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L’inspection du travail se débat dans la crise sanitaire

Décodages | Santé | publié le : 01.05.2020 | Judith Chétrit

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L’inspection du travail se débat dans la crise sanitaire

Crédit photo Judith Chétrit

Face à l’épidémie, les inspecteurs du travail ont dû revoir leurs modalités d’intervention et de contrôle du respect des mesures de protection des salariés. Plusieurs organisations syndicales accusent la hiérarchie de réduire la marge de manœuvre des agents.

En quelques semaines, Amazon France et la situation de ses 10 000 salariés et intérimaires ont cristallisé la force de l’exemple, à suivre pour certains syndicats, à ne pas suivre pour d’autres industriels, soucieux de ne pas être les prochains à subir les éventuelles foudres de la justice. Clairement, le Covid-19 place l’obligation de prévention et de sécurité au cœur des relations sociales. La filiale française du géant de l’e-commerce a préféré suspendre temporairement l’activité croissante de ses six centres de distribution après l’ordonnance du juge des référés du tribunal de Nanterre la contraignant à limiter ses livraisons aux produits alimentaires, d’hygiène et médicaux, sous peine d’une amende d’un million d’euros par infraction par jour. Cette ordonnance de quinze pages faisait suite à cinq mises en demeure de l’inspection du travail – dont trois avaient été levées suite à des visites sur site, début avril, directement demandées par la direction générale du travail (DGT) à ses administrations déconcentrées pour avoir une « approche nationale ».

Pour les 1 900 à 2 000 agents de contrôle répartis dans les Direccte, il a fallu, avec plus ou moins de vigueur, rappeler aux entreprises de leur périmètre géographique les gestes de distanciation sociale, les mesures barrière ainsi que l’organisation des temps de travail et de pause. Surtout en conditions de fonctionnement souvent dégradées. Selon un décompte de la DGT au 20 avril, plusieurs centaines de lettres d’observation ont été envoyées aux entreprises depuis les premiers cas d’épidémie en France, après une première inspection. Lorsque les mesures prises étaient jugées insuffisantes, 37 mises en demeure ont été adressées à des employeurs. La DGT ne communique pas, en revanche, sur le nombre de contrôles réalisés sur site, « faute de remontées ». Les mises en demeure que nous nous sommes procurées s’avèrent une mine d’informations sur les attendus ou sur les manquements de la protection de la santé au travail des salariés face au coronavirus : avec un délai de mise en conformité de quelques jours avant une contre-visite, il y est question de l’approvisionnement en masques et en gel hydroalcoolique, des règles de circulation, de la fréquence de nettoyage des portiques tournants, des poignées de porte, des vestiaires et des postes de travail mais aussi des mesures de formation des personnels, de la prise de température le matin, des espaces entre les chaises de la cantine, des effets des réorganisations sur leur santé mentale ou encore de la différence de traitement entre des salariés dans un même lieu de travail, en cas de sous-traitance par exemple. Ces documents illustrent aussi, d’un département à l’autre, les tâtonnements et parfois les différences d’interprétation des aménagements jugés nécessaires par un même système d’inspection. Et ce, dans un climat déjà houleux entre le ministère et les syndicats d’un corps d’inspection confronté à une série de réformes sur l’organisation de ses équipes et des missions prioritaires ainsi qu’à une réduction des effectifs.

Main-forte.

