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Le dérèglement du droit du travail est-il définitif ?

Idées | Débat | publié le : 01.05.2020 |

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Le dérèglement du droit du travail est-il définitif ?

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Des ordonnances en rafale, les unes pour revoir les règles en matière de durée du travail, les autres sur la modification, par l’employeur, des congés payés ou offrant une dérogation concernant les jours de repos hebdomadaires… Si le Gouvernement affirme que cet assouplissement du Code du travail est momentané (jusqu’au 31 décembre) et dicté par l’urgence sanitaire, faut-il s’inquiéter d’un provisoire qui pourrait durer ? //

Franck Héas : Professeur de droit privé à l’université de Nantes.

Techniquement, en cette période de crise aux effets économiques et sociaux inévitables, les possibilités d’adapter le temps de travail peuvent sembler de prime abord sécurisées et équilibrées (ord. n° 2020-323 du 25 mars 2020). L’échéance est fin décembre 2020. La prise imposée de congés payés est limitée à six jours sur la base d’un accord d’entreprise ou de branche. C’est dix jours pour les repos RTT, du forfait-jours et du compte épargne-temps. Il est néanmoins regrettable que l’encadrement conventionnel n’ait pas été prévu ici, à la suite de la loi de 2016 et des ordonnances de 2017. C’est illogique de poser la négociation collective en principe et de l’écarter en certaines circonstances. S’agissant de l’extension des dérogations en matière de travail dominical, de repos hebdomadaire ou quotidien et de durées maximales (jusqu’à 12 heures par jour et 60 heures par semaine), ces hypothèses sont réservées à certains secteurs d’activité, pour l’instant inconnus, l’ordonnance étant silencieuse sur ce point.

Maintenant, symboliquement et au regard des « attaques » portées au droit du travail depuis une trentaine d’années, l’analyse de ces dispositions provisoires dérogatoires est différente. Sur le symbole : fondamentalement basé sur un impératif de protection, le droit du travail s’est construit dans une logique double d’aménagement du temps de travail afin de protéger la santé des individus. Or, on touche ici directement à ces fondamentaux du droit du travail qu’il convient encore aujourd’hui d’amender. Dans une démarche d’efforts citoyens (seront-ils bien partagés ?), les protections, garanties et droits des travailleurs sont rognés, essentiellement dans le champ de la santé au travail. Ce n’est pas anodin. Historiquement, ces adaptations s’inscrivent par ailleurs dans ce mouvement inexorable et continu de détricotage du droit du travail. La tendance se poursuit et cela peut être inquiétant pour la suite. Comme pour toute crise, c’est le jour d’après qui devra être scruté.

François Hommeril : Président confédéral de la CFE-CGC.

Alors que les partenaires sociaux, syndicats de salariés comme patronat, faisaient, de façon unanime, les mêmes demandes auprès des membres du Gouvernement, avec lesquels ils ont été en contact très régulier depuis le début de la crise – à cet égard, il est à noter que nous n’avons jamais eu une telle intensité dans nos contacts avec l’exécutif ! –, à savoir du matériel de protection pour poursuivre les activités dans les organisations, l’exécutif s’est au contraire précipité pour assouplir nombre de règles du Code du travail ! Autant dire que les vieux réflexes, fondés sur la doxa libérale qui veut que ce Code soit une entrave à la bonne marche de l’économie, sont toujours là ! Cela dit, je suis confiant. Cette doctrine, faite d’austérité, budgétaire comme salariale, a montré, et de façon éclatante, ses limites, en particulier sur le terrain de la santé… Par ailleurs, les ordonnances prises dans l’urgence auront du mal, dans l’après-crise, à être mises en application. Il faudra l’assentiment des salariés dans le cadre d’accords d’entreprise. Je ne vois donc pas les 60 heures par semaine se généraliser, par exemple. En outre, tout passage en force condamnerait les organisations, car sans engagement des collaborateurs, sans adhésion à un projet, sans confiance ni respect mutuels, elles ne pourront pas se relever du coup qui vient de leur être porté. Ce qui ne veut pas dire que le capitalisme néolibéral ne vendra pas cher sa peau ! Mais nous veillerons au grain, comme nous l’avons toujours fait. Et nous serons en cela aidés par une nouvelle génération de salariés, les jeunes, en majorité diplômés, qui ont un niveau d’exigence très élevé en ce qui concerne la culture d’entreprise, sa mission, sa vision. Cette génération constituera une masse critique de nature à rétablir un équilibre encore un peu plus mis à mal par des ordonnances hâtives et pour le moins déplacées.

