le monde se mobilise pour réussir. C’est ce qui s’est joué au moment du confinement avec la mise en place du télétravail. Tout le monde, dans ce contexte, est à égalité face à cet enjeu : le manager qui ne sait pas se servir de Zoom ou de WhatsApp tout comme l’agent de la fonction publique ou le salarié qui se retrouve à conduire des projets depuis chez lui. Tout le monde est à égalité, on a fait jouer la débrouille, on cherche des solutions ensemble. L’enthousiasme est donc en partie lié au contexte. Mais l’adhésion au télétravail s’explique aussi par un autre effet induit. Être à distance oblige à être plus attentif aux informations que l’on donne, à partager en temps réel. Il y a eu beaucoup plus de réunions d’échanges pendant le confinement. Ce sont des moments sur lesquels on fait généralement l’impasse en temps normal, parce que d’autres priorités prennent le pas. Or, en ce moment, le télétravail oblige à rester en contact afin que le lien reste fort.

58 % des sondés veulent davantage travailler à distance à l’avenir. Est-ce donc une bonne nouvelle ?

D. K. : On peut expliquer cet engouement par le fait que pour les actifs dans les grandes agglomérations, le télétravail a permis d’économiser du temps de déplacement. 50 minutes de trajet (en moyenne) en moins par jour, c’est considérable, tant pour les actifs, les collectivités, que pour l’environnement ! De ce fait, le télétravail va se développer et va se perpétuer après cet épisode. Pas à 100 % du temps, mais de manière plus importante.

Mais le travail à distance est-il réellement bénéfique pour la cohésion d’équipe ? Il nous éloigne les uns des autres…

D. K. : Le télétravail, qui apporte du confort, n’est pas uniquement le prolongement d’une revendication d’individualisme. C’est aussi le signe d’une recherche d’autonomie. Au-delà du confort, il offre plus de liberté : on se sent plus responsable de ce que l’on fait. Or sur cet aspect, la France est en retard par rapport à ses voisins européens. Le télétravail est donc un bon levier pour progresser en autonomie. On doit dépasser cette idée reçue qu’il rend service à ceux qui ont envie de passer du temps dans leur jardin. Aujourd’hui, de nombreuses professions travaillent dans ces conditions : des managers, des créatifs… Avant, quelqu’un qui faisait du télétravail, c’était quelqu’un qui emportait du travail à faire à la maison. Ce qui se produit aujourd’hui est très différent : on fait en télétravail ce que l’on faisait d’habitude.

En poussant le télétravail, ne risque-t-on pas d’accentuer les clivages avec ceux qui sont contraints de se rendre sur leur lieu de travail ?

D. K. : Il est vrai que cela accroît un clivage de type « cols-bleus versus cols blancs ». Mais des différences, il y en a toujours eu. Dans les entreprises de consultants par exemple, il y a les « mobiles », qui passent leur temps à voyager dans le cadre professionnel, et les immobiles, c’est-à-dire les administratifs, qui restent au bureau. Des sociologues ont aussi montré que l’on a tendance à se comparer davantage à ceux qui nous ressemblent qu’à ceux qui sont vraiment différents. Il n’empêche, il est positif d’avoir conscience de ce sujet, même si je doute qu’il existe une recette miracle. Tout l’enjeu pour les entreprises est de savoir faire fonctionner ces différents mondes en leur sein, avec des règles du jeu différentes pour les différents métiers.

Les collectifs de travail vont-ils sortir grandis de cette expérience ?

D. K. : L’étape du déconfinement sera en tout cas décisive. Cette période va être plus dure à organiser. Elle va nécessiter de prendre en compte de manière très fine les particularités des métiers. Dans une grande collectivité locale par exemple, chaque service a sa spécificité. Tous n’ont pas forcément besoin de revenir sur site. En revanche, sur les lieux de travail, les conditions sanitaires vont être tout à fait décisives. Il y a un travail très fin à faire, qui n’est pas facile, en fonction des activités, mais aussi des particularités familiales de chacun, voire des possibilités de transport… Des règles rigoureuses devront être établies pour organiser le travail et les solutions devront être pragmatiques. Cela sera probablement conflictuel, parfois même attisé par de la surenchère syndicale. Il ne faut pas s’en choquer. En revanche, il va falloir faire en sorte que les liens de travail se renforcent. Cela passe notamment par une meilleure prise en compte de ce que disent les équipes sur leur propre travail. Cela n’enlève pas les distinctions mais cela permet de se sentir un peu plus à égalité. Ce qui est important, c’est d’accorder plus de crédit à l’avis de tous les salariés, du boss à l’employé de base. Le bon côté de la période, c’est que tout le monde en a davantage conscience.

(1) À l’instar de « Liaisons sociales magazine » et d’« Entreprise &Carrières, » Metis Europe est l’un des partenaires de la grande enquête en ligne « Mon travail à distance, j’en parle », menée par le cabinet Res publica. Une enquête à laquelle ont répondu plus de 1 880 télétravailleurs et qui sera suivie d’un deuxième questionnaire sur la reprise du travail : « Mon retour au travail, j’en parle ».

Auteur

  • Catherine Abou El Khair