Après la fermeture des locaux au public, il a d’abord fallu passer les équipes en télétravail. Un basculement massif qui n’a pas été homogène d’un territoire à l’autre en fonction de l’équipement informatique et téléphonique, des situations familiales des agents, des décisions de l’encadrement et aussi de la pression syndicale. « Avant le confinement, indique Astrid Toussaint, du conseil national de SUD Travail et agent dans le Grand-Est, le télétravail était déjà peu apprécié des agents et l’administration avait tendance à freiner. Tous les agents n’étaient pas équipés d’un portable professionnel ou d’un accès à distance au réseau, qui ne pouvait pas toujours supporter un grand nombre de connexions simultanées. Nous avons eu connaissance d’agents qui venaient fin mars encore à tour de rôle dans les locaux. » Le décès, le 24 mars, d’une agent de la direction départementale de l’Eure des suites du coronavirus a, semble-t-il, accéléré le mouvement au sein des unités. « Cela a été relevé en CHSCT ministériel », avance Henri Jannes, secrétaire général adjoint du Syntef-CFDT. Ensuite, face à l’afflux colossal de demandes d’indemnisation pour activité partielle, des inspecteurs volontaires ont pu être mobilisés pour venir prêter main-forte aux équipes chargées de l’instruction des dossiers ou au service des renseignements. Celui-ci reçoit chaque jour des centaines d’appels au sujet des particuliers employeurs, du droit de retrait ou de la rupture des périodes d’essai. « Même si une partie de l’instruction des dossiers doit être automatisée, on continue les appels aux volontaires. En temps normal, nous ne sommes que trois personnes et demie sur le service », témoigne Bruno Labatut-Couairon, chef du service activité partielle dans l’Hérault et président de la CFTC du ministère du Travail, qui comptait en avril sur une douzaine de personnes supplémentaires pour répondre aux sollicitations des employeurs et des cabinets comptables. « Avant même le début du confinement, nous avions un afflux de demandes de la part d’entreprises dans l’événementiel, dans l’hôtellerie ou qui comptaient la Chine parmi leurs principaux fournisseurs », ajoute-t-il.

Plainte déposée.

Pour l’activité de contrôle depuis le début du confinement, mi-mars, les modalités d’intervention ont concentré la plus grande part des critiques des organisations syndicales. Selon une note de la direction générale du travail du 30 mars, chaque déplacement doit être désormais approuvé par la hiérarchie et limité « autant que faire se peut » aux cas graves tels les accidents du travail, les atteintes aux droits fondamentaux ou les droits d’alerte pour danger grave et imminent. Résultat, les vérifications se font surtout à l’appui de photos, de vidéos ou d’éventuelles factures d’achat de protections en Plexiglas ou de masques. « Nous recueillons les déclarations des représentants du personnel et demandons des justificatifs aux employeurs ainsi que le document unique d’évaluation des risques. Cela fonctionne quand des mesures sont bien prises. Mais, quand les droits d’alerte ne sont pas levés, il y a un moment où la présence en CSE par visioconférence ou les suites de courriels ne suffisent plus. Il faut savoir balayer le plus de moments, de lieux et de zones pour avoir une vision d’ensemble du risque de contamination à un instant précis », plaide Gilles Gourc, inspecteur dans le Rhône et représentant de la Confédération nationale du travail (CNT), qui estime faire face à une « pression salariale et à une pression de la hiérarchie, celle-ci voulant tout relire concernant les dangers graves et imminents ». Ce contexte a conduit l’intersyndicale CGT-SUD-FSU-CNT à porter plainte, mi-avril, auprès de l’Organisation internationale du travail (OIT) en faisant part de cas d’inspecteurs « paralysés » et « recadrés » dans leurs actions ainsi que d’une remise en cause de leur autonomie à travers une « atteinte à leurs pouvoirs propres ».

Dans certaines zones, les agences régionales de la santé (ARS) ont réquisitionné, au profit des soignants, les maigres stocks des Direccte habituellement utilisés pour contrôler l’industrie ou les chantiers amiante. « Nous savons qu’il va y avoir de l’arrivée de main-d’œuvre saisonnière en agriculture. Mais comment vérifier les conditions d’emploi sans aller contrôler les hébergements collectifs en n’ayant pas de masque, là où il est difficile de garder des distances ? » se résigne un agent membre d’une unité de contrôle travail illégal. En Gironde, un inspecteur qui habite à proximité de son territoire de contrôle raconte profiter de ses courses pour observer les mesures prises par des surfaces alimentaires et par des boulangeries : « Je m’appuie sur mes observations pour poser des questions aux responsables de magasin, sur le local de pause par exemple. » Pour Gérald Le Corre, secrétaire CGT du CHSCT de la Direccte de Normandie, le risque de la réduction des interventions sur site est à rapprocher « du très faible nombre de plaintes en temps normal sur les questions de santé-sécurité » : « Les salariés n’ont pas une connaissance correcte des risques professionnels auxquels ils sont confrontés. » Ce qui n’a pas manqué en interne de prêter matière à confusion sur la façon d’aller à la pêche aux informations et de rappeler la législation, parallèlement à l’arrivée progressive de plusieurs dizaines de fiches de prévention sanitaire rédigées par le ministère. Celles-ci listent, par secteur, les protocoles de sécurité à mettre en place. « Au début du confinement, il y a eu beaucoup d’échanges entre les inspecteurs de lettres types à envoyer en fonction des activités. Certains ont eu des reproches de leur hiérarchie si une lettre envoyée à une direction mentionnait que leur activité n’était pas jugée essentielle, de peur que cela soit perçu comme une incitation à la fermeture », confie une inspectrice de l’est de la France.

