logo Info-Social RH
Se connecter
Newsletter

Décodages

Le marché de l’emploi s’est grippé

Décodages | Recrutement | publié le : 01.05.2020 | Dominique Perez

Image

Le marché de l’emploi s’est grippé

Crédit photo Dominique Perez

La crise sanitaire est venue frapper de plein fouet un marché de l’emploi qui donnait des signes positifs de reprise. Quelle est l’attitude des recruteurs à l’heure du déconfinement ?

Pour la première fois dans l’histoire économique, les modèles observés lors des précédentes crises, dont la dernière de 2008, ne permettent pas de préfigurer les conditions ni l’horizon précis d’un redémarrage de l’économie. Or, imaginer la manière dont on va rebattre les cartes suppose que l’on puisse se référer à des événements déjà connus. « Nous n’avons pas encore pu véritablement élaborer de scénarios de reprise, témoigne l’économiste Éric Heyer, directeur du département analyse et prévision de l’OFCE (Observatoire français des conjonctures économiques). Nous mesurons actuellement les conséquences prévisibles du confinement sur l’économie et sur le chômage. » Avec des indécisions liées notamment au rythme de reprise de l’activité et à l’éventualité d’une « deuxième vague » du virus. « Dans tous les cas, il ne faut pas imaginer la période de déconfinement comme la libération de Paris à la fin de la Seconde Guerre mondiale, ironise Laurent Blanchard, directeur chez PagePersonnel. La crise économique prévisible va fragiliser les entreprises, qui vont très probablement ralentir les recrutements… »

La confiance, malgré tout ?

À la sidération provoquée par la crise, les recruteurs ont répondu dès les premiers jours du confinement. Pour les grands acteurs, la baisse d’activité a été immédiate. « On peut considérer que 60 à 70 % des postes ont été mis en stand-by, poursuit Laurent Blanchard. Il s’agit cependant de pauses la plupart du temps, pas d’arrêt définitif. Les clients nous disent qu’ils réétudieront la situation en mai ou en juin. » Même constat du côté de l’intérim, autre baromètre de l’emploi et indicateur de conjoncture : « Le secteur du travail temporaire a dû faire face à une chute de 70 à 75 % de son activité depuis le début des mesures de confinement, constate Frank Ribuot, président du Groupe Randstad France. Cette brutalité n’a pas d’équivalent dans l’histoire. Même la crise de 2008 avait provoqué une chute de “seulement” 30 à 40 %… » Cependant, il garde confiance : « Pour moi, il s’agit avant tout d’un freinage brutal, avant un redémarrage. La principale question est la vitesse à laquelle la reprise se fera. Est-ce que ce sera au rythme de 30 ou 50 % par mois après le déconfinement ? Cela dépendra notamment du contexte international, mais l’exemple de la Chine peut permettre d’être relativement optimiste. » Gel des recrutements plus qu’arrêt soudain et définitif, tel est donc l’espoir de certains, dans une période où les dispositifs de télétravail et d’utilisation à grande échelle du chômage partiel ont permis de limiter les dégâts sur le front de l’emploi. Éviter les licenciements et sauvegarder les postes sont les leitmotivs des organisations, soutenues par des dispositifs d’aides sans précédent. « Les entreprises sont majoritairement sur des problématiques de gestion sociale, de chômage partiel et de préparation du retour des salariés après un arrêt maladie, constate également Céline Rolland, consultante en organisation et management des ressources humaines au sein du cabinet TGS France. Les recrutements en cours n’ont pas bougé, mais les entreprises sont en situation d’attente. Elles signent peu de nouveaux contrats. »

Des recrutements qui perdurent.

