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Le futur du travail en suspens

À la une | publié le : 01.05.2020 | Gilmar Sequeira Martins

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Le futur du travail en suspens

Crédit photo Gilmar Sequeira Martins

L’adoption massive du télétravail par des millions de salariés était impensable. La crise sanitaire liée au Covid-19 en a fait une réalité, qui entraîne son lot de difficultés mais aussi d’opportunités. Les entreprises sauront-elles les saisir ou vont-elles à toute force vouloir retrouver le monde d’avant ? Premiers éléments de réponse.

Télétravail généralisé, vraiment ? Depuis le 16 mars, des millions de salariés sont à l’œuvre depuis leur domicile. « Cela signifie la suppression du sas entre travail et non-travail, que ce soit par les déplacements ou par la pause déjeuner, estime Gilles-Laurent Rayssac, président de Res publica, un cabinet de conseil en relations sociales. Le second changement, c’est que les personnes qui se trouvent autour des salariés ne sont pas celles avec lesquelles ils travaillent. Le travail occupe donc une place différente dans la vie des collaborateurs. »

Pour autant, cette période de transition réalisée dans l’urgence n’a pas dissous les collectifs de travail. Dans bien des cas, c’est l’effet inverse qui s’est produit. Chez Yousign, une start-up spécialisée dans la signature électronique de documents, seulement treize salariés sur 50 étaient en télétravail. Pour Antoine Louiset, cofondateur responsable de la stratégie management et RH, la généralisation de cette pratique depuis le 16 mars n’a pas eu d’effet négatif sur l’activité : « Les collaborateurs en télétravail ne sont pas moins productifs que les autres mais c’est un mode de collaboration qui n’est pas fait pour tout le monde. Pour les postes en télétravail, nous informons les candidats de la nature du mode de travail et nous nous assurons soit qu’ils l’ont déjà pratiqué, soit qu’ils sont convaincus que c’est la solution adaptée à leur situation. »

Changement de « mind set »

Pour avoir une approche globale du phénomène, l’Association nationale des DRH (ANDRH) a mené début avril une enquête auprès de ses adhérents. Pour sa présidente, Audrey Richard, un constat s’impose : « Le télétravail est une méthode qui fonctionne. Même les entreprises qui estimaient que ce mode de fonctionnement n’était pas opportun ou efficace le reconnaissent. La situation actuelle a amené les organisations et les managers à prendre leurs responsabilités, ce qui signifie qu’ils ont procédé à un aménagement de leurs attentes, tant en matière d’objectifs que de délais. » Elle en déduit « un changement de “mind set” sur l’appréhension du télétravail », même si elle admet des « difficultés car certaines catégories de collaborateurs n’ont pas été préparées au télétravail et il a parfois manqué du matériel ou des connexions en nombre et en qualité suffisants ».

S’il retient que « les managers de proximité ont joué un rôle clé pour que chacun trouve [un] équilibre de travail », Martin Richer, consultant en RSE, souligne que les mauvaises conditions du passage au télétravail ont abouti « à un mode de travail dégradé et une fatigue, physique et mentale, accrue ». Il y voit une preuve du « retard français en matière de management, encore trop ancré dans le taylorisme, dans le présentisme et dans le paradigme du “command and control” », un management où « les gens doivent être à portée de regard et d’“engueulade” ».

Si elle a donc permis une continuité de l’activité dans beaucoup d’entreprises, évitant du même coup un effondrement encore plus massif de l’économie, cette adoption accélérée des outils de travail à distance et l’instauration de nouvelles pratiques soulèvent de nombreuses questions, selon Jean-Claude Delgenès, fondateur et directeur général de Technologia, cabinet spécialisé dans la prévention des risques et l’amélioration de la qualité de vie au travail : « Beaucoup de gens travaillent plus que les horaires habituels, soit parce qu’ils se sentent en position de fragilité, soit du fait d’une compulsion qui les pousse à travailler exagérément. Les conditions de travail actuelles ne sont pas normalisées comme elles le sont habituellement dans des locaux professionnels et elles peuvent être pénalisantes, du fait de la diversité des matériels utilisés, de la qualité de la connexion, et des conditions environnantes – il peut y avoir des enfants, un lieu peu adapté, etc. » Cette situation va donc générer du stress alors même que « ces conditions invalidantes sont rarement prises en compte dans un monde du travail réglé par le couperet du délai », regrette-t-il.