Les cessations d’activité ? La DGT rappelle que seule la police sanitaire est à même d’en décider. Son numéro 2, Laurent Vilboeuf, explique qu’il ne s’agit pas « d’empêcher les contrôles » mais de « ne pas faire comme avant » en ayant « une vraie analyse des modalités d’intervention sur site pendant une crise sanitaire exceptionnelle où la sécurité des agents doit être garantie ». Il prédit par la même occasion « qu’avec la reprise de l’activité économique », il y aura une « remontée en puissance des interventions de l’inspection du travail » à mesure d’un approvisionnement en masques des Direccte. Mais quel sera le déclic des interventions pour vérifier qu’il n’y a pas de relâchement dans les mesures de sécurité par les employeurs ? Selon Henri Jannes, les inégalités entre les entreprises qui disposent d’élus susceptibles de signaler plus facilement des manquements à l’inspection et les autres sont d’autant plus prégnantes aujourd’hui : « Il y a toujours eu des secteurs d’activité moins contrôlés que d’autres, comme celui de l’aide à domicile où il y a peu d’interventions alors que la santé des salariés est connue comme étant moins bonne. » C’est ce secteur qui a pourtant fait l’objet de toutes les attentions, début avril : une inspectrice du travail a saisi le juge des référés à Lille qui a ordonné sous astreinte un important opérateur à prendre des mesures plus drastiques de prévention pour ses salariés, compte tenu du fait que le travail pendant une épidémie était cité comme un « risque mortel » dans son document d’évaluation des risques. Cette possibilité d’assignation en référé, qui figure parmi leurs prérogatives légales, a fait mouche auprès des inspecteurs. « On est sur une situation inédite qui peut laisser beaucoup d’entre nous déboussolés et assez désarmés. Même pour les mises en demeure signées par la hiérarchie, et avec les ordonnances sur les délais administratifs, on ne sait pas comment on contrôlera vraiment l’exécution et les suites pénales si l’infraction ne cesse pas », concède un inspecteur en Occitanie.

Fraudes au chômage partiel : il y aura des contrôles

Alors qu’à la mi-avril Muriel Pénicaud annonçait que près d’un salarié sur deux du privé était en chômage partiel, les agents de contrôle spécialisés dans le travail illégal s’attendent à procéder à une flopée de contrôles, une fois les premiers versements effectués. « Nous avons déjà eu quelques signalements d’élus et de salariés. Certains employeurs de bonne foi ont modifié leur demande. Mais avec 1 000 entreprises à traiter dans la journée, le contrôle sera a posteriori », avance Bruno Labatut-Couairon, de la CFTC et de la Direccte Occitanie. Dans le Grand-Est, « la gendarmerie a pu déjà aller faire quelques contrôles sur site quand il y avait demande d’activité partielle », confie Thomas Kapp, directeur régional adjoint. Car la générosité de l’État aura des limites, notamment si des sommes ont été perçues alors que les sociétés auraient pu s’en passer en fonction de leur trésorerie ou d’un cumul chômage partiel-travail. Des employeurs pourraient ainsi être poursuivis pour fraude assimilée à du travail illégal et risquer, en plus des remboursements, jusqu’à 30 000 euros d’amende et deux ans d’emprisonnement. « Nous allons nous organiser pour faire des contrôles de premier niveau à partir de certains indices, signalements et anomalies qui nous paraîtront curieuses », affirme Laurent Vilboeuf, directeur adjoint de la DGT. « Mais ce ne sera pas une priorité », ajoute-t-il, sans préciser les modalités d’organisation en interne.

Auteur

  • Judith Chétrit