L’activité des services de recrutement n’a cependant pas marqué un arrêt net dans des entreprises qui font même de l’embauche de certains profils une des conditions de leur survie. « Plus on est sur des profils de seniors qualifiés, moins nous constatons d’annulations des process de recrutement, dit Laurent Blanchard. De toute façon, l’embauche d’un candidat hautement qualifié prend du temps, parfois quatre à sept mois. » De plus, certains secteurs, situés dans des domaines dits « essentiels », n’ont pas cessé de recruter. « Cela concerne en particulier toute la chaîne logistique, les télécommunications, la banque, l’ingénierie technique… Non seulement les besoins perdurent, mais ils vont être sans doute plus importants au moment du redémarrage », explique Franck Ribuot. Il en va ainsi de Jungheinrich, entreprise spécialisée dans l’intra-logistique (1 200 salariés en France) : « Nous avions besoin de 50 techniciens avant la crise, ce besoin est toujours présent, explique Jean-Charles Voisin, le DRH. Nous devons les recruter à partir du 11 mai, et nous avons commencé à mener les entretiens par Skype. » La finalisation des recrutements, pour certains profils, sera cependant différée. « J’ai pu faire des entretiens en visio mais je n’ai pas pu tester un technicien sur une machine et vérifier ses habiletés, poursuit le DRH. Nos nouvelles recrues sont d’ordinaire formées pendant sept semaines dans notre centre technique. Nous sommes sur des métiers en tension. Même s’il y aura moins de tension, nous gardons une veille sur le marché de l’emploi des techniciens, des commerciaux et des chefs de projet. »

Portés par la nécessité de développer les nouvelles technologies pendant la période où le télétravail a explosé, certains profils, extrêmement pénuriques avant la crise, continuent ainsi d’être convoités. « Le secteur de l’informatique et des nouvelles technologies poursuit ses recrutements, constate Céline Rolland. Avec la formation à distance et le télétravail, cette demande a même explosé. »

Des inquiétudes certaines.

S’il est impossible actuellement d’évaluer quantitativement les perspectives de recrutement à l’issue de la crise, une inquiétude certaine se fait jour sur les profils recherchés. Quid des jeunes diplômés ? « Ils seront sans doute plus affectés par la baisse du recrutement, pronostique Laurent Blanchard. Les recruteurs misent plus sur les fonctions stratégiques et opérationnelles immédiates, donc ils vont probablement se tourner davantage vers des candidats expérimentés. » En ayant plus de choix sur le marché de l’emploi, les recruteurs vont sans doute, comme après chaque crise, envisager à la hausse des critères d’embauche qui s’étaient assouplis en temps de pénurie. « Il est vrai qu’après avoir recruté des moutons à quatre pattes, nous allons à nouveau réfléchir à la cinquième patte », sourit Jean-Charles Voisin. Parmi ces critères possibles, les conditions d’obtention des diplômes, pour ceux qui auront vécu cette année de formation chahutée : « Les stéréotypes sur les diplômes risquent de s’amplifier, estime Céline Rolland. L’année durant laquelle il va être passé risque de devenir un critère de sélection… »

Anticiper le rebond… en recrutant ?

Si on ne peut s’attendre à une montée en flèche des recrutements, certaines entreprises considèrent que l’intégration de nouveaux salariés est une condition pour sortir « par le haut du confinement ». Par exemple, Cedreo, éditeur depuis 2012 de logiciel d’architectures en 3D, qui compte 35 salariés, a créé deux nouveaux postes pendant la période du confinement, dont un de responsable commercial pour la nouvelle antenne américaine d’Atlanta. « Avant la crise, il était compliqué d’envisager le recrutement d’un profil commercial aux États-Unis, reconnaît Mickaël Keromnes, fondateur et dirigeant de Cedreo. Cela a été plus simple en temps de pandémie, laquelle touche fortement les candidats américains. Nous avons organisé l’entretien en visio. Nous avons décidé d’être optimistes pour la suite. » Pour Anne Brochard, dirigeante du cabinet de recrutement et conseil RH Etincelles RH, situé à Nantes, « les entreprises du territoire anticipent le rebond, y compris les plus “chahutées” actuellement. Elles préparent le recrutement de commerciaux, mais aussi de salariés dans les postes pivot de direction financière, de support, de développement… Les projets lancés avant le confinement ont été maintenus. Cela dépend également du degré de confiance des dirigeants. Nous remarquons qu’il s’agit d’entreprises financièrement indépendantes, quelle que soit leur taille, de la PME de 30 salariés au groupe de 7 000 personnes. » Ainsi, ID Environnement (40 salariés), distributeur de matériel en aménagement extérieur dans l’Ouest, a perdu 80 % de son chiffre d’affaires depuis la mi-mars. « Nous avions prévu de recruter des commerciaux, or, je suis convaincu qu’il va falloir repartir, et nous avons décidé de maintenir ce projet, explique Guillaume Chaussepied, dirigeant. Nous avons signé des CDI avec trois commerciaux pendant le confinement. Ils commenceront à travailler de manière effective le 11 mai, après une formation. » Des signes certes positifs mais qui ne préjugent pas de l’avenir global d’un marché de l’emploi en panne.

