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L’avenir de la formation en pointillé

Décodages | Digitalisation | publié le : 01.05.2020 | Laurence Estival

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L’avenir de la formation en pointillé

Crédit photo Laurence Estival

Obligés, en raison du confinement, de digitaliser leurs contenus, les organismes de formation avancent à marche forcée vers le « monde d’après ». Sans complètement tourner le dos au « monde d’avant ».

Ce 31 mars, le cours « Diriger en période de crise » de Declan Fitzsimons, professeur affilié à l’Insead, pour le MBA de la business school a fait un tabac… à distance. Confinement oblige, les participants, réunis en classe virtuelle, ont pu apprécier cet opus revisité à l’aune de la pandémie et réfléchir, en direct, à la meilleure façon de mettre à profit la situation pour repenser le rôle du manager… « Comme toutes les institutions, nous nous sommes adaptés quand du jour au lendemain nous avons dû fermer nos portes », sourit Virginie Fougea, directrice des admissions à l’Insead. Quelques programmes courts étant déjà commercialisés à distance, l’établissement a utilisé les modules déjà prêts, puis en a conçu d’autres, liés à l’actualité, tout en y ajoutant des sessions en ligne et synchronisées pour aller plus loin et recréer de l’interactivité, marque de fabrique de ces formations haut de gamme.

Cette « recette » a été très largement appliquée par les organismes de formation. Certains étaient déjà préparés, « grâce » notamment aux grèves de décembre dernier… C’est le cas de TélécomParis. « Nous avons aussi agrémenté nos cours en ligne de quiz pour que les participants puissent, au fur et à mesure, vérifier l’acquisition de nouvelles compétences », indique Ons Jelassi, responsable pédagogique des formations initiales et continues en intelligence artificielle et big data. Et puis il y a tous ceux qui se sont jetés à l’eau, caméra et rudiments d’explications sur les applications de visioconférence en bandoulière. « Pour nombre d’organismes, il s’agissait de répondre à l’urgence », rappelle Claire Pascal, présidente de la commission développement économique de la Fédération de la formation professionnelle (FFP) et directrice générale de Comundi. La récompense n’a cependant pas été à la hauteur des efforts fournis… « Les entreprises ont annulé ou reporté les programmes conçus pour elles. Les salariés inscrits à des formations ouvertes à tous avaient quant à eux la tête ailleurs », pointe Arnaud Portanelli, cofondateur de Lingueo. Rien d’étonnant si, dans ce marasme, les 500 millions d’euros mobilisés dans le cadre du FNE-Formation (Fonds national de l’emploi) pour rembourser les employeurs qui souhaitent accélérer la montée en compétences de leurs collaborateurs en chômage partiel sont vus comme une véritable bouffée d’oxygène.

Apprendre en marchant.

Ces premières semaines ont toutefois permis aux organismes de roder leur offre et de réfléchir plus globalement aux répercussions de cette réorientation sur le long terme. « La bonne nouvelle, c’est que le passage à distance, ça marche, s’enthousiasme Dai Shen, directeur général adjoint de Demos. Le virus a fait davantage que les discours des professionnels de la formation depuis 20 ans pour évangéliser le marché ! » La généralisation du télétravail a familiarisé les individus avec les outils numériques et convaincu mêmes les plus réticents de l’utilité des technologies. « Les participants, inscrits dans des formations diplômantes ou certifiantes qui étaient déjà en cours de formation n’ont pas eu vraiment le choix s’ils souhaitaient poursuivre leur cursus. Et la plupart ont été très tolérants », nuance Gaël Fouillard, directeur de la formation continue à Grenoble École de management.

« Nous avons appris en avançant, reconnaît Philippe Guérinet, son alter ego à Sciences Po Paris. Contrairement à ce que nous avons fait en formation initiale, il est en effet difficile de transposer l’ensemble de nos enseignements en ligne, les personnes en formation continue cherchant davantage la possibilité d’échanger des expériences avec leurs pairs que des connaissances académiques. » Si les classes virtuelles visent à compenser ce handicap, leur potentialité reste limitée : « On ne peut pas créer de l’émotion en ligne ! » pointe Claire Pascal. « Malgré les progrès de la réalité virtuelle, il est impossible d’apprendre à une infirmière à faire des piqûres en ligne ! prévient, quant à lui, Guillaume Huot, membre du directoire de Cegos. De même, si un commercial peut s’entraîner à pitcher en ligne, il faut qu’à un moment, il soit possible de simuler un entretien. » Ce coach peut certes être virtuel, mais pour Dai Shen, « la force de l’exercice est d’autant plus importante que le participant a face à lui des personnes en train, elles aussi, de se former, afin de partager des impressions et de permettre à chacun de progresser. »

Les organismes ont également compris que le passage à l’enseignement à distance les obligeait à revoir les modalités pédagogiques : « Une journée de cours en centre de formation représente plusieurs classes virtuelles afin de maintenir la mobilisation dans le temps, note Claire Pascal. Ce qui oblige de compter non plus en jours mais en heures. » Et, par ricochet, à revoir l’organisation des sessions. « Cette réalité pourrait ainsi nous conduire à envisager un étalement dans le temps de nos formations », illustre Virginie Fougea.

Accélération ou révolution ?

Le découpage des formations en modules plus courts induit également de repenser leur contenu et leur articulation. « La formation à distance, ce n’est pas un cours filmé. Et si nous voulons répondre à la demande qui a de fortes chances de se maintenir avec la reprise, nous devons aussi réfléchir à la façon d’emboîter les modules », observe Guillaume Huot. À contre-courant, la Wild Code School, qui forme au numérique des étudiants, des demandeurs d’emploi et des personnes en reconversion, a calqué les emplois du temps en ligne sur les emplois du temps physiques… tout en privilégiant les travaux de groupe. « Nous avons encouragé les participants à rejoindre dès le matin leur classe virtuelle pour pouvoir s’entraider et entretenir leur motivation », met en avant la fondatrice Anna Stépanoff.

