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“À distance ou en présentiel, le travail est actuellement dégradé”

Actu | Entretien | publié le : 01.05.2020 | Jean-Paul Coulange

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“À distance ou en présentiel, le travail est actuellement dégradé”

Crédit photo Jean-Paul Coulange

Chaque crise entraîne un bouleversement des hiérarchies sociales qui se reconstitueront après, souligne le sociologue des organisations, qui constate une dégradation du travail et un délitement de l’unité nationale.

Au début de cette crise, on a beaucoup évoqué la situation des télétravailleurs, puis, hormis le cas particulier des personnels soignants, on a découvert tous ceux qui continuent d’aller travailler ou qui y retournent…

François Dupuy : Effectivement, l’accent a été mis sur le télétravail, qui a pu concerner finalement beaucoup plus de gens que ce que l’on avait imaginé, même s’il reste l’apanage des catégories supérieures (5 % seulement de télétravailleurs chez les ouvriers et plus de 30 % chez les cadres, selon une récente enquête Ifop). On a décrit une sorte d’enthousiasme autour de nouvelles façons de travailler, de communiquer, de solidarités qui n’existaient pas précédemment. Mais on a affirmé des choses qui n’étaient étayées par aucune étude sérieuse. Or, dans le monde du travail, il y a sans doute beaucoup plus de frustration que d’innovation. Cette frustration ne porte pas tellement sur des aspects financiers, sauf pour ceux qui sont en chômage partiel et qui ne touchent plus leurs primes. La frustration vient du sentiment, justifié ou non, que l’entreprise n’a pas donné aux salariés les moyens de faire dans de bonnes conditions le travail qu’ils sont censés effectuer. Chez les « deuxièmes lignes », la frustration vient du fait qu’elles ont le sentiment de ne pas être suffisamment protégées du danger. On s’extasie aujourd’hui devant les caissières, les routiers, les brancardiers, les employés des sociétés de nettoyage, pourtant essentiels au fonctionnement de nos sociétés. Mais ce n’est pas une surprise : toute situation de crise bouleverse les hiérarchies sociales. En période de confinement, l’un des premiers problèmes est de se nourrir, donc tous ceux qui participent à la chaîne alimentaire voient leur rôle magnifié.

Qu’est-ce qui domine chez ceux qui travaillent ? Le sentiment de peur au ventre ou la considération retrouvée ?

F. D. : À partir d’études antérieures, on sait que le thème de la reconnaissance est important. En sociologie des organisations, c’est un phénomène classique de « contrôle de l’incertitude ». Avoir du pouvoir dans une organisation c’est contrôler une incertitude pertinente pour les autres. Dans la période que nous traversons, ces catégories contrôlent une incertitude importante et acquièrent donc un pouvoir important. Actuellement, on se contente de manifester notre gratitude en applaudissant les soignants tous les soirs ou en offrant le café aux éboueurs. Mais à un moment donné, il faudra traduire cette reconnaissance en monnaie sonnante et trébuchante, autrement que par des applaudissements ou par du café.

Que se passera-t-il pour ces invisibles lorsque la situation redeviendra « normale » ?

F. D. : À la sortie de la crise, les hiérarchies sociales se recomposeront, peut-être pas tout à fait comme avant, mais elles se reconstitueront. Les éboueurs, par exemple, ne bénéficient, en temps normal, ni de la considération des élites ni de celle de l’ensemble de la population. Je fais, hélas, le pari que cette forme de hiérarchie sociale se rétablira exactement comme avant. Parmi les frustrations, j’ai entendu les propos du président du Medef sur la nécessité de travailler plus, de donner un coup de collier après la crise, propos vite corrigés. Mais cela a suscité une réaction virulente de la CFDT et de son leader, Laurent Berger. Le patronat a donné le sentiment qu’il était totalement indifférent à la frustration et aux difficultés des gens qui travaillent aujourd’hui. Il y a cependant des employeurs qui négocient les conditions de reprise d’activité en prenant toutes les précautions… Que cela soit en télétravail ou en présentiel, les deux situations sont actuellement des formes de travail dégradé. Le télétravail, en ce moment, est beaucoup plus pénible que le travail en face-à-face. Ceux qui télétravaillent n’ont pas le support habituel, l’accès direct à leurs collègues, la documentation, le secrétariat… En présentiel, le travail est dégradé par la nécessité de faire plus avec beaucoup moins de personnel. Il y a eu une augmentation des arrêts de travail et donc des conditions de travail encore plus difficiles pour ceux qui restent. Lorsque les choses reviendront petit à petit à la normale, les DRH vont devoir tenir un discours, poser des actes, ne pas s’en tenir à des remerciements convenus. Ce discours aura du sens s’il porte sur la réalité qu’auront vécue les salariés pendant la crise sanitaire.