Pascal Lokiec : Professeur à l’École de droit de la Sorbonne, université Paris-1.

La période que nous vivons actuellement ne doit en aucun cas se traduire par une nouvelle vague de déréglementation, mais par une série de remises en question. Il faudra mener une réflexion sur la valeur du travail, prendre conscience que certains métiers, fondés sur la spéculation, sont survalorisés par rapport aux métiers de proximité qui, pour beaucoup, sont parmi les moins bien rémunérés et présentent pourtant un degré supérieur de pénibilité. La notion d’activité essentielle pourrait être au cœur de cette réflexion. Il faudra aussi enrichir le régime du télétravail que la période actuelle pourrait avoir normalisé, sans doute pas en droit (on peut penser qu’il redeviendra facultatif après la crise) mais dans les faits. En particulier, l’importance du droit à la déconnexion ne doit pas faire oublier que la connexion de ces travailleurs avec la collectivité de travail, par la représentation du personnel mais aussi par des espaces de discussion institutionnalisés, est tout aussi nécessaire.

S’agissant de la santé et de la sécurité, on est aujourd’hui au temps des mesures ponctuelles (respecter et faire respecter les gestes barrière, actualiser le document unique d’évaluation des risques, etc.). Mais viendra le temps des enquêtes, des consultations, de la définition de la stratégie sanitaire de l’entreprise ! La réintroduction du CHSCT me paraît constituer un sujet prioritaire. D’autres enseignements devront également être tirés : sur la protection des TPE et de leurs salariés, sur celle des sous-traitants vis-à-vis des donneurs d’ordre… Autant de sujets que l’on savait centraux et qui ont, ces dernières années, y compris ces dernières semaines, connu de notables évolutions. Il faut cependant aller plus loin et peut-être créer un véritable « Small Business Act » à la française !

Ce qu’il faut retenir

// Premiers assouplissements. La loi pour la croissance, l’activité et l’égalité des chances économiques, dite « loi Macron », du 6 août 2015, a modifié le Code du travail sur plusieurs aspects : le travail du dimanche, la justice prud’homale, l’épargne salariale, l’actionnariat des salariés et les licenciements collectifs. Quant à la loi travail, portée par Myriam El Khomri, elle a été promulguée le 9 août 2016, après l’utilisation du 49.3. Au programme : assouplissement des 35 heures et licenciement économique facilité, ce qui avait suscité une forte opposition. Elle inclut cependant le droit à la déconnexion dans les entreprises de plus de 50 salariés. En 2017, le Code du travail a été modifié par l’adoption de cinq ordonnances. Des décrets publiés en 2017 et en 2018 ont complété le dispositif. Parmi les mesures, on trouve la hausse et le plafonnement des indemnités de licenciement, ainsi que l’extension des possibilités de recours aux contrats à durée indéterminée de chantier. Sans oublier la fusion des institutions représentatives du personnel en une instance unique, le comité social et économique, et la modification des modalités de la négociation collective, qui fait la part belle à celle d’entreprise. Et, enfin, la création de la rupture conventionnelle collective.

À l’étranger. La crise sanitaire a jeté une lumière crue sur l’absence de protection sociale aux États-Unis, où, avant l’intervention en urgence du Congrès, les employeurs n’avaient aucune obligation fédérale d’offrir des congés maladie payés à leurs salariés. La loi ne protégeait même pas les salariés du licenciement en cas de maladie.

En chiffres

1 520

C’est le nombre moyen d’heures effectuées en une année par chaque travailleur en France, en 2018, selon l’OCDE. Le score allemand est de 1 363, celui de la Corée du Sud s’élève à 1993. Les Mexicains sont ceux qui travaillent le plus : 2 148 heures en moyenne par personne et par an.

Source : https://urlz.fr/cqC1

36

C’est le nombre total de congés payés en France, selon les chiffres de l’OCDE (2016), incluant les jours fériés officiels. D’après le même calcul, les Britanniques sont à 37 jours, les Allemands, en fonction des Länder, bénéficient de 39 à 43 jours, les Italiens de 35, et les Américains de 10, selon la loi.

Source : https://urlz.fr/cqC9