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La résilience, c’est maintenant !

À la une | publié le : 01.05.2020 | Muriel Jaouën

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La résilience, c’est maintenant !

Crédit photo Muriel Jaouën

La crise du Covid-19 est en train de rebattre les cartes du monde économique. Les entreprises ne pourront pas faire l’impasse sur une réforme profonde de leurs modèles. Et si, face à un avenir suspendu, les scénarios sont incertains, il faut construire sans attendre des systèmes plus résilients.

Alors que la France s’apprête à affronter en 2020 la pire récession de son histoire depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les experts se perdent en conjectures sur la sortie de crise. Difficile en effet de tracer des « itinéraires » dans un horizon noyé par le brouillard, où tout scénario se retrouve hypothéqué par la perspective de crises à répétition. Car il faut gérer non seulement les premiers impacts de la pandémie, mais aussi les conséquences des conséquences, l’onde de choc systémique sur le système bancaire, sur l’édifice socio-économique, sur les rapports de force géopolitiques, ainsi que le risque non négligeable de dérives autoritaires et de tragédies humanitaires.

Le grand retour de l’État ?

Si l’économie a horreur des incertitudes à répétition, la puissance publique, elle, s’est immédiatement imposée comme chef de guerre. « Il est des biens et des services qui doivent être placés en dehors des lois du marché […]. Nous devons en reprendre le contrôle, construire plus encore une France, une Europe souveraines », déclarait le président Emmanuel Macron dans son discours du 12 mars. Les uns après les autres, les États ont annoncé de colossaux plans de sauvegarde. Le 9 avril au soir, les ministres des Finances des 27 pays de l’Union européenne sont parvenus à se mettre d’accord sur une aide de 540 milliards d’euros pour soutenir l’économie. Interventionnisme transitoire ou annonce d’un grand retour des États dans l’ordre économique ? La France n’exclut pas un schéma de nationalisation pour Air France-KLM, dont elle est le principal actionnaire (14 %) avec les Pays-Bas (14 % également). « N’imaginons pas trop vite un mouvement de renationalisations, en tout cas pas au-delà de quelques entreprises ultra-stratégiques, et de manière transitoire, commente Aurélien Acquier, professeur de stratégie et codirecteur de la chaire Économie circulaire et business models durables, à l’ESCP Business School. En revanche, nous allons sans doute assister à une forme de “repolitisation” des entreprises dans leurs rapports aux parties prenantes. L’État va devenir un acteur clé, à la fois dans la gouvernance des entreprises et dans l’encadrement du jeu économique. » Peu enthousiastes à l’idée d’une prise de contrôle de leur capital par les États, les compagnies aériennes se sont de fait montrées très promptes pour réclamer le soutien financier de leurs Gouvernements de tutelle, à travers des prêts bancaires garantis qui pourraient atteindre 6 milliards d’euros pour Air-France KLM et deux ou trois fois plus pour Lufthansa ou American Airlines.

Virus accélérateur de tendances

Passé les mesures d’urgence visant la sauvegarde des activités, il faudra amorcer les plans stratégiques de transformation. Se pose la délicate question du timing. Entre réflexion et action, la décision politique doit éviter la précipitation, tout en ne s’exposant pas à un procès en attentisme. « La résilience, c’est maintenant ! » ont d’ores et déjà tranché nombre d’experts. « Il serait périlleux d’attendre une sortie de crise dont on ne sait pas quand elle aura lieu. L’incertitude ne doit pas tétaniser l’action. D’autant moins que la pandémie a agi à bien des égards comme un facteur d’accélération de tendances aujourd’hui bien identifiées et renseignées », soutient Thibaud Frossard, coordinateur industrie chez Terra Nova.

À défaut de cimenter un consensus autour de standards à construire pour demain, les organisations et systèmes économiques peuvent donc a minima expurger les modèles de leurs principaux facteurs de fragilité. « Le vide du système spéculatif dans lequel nous vivions nous apparaît aujourd’hui de manière béante : les bullshit jobs de ceux qui s’agitaient naguère et qui, aujourd’hui, ne manquent à personne ; les innovations stupides de start-up prétentieuses ; l’inconsistance d’un système de régulation par les marchés financiers, qui panique et qui laisse la puissance publique s’endetter pour éviter la catastrophe financière », souligne Pierre-Yves Gomez professeur de stratégie, directeur de l’Institut français de Gouvernement des entreprises d’EM Lyon Business School.

L’occasion manquée de 2008

Le krach de 2008, déjà, avait donné lieu à des déclarations flamboyantes sur la « finance qu’il faut remettre au service de la société ». Même les apôtres de longue date d’un capitalisme décomplexé avaient alors rallié l’escouade contre l’inféodation de l’économie à la finance. « Pour quel résultat ? ironise Thomas Coutrot, cofondateur des Économistes atterrés et ancien porte-parole d’Attac. Des lobbys bancaires qui n’ont cessé de rogner les dispositifs post-crise, une concentration renforcée des banques, des records de dividendes versés aux actionnaires ! » Aujourd’hui, alors que résonnent de nouveaux appels à un ambitieux new deal financier, les marchés et les institutions bancaires sauront-ils intégrer de nouvelles règles prudentielles : contrôle des capitaux, interdiction des opérations les plus spéculatives, taxe sur les transactions financières, contrôle social des banques, séparation de leurs activités de dépôt et d’affaires, réorientation des investissements et des fonds vers une économie raisonnable ?