Autre enseignement : « Suivre des cours en ligne demande de l’autonomie, reconnaît Gilles Pouligny, directeur général adjoint en charge de la formation continue à l’IGS. Mais même chez les individus capables de se débrouiller, l’accompagnement reste un élément-clé pour réussir. » « Cet accompagnement, au fur et à mesure de la formation, pourra également se poursuivre grâce aux technologies quand les individus devront appliquer ce qu’ils ont appris », suggère Gaël Fouillard. À l’heure où le suivi et l’encadrement des apprenants par un tuteur, couplés à la capacité d’utiliser immédiatement ces nouveaux savoirs dans des projets concrets, font des émules chez ses confrères, OpenClassrooms, qui en a fait l’alpha et l’oméga de son modèle, capitalise sur son savoir-faire : « En plus de notre public traditionnel composé d’individus engagés dans des démarches personnelles mais aussi de salariés envoyés par de grandes entreprises, nous recevons de plus en plus de collaborateurs de PME ou de TPE, et nos formations en ligne gagnent tous les secteurs d’activité », se réjouit le cofondateur, Pierre Dubuc. Signe des temps : l’organisme est également sollicité pour « coacher » les formateurs de prestataires soucieux de prendre le train de la digitalisation en marche.

Pour Pierre Dubuc, si ces conditions sont respectées, tout peut être enseigné en ligne : « Il n’y aura pas de retour en arrière », prédit-il. À la tête de l’Institut éponyme, François Bocquet refuse pour sa part d’abdiquer. À l’arrêt depuis le confinement, après avoir envisagé de passer certains de ces cours à distance, il s’est finalement ravisé. « Ce n’est pas dans notre culture. Aux côtés des acteurs qui proposeront des formations à distance standardisées, il y aura toujours de la place pour des organismes de rayonnement local et plus proches de leurs clients, qui auront acquis un réel savoir-faire dans la conduite des changements », pronostique-t-il. Entre les deux, Gilles Pouligny résume le sentiment général : « Il y aura plus d’enseignements à distance dans nos programmes, sans pour autant supprimer demain les cours en face-à-face ». « Nous sommes davantage dans une phase d’accélération que face à une révolution. Mais le déplacement du curseur va également nous obliger à repenser le contenu des sessions où les participants seront regroupés, observe Natacha de Saint Vincent, directrice générale du pôle de formation Lefebvre Sarrut. Comme il y en aura moins, il faudra que celles-ci soient conçues comme des événements dédiés au partage des expériences, encore plus qu’aujourd’hui. »

Un paysage en recomposition.

Ce modèle n’est pas sans conséquences pour ceux qui voudraient s’en inspirer afin de repenser leur feuille de route… Car qui dit accélération des formations à distance dit augmentation des investissements. Or, tous les prestataires n’ont pas les mêmes marges de manœuvre. « La violence de la crise sanitaire actuelle, qui équivaut à trois réformes de la formation, va amplifier le mouvement de concentration du secteur, analyse Arnaud Portanelli. Et le passage de tout ou partie des programmes en ligne va également déplacer la concurrence. Dans le domaine des formations linguistiques, mon concurrent est aujourd’hui Babel, plus que Wall Street. »

Face à cette perspective, l’avenir du secteur dépend aussi de sa capacité à nouer des partenariats technologiques, tout d’abord, pour maîtriser les nouveaux outils, mais aussi avec d’autres prestataires en vue de compléter et d’enrichir les contenus. Après avoir créé des formations autour du digital et de l’intelligence artificielle avec des écoles d’ingénieurs françaises, OpenClassrooms vient de donner le « la » : une formation de responsable de la transformation digitale combinant cours exclusifs de Stanford et méthodes d’accompagnement des candidats par un mentor, propres à l’organisme, est désormais proposée entièrement en ligne. Dans ces domaines de prédilection, le pôle Lefebvre Sarrut, auquel appartient CSP, avance sur la fourniture de contenus main dans la main avec les organisations professionnelles centrées sur l’assurance ou sur la comptabilité. Sciences Po, Polytechnique et HEC travaillent quant à eux à la création d’une plateforme de cours commune. Un mois après le confinement, le « nouveau monde » est bien en train de sortir des limbes…

Le casse-tête des contenus

Il n’y a pas que les modes de délivrance des savoirs qui sont aujourd’hui questionnés par la crise… À l’heure où les organismes sont en train de concocter leur catalogue de rentrée, les interrogations sur le contenu des programmes qui verront le jour tournent au casse-tête… « Nous avançons dans le brouillard, explique Philippe Guérinet, directeur de la formation continue à Sciences Po Paris. L’absence de vision sur l’avenir réduit chaque jour nos marges de manœuvre, et donc notre capacité à offrir des programmes innovants. » Gaël Fouillard, directeur de la formation continue à Grenoble École de management, est lui aussi dubitatif. « Si les entreprises entendent rattraper le temps perdu, nous allons devoir déployer des formations sur le marketing digital par exemple pour faciliter la prospection de futurs clients. Si, en revanche, elles souhaitent faire évoluer leur business model, nous devrons solliciter nos experts pour les accompagner dans des programmes mettant davantage l’accent sur la stratégie. » Réponse d’ici quelques mois…

Auteur

  • Laurence Estival