En chiffres

Offres d’emploi des cadres : – 40 % au mois de mars 2020 par rapport à mars 2019.

Dans le détail :

• postes dans l’informatique : – 38 % ;

• postes commerciaux, marketing, études R&D : – 39 %.

« Il est certain que, dans un contexte sanitaire inédit, les 297000 embauches de cadres annoncées en début d’année ne se réaliseront pas en 2020 », souligne l’Apec.

Source : Apec.

Une génération sacrifiée de jeunes diplômés ?

Le syndicat représentatif du secteur du conseil, Syntec Conseil (qui recrute environ 40 % des diplômés du supérieur en commerce, en gestion, des ingénieurs…), la Conférence des directeurs des écoles françaises d’ingénieurs (CDEFI), la Conférence des présidents d’université (CPU), la Conférence des grandes écoles (CGE), la Fondation nationale pour l’enseignement de la gestion des entreprises (Fnege) et l’Association nationale des apprentis de France (Anaf) ont alerté le Gouvernement contre le risque de gel des embauches de jeunes quittant cette année leur formation initiale. « Nous avons du recul sur les crises récentes, commente Matthieu Courtecuisse, président de Synthec Conseil. Six ou sept ans plus tard, nous constatons que les jeunes diplômés des années de crise connaissent des taux d’intégration sur le marché de l’emploi inférieurs à ceux des années précédentes et des années suivantes, avec des rémunérations inférieures et des progressions de carrière qui ne sont pas du même ordre. Le comportement est classique : les recruteurs vont plutôt embaucher les sortants de l’année d’après. Les recrutements vont êtres gelés jusqu’à septembre dans nos cabinets. » 700 000 jeunes diplômés risquent ainsi de se retrouver sur le carreau, avec une spécificité liée à la crise : « 20 à 40 % d’entre eux partent chaque année à l’étranger, ce qui est difficilement envisageable actuellement… » Les signataires de l’appel préconisent une exonération totale des charges patronales et salariales pour l’embauche en CDI des jeunes diplômés ainsi qu’une augmentation de l’aide aux employeurs pour les apprentis, un retour de l’aide à la recherche du premier emploi et la possibilité de prolonger pour une période équivalente à la durée du confinement les conventions de stage en cours.

Aurélien Cadiou : Président de l’Association nationale des apprentis de France (Anaf)
« Le confinement, un frein »

Quelles difficultés risquent de rencontrer les apprentis ?

Aurélien Cadiou : Nous craignons une baisse conséquente du nombre d’apprentis à la rentrée, ce qui serait dommageable pour les jeunes, mais aussi pour les CFA, qui sont, depuis la réforme de la formation professionnelle, financés au contrat et donc au prorata du nombre d’apprentis qu’ils forment… Ils risquent donc d’avoir de très grosses difficultés financières.

D’où viennent vos inquiétudes ?

A. C. : Nous avons deux pics de signatures des contrats, le premier en juin-juillet, le second, plus important, en septembre-octobre. La période du confinement a freiné beaucoup d’employeurs et de futurs potentiels apprentis dans leur orientation. Ces derniers sont moins suivis dans leur orientation. Ils ne sont plus allés à l’école et les portes ouvertes « physiques » ont été annulées. Pour la plupart d’entre eux, il s’agissait du principal point de contact avec l’apprentissage. Autre inquiétude : le risque que des jeunes se dirigent vers des lycées professionnels, que ces derniers soient saturés et qu’ils soient obligés de refuser des candidats. On sait, sans pouvoir le chiffrer encore, que des entreprises sont en train de mettre en place des ruptures de contrat… même si c’est une minorité encore. Mais on peut redouter que les recruteurs ne soient pas prêts à s’engager dès juin, ou même en septembre, à intégrer des apprentis. Les jeunes éloignés du numérique et un peu fragiles, on craint qu’ils soient pénalisés si les entreprises mettent en place des entretiens à distance.

Auteur

  • Dominique Perez