23 % des salariés

Cette transformation radicale de la configuration habituelle du travail fait surgir, selon Denis Maillard, consultant en relations sociales, la question « lancinante » des missions du management de proximité : « Aujourd’hui, dans des secteurs comme l’assurance ou la banque, les équipes s’auto-organisent et cela pose la question du rôle du middle management. Certains managers sont dans une position angoissante. Ils en viennent à se demander s’ils n’ont pas finalement un “bullshit job”, comment ils doivent travailler aujourd’hui et comment ils vont travailler demain. » Jean-Claude Delgenès rappelle que « seulement 23 % des salariés en France ont une pratique du télétravail, de sorte que peu de managers ont développé les qualités nécessaires ». À ses yeux, l’extension du télétravail a donc eu pour premier effet paradoxal de disqualifier une partie d’entre eux puisqu’ils ne peuvent adapter ipso facto leurs pratiques à cette configuration inédite.

Le sort futur du management est d’autant plus problématique que son existence même pourrait être remise en cause. « Avec des équipes plus autonomes, les fonctions de soutien, de prise en compte de la charge de travail et de la mesure du travail réel, toutes ces activités de régulation peuvent être prises en charge par des métiers en émergence comme les représentants de proximité ou les médiateurs internes, estime Denis Maillard. Il y a un ensemble de fonctions d’intermédiation qui peuvent surgir à l’appui de ces nouvelles équipes plus auto-organisées que maintenant. »

Une réinvention de ces fonctions de middle management semble d’autant plus inévitable que la situation actuelle se distingue nettement du schéma habituel du télétravail. Pour Arnaud Rayrole, président de Lecko, une agence favorisant la transformation des organisations, beaucoup d’entreprises sont désormais entrées dans un mode de travail « distribué », caractérisé par la dispersion et par l’isolement physique de tous les collaborateurs. « Le travail en mode distribué n’est pas le télétravail, qui était ponctuel et n’impliquait qu’un nombre réduit de personnes, souligne-t-il. Ce sont donc d’autres leviers qu’il convient d’actionner. Il faut un mode de management qui repose plus sur le leadership que sur le mode « command and control ». Le mode planification doit être remplacé par un mode dominé par l’animation et par la coopération. Cela exige la mise en place d’une culture fondée sur la confiance entre le manager et le collaborateur ».

Mode agile ou planification

Comment saisir cette opportunité ? Le spécialiste appelle à mettre en place des outils de pilotage qui favorisent le mode agile plutôt que la planification. « L’avantage du mode agile articulé à des flux Kanban, c’est qu’il permet des échanges autour du travail en cours, avec la recherche de solutions. Alors que la planification, qui exige que soit posé un ordonnancement préalable, va concentrer les échanges autour des écarts par rapport à ce qui était prévu plutôt qu’autour des objectifs réels. »

Une évolution qui, si elle semble a priori souhaitable, porte cependant en germe un risque de disqualification pour de nombreux professionnels très compétents qui manquent de maturité numérique. Jean-Claude Delgenès établit un parallèle avec le passage aux 35 heures : « Beaucoup de salariés âgés ont été disqualifiés car ils étaient handicapés par leur faible maîtrise des outils informatiques. Un phénomène similaire est à l’œuvre avec l’autonomie obligatoire que suppose l’usage des outils nécessaires au télétravail. » Constatant que cette évolution ne donne lieu à aucune prise de conscience de la différence entre compétence et maîtrise des outils et des pratiques du télétravail, il postule que les entreprises risquent de disqualifier des personnes pourtant très qualifiées : « Le risque de perte de compétences critiques, sans lien avec les compétences numériques, est énorme. » Ce glissement progressif va aussi impacter le recrutement en favorisant les candidats les plus aptes au télétravail, au détriment généralement des salariés plus âgés, dont le taux de chômage risque d’augmenter.