Les travailleurs sont-ils prêts à entendre un discours de type churchillien ?

F. D. : Les références à l’histoire sont intéressantes. Le discours de Churchill promettant du sang, de la sueur et des larmes a été tenu au début de la Seconde Guerre mondiale. Un autre exemple est celui du Conseil national de la Résistance, à la fin de la guerre. Un discours de crise mais d’espoir, d’unité de la nation, destiné au monde du travail, qui portait en germes une série d’avancées sociales.

Toutes les dernières grandes réformes, comme celles des retraites ou de l’assurance-chômage, sont aujourd’hui mises de côté. Est-ce, finalement, le grand retour du modèle social français que l’on jugeait dépassé, trop coûteux ?

F. D. : Effectivement, sur les réseaux sociaux, on ne parle que des fondateurs de notre modèle social, les Ambroise Croizat, Pierre Laroque ou Alexandre Parodi… À la fin de la crise, va clairement se poser la question des politiques qui ont été menées depuis des décennies, visant à réduire le poids de notre modèle social, au motif que l’on ne pourrait plus le financer. Cette vision-là va totalement être remise en cause. Je suis convaincu, comme tous les Français, que la volonté de réduire les moyens de l’hôpital et d’en faire une entreprise qui doit amortir ses coûts, voire devenir rentable, est désormais du passé. Cela étant, il ne faut pas oublier que nous avons au moins deux différences avec nos voisins allemands qui occupent le devant de la scène : alors que nous cherchons toujours des coupables, les Allemands cherchent des solutions. Malheureusement, nous risquons de connaître une période de règlements de comptes. Le Gouvernement actuel ne peut s’en sortir qu’en prenant des mesures de réconciliation sociale et en abandonnant les réformes qui ont le plus divisé la société, celle des retraites, de l’assurance-chômage, du droit du travail… J’ignore si le coronavirus réussira à faire ce que les manifestations n’ont pas pu empêcher. Mais, à la différence de l’Allemagne, avec ses Länder, nous avons une administration centrale, boursouflée, lente, bureaucratique. Pour la distribution des masques, l’administration n’est pas une solution, c’est un problème. Les collectivités territoriales essaient de se saisir de ces questions-là et elles sont rappelées à l’ordre par le ministère de l’Intérieur. Outre-Rhin, les Länder ont une autonomie d’action qui leur permet de s’équiper. Il est frappant de constater que le budget allemand de la santé par habitant est inférieur à celui de la France et que les équipements de santé sont nettement supérieurs. La sortie de crise va remettre en cause le plus visible, les coupes dans les dépenses hospitalières, les réformes des retraites ou de l’assurance-chômage. Mais il faudra aussi en tirer des leçons sur notre bureaucratie centralisée.

Pour en revenir au monde du travail, faudra-t-il en passer par de nouveaux accords de Grenelle ou par des négociations au niveau de chaque entreprise ?

F. D. : Cela peut passer par une grande négociation, effectivement, mais aussi par des décisions unilatérales de l’État, qui essaiera de recréer un semblant d’unité sociale car la confiance dans nos dirigeants ne cesse de diminuer. Pourtant, la négociation au niveau des entreprises elles-mêmes serait sans doute la meilleure solution. Pour le moment, chacun y va de sa critique et dit ce qu’il aurait fallu faire. C’est ce que les sciences cognitives appellent les « biais rétrospectifs ». Une fois que la crise se passe et que l’on voit ce qu’il aurait fallu faire, on critique les gouvernants de ne pas l’avoir fait. Cela indique que plus on approchera de la fin de la crise, plus l’unité nationale se délitera !

François Dupuy

Après quinze années au Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS), le sociologue François Dupuy est devenu consultant et enseignant à un niveau international. Son travail porte sur l’analyse stratégique des organisations comme outil de diagnostic et de gestion du changement. Il a notamment publié « La fatigue des élites » (Seuil, 2005), « Lost in Management : la vie quotidienne des entreprises au xxie siècle » (Seuil, 2011) et « La Faillite de la Pensée Managériale » (Seuil, 2015). Son prochain ouvrage, « On ne change pas les entreprises par décret », paraîtra au Seuil, en octobre prochain.

Auteur

  • Jean-Paul Coulange