La fin de la situation d’urgence sanitaire, même progressive, va-t-elle déclencher un réflexe de retour à la situation normale, autrement dit, celle prévalant avant le déclenchement de la crise ? Il vaudra mieux s’en garder, prévient Gilles-Laurent Rayssac : « Le pire, après la fin du confinement, serait de vouloir revenir à la situation d’avant. Les entreprises qui s’engageraient dans cette voie prendraient le risque d’aller très mal plus tard. Elles auront des problèmes de motivation, de turnover plus important, de désengagement, et d’autres encore. » Un tel scénario a selon lui peu de chances de survenir : « Le marché du travail va porter ces changements. » Un pari optimiste alors que la crise économique générée par la pandémie va mettre à rude épreuve beaucoup d’entreprises.

Comment préparer l’après-crise ?

Préparer le travail après le confinement doit être une priorité pour les DRH, estime Martin Richer, consultant en RSE : « Ils doivent prévoir des moments d’échanges sur le futur du travail et inclure dans les discussions les questions relatives à la qualité de vie au travail (QVT), je pense en particulier à l’accord de juin 2013. » L’étape sera d’autant plus indispensable que les exigences des salariés vis-à-vis des sociétés vont évoluer et devenir plus pressantes : « Ils voudront des entreprises encore plus engagées dans les dimensions écologiques et sociétales, estime Martin Richer. Une enquête Odoxa indiquait, en avril, que 76 % des actifs considèrent que les entreprises se comportent bien durant la pandémie, taux plus faible parmi les ouvriers mais tout de même très majoritaire : 69 %. » Pour le consultant, les entreprises gagneraient à capitaliser sur ce mouvement de sympathie pour relancer avec les managers, les salariés et leurs représentants les discussions autour de la QVT et du dialogue social : « C’est ensemble qu’ils doivent relever le défi : inventer le travail de l’après-confinement. » Tous les salariés ne sont pas pour autant confrontés à la même situation. Martin Richer rappelle que ceux qui ont continué à travailler sur site ou qui s’apprêtent à y retourner exercent leur activité essentiellement dans des PME. Pour elles aussi, l’après-confinement doit être l’occasion d’évoluer. « La reprise de l’activité est l’occasion de réactiver la loi de juillet 2015 sur la représentation syndicale territoriale, de renforcer les moyens faméliques des commissions paritaires régionales interprofessionnelles (CPRI), afin d’inciter syndicats et patrons de PME à renouer le dialogue. Car de quoi va-t-on s’apercevoir avec la reprise d’activité ? Que la plupart des entreprises ne sont tout simplement pas prêtes à la reprise dans de bonnes conditions en matière de santé au travail. »

Derrière les outils, un enjeu culturel et humain

Bon gré mal gré, la plupart des entreprises contraintes de mettre en œuvre le télétravail ont adopté des outils de collaboration à distance. Pour autant, cela n’augure pas d’une réelle évolution. Pour Arnaud Rayrole, président de Lecko, agence spécialisée dans la transformation des organisations, cette illusion laisse même présager de sévères déconvenues : « Certaines sociétés, qui se contentent d’adopter les outils sans modifier leurs pratiques, risquent de se trouver dans une impasse. Notre rapport 2020 de l’état de la transformation des entreprises avait établi que seulement 7 % des travailleurs des entreprises de plus de 5 000 salariés utilisent des outils collaboratifs, et 15 % des managers. La période actuelle va favoriser une adoption accélérée des outils mais la transformation des pratiques n’est pas pour autant garantie. La clé du succès viendra des collaborateurs qui décident d’entraîner les autres. En moyenne, ils constituent 5 % à 10 % des effectifs. Le défi des organisations sera de les identifier et de les encourager en les faisant sponsoriser par un dirigeant. »

(1) « Entreprise & carrières » et « Liaisons sociales magazine » sont partenaires de la grande enquête en ligne menée par Res publica sur la plateforme : https://www.mon-travail-a-distance.fr.

Auteur

  • Gilmar Sequeira Martins