Relocaliser les activités stratégiques

Au-delà des stricts ressorts bancaires, la sortie de crise appelle également une révision des modèles industriels. Là aussi, de nombreuses voix réclament de réinjecter une dose de souverainisme dans des chaînes qui ont poussé jusqu’à l’aberration une logique de délocalisation de la valeur ajoutée. En ligne de mire de toutes les critiques : la Chine. En dix ans, son poids dans l’économie mondiale a doublé. Lors de la crise du SRAS en 2003, les usines chinoises abritaient surtout des activités de textile ou d’assemblage à faible valeur ajoutée. Aujourd’hui, les grandes multinationales y ont implanté des pans précieux de la chaîne de production : 80 % des médicaments vendus légalement en Europe et aux États-Unis sont fabriqués à partir de principes actifs importés de Chine et d’Inde, contre 20 % il y a trente ans. « Nous réalisons combien nous étions naïfs de sous-estimer la dépendance aux chaînes de production mondialisées », résume Pierre-Yves Gomez. Le retour de boomerang est brutal. Mi-février, Apple annonçait ne pas être en mesure de tenir ses objectifs et Microsoft anticipait un tassement significatif de son chiffre d’affaires.

Mais confession n’est pas repentance, et encore moins rachat : il sera difficile de détourner les grandes entreprises internationales d’un marché asiatique où la croissance, même si elle a considérablement chuté ces dernières années, avoisine 6 %, contre 1 % en Europe avant la crise. Pourtant, dès 2014 – alors que les investissements directs vers la Chine avaient commencé à se tasser –, certaines firmes ont engagé des stratégies de raccourcissement de leurs chaînes d’approvisionnement, diminuant le nombre de fournisseurs et relocalisant les usines au plus près du consommateur final. Le mouvement devrait se confirmer, assez franchement dans des secteurs comme la pharmacie, plus progressivement dans d’autres activités industrielles telles l’automobile ou la chimie. « Il faut s’attendre, partout où ce sera possible, à un mouvement de recentralisation de la gestion des risques. Les grands groupes déploient d’ores et déjà des plans de bataille pour consolider leurs activités de contrôle, notamment sur la chaîne amont, à savoir les matières premières », explique Aurélien Acquier.

Circuits directs et logiques de filières

En aval des supply chains, les circuits de distribution vont également être impactés par les effets de la pandémie. Les grands industriels seront de plus en plus de plus en plus nombreux à passer outre les intermédiations commerciales pour mettre en place des modèles de vente directe au client final. Amorcée depuis deux ou trois ans, portée à la fois par des intérêts stratégiques et par la révolution digitale, la vague devrait grossir dans la période post-crise. « Si les industriels ont jusqu’alors peu communiqué sur cette stratégie visant à préserver un mix entre circuits classiques et nouveaux circuits directs, il est probable qu’ils se montreront moins frileux à revendiquer un virage BtoC, explique Denis Dauchy, professeur de stratégie à l’Edhec Business School. Ils voudront ainsi acter le fait que leur proposition de valeur dépasse le seul produit pour s’inscrire dans des logiques de soutenabilité et de pérennité. »

Par effet de concaténation, la crise sanitaire pourrait donc chambouler toute la chaîne de valeur économique, appelant, au nom de la résilience, de nouveaux fondamentaux industriels : relocalisation des activités, surcapacité productive, stocks stratégiques, contrôle du risque, redondance des systèmes critiques… De là à amorcer la création de véritables filières pour organiser les acteurs et les besoins des productions à des échelles raisonnées ? Le succès commercial rencontré dans le secteur textile par des entreprises comme Le Slip Français, 1083 ou L’Atelier Tuffery ne doit pas cacher la somme des obstacles auxquels se heurte toute production misant sur le 100 % made in France : coûts de production élevés, sous-traitants rapidement saturés et ne pouvant suivre le rythme d’une accélération des commandes… Qui dit relocalisation des activités dit efforts substantiels de formation et de qualification autour des savoir-faire industriels abandonnés de longue date sur l’autel du off-shoring. La réforme économique exige des plans massifs d’investissement dans les compétences, actionnés par l’État, relayés par les branches professionnelles. Mais les initiatives pourraient vite fleurir, à l’image de celle du fabricant de tissus Emanuel Lang, qui, non content de créer en Alsace la première filature de lin français, entend à terme relancer une filière hexagonale du lin, de la plante au consommateur.

« La tendance dans les dernières décennies était à la densification des sites de production, note Thibaud Frossard. Or, les activités trop compactes, peu modulables, offrent une surexposition aux chocs futurs. La seule manière de minimiser le risque externe et de rendre l’économie tolérante aux crises à répétition consiste à créer des clusters industriels résilients, sous forme de bases productives étendues, incluant des bureaux d’études, de la logistique, des fournisseurs et des stocks de matières premières. » La séquence post-crise s’avère donc propice à l’émergence de petites solutions industrielles et de boucles locales de production. « On va nécessairement aller vers des logiques d’écosystèmes, confirme Denis Dauchy. Et il n’est pas exclu que les entreprises cherchent ici à s’inspirer de la biologie pour mettre en place des consortiums symbiotiques. »

Vers une économie moins productiviste

Les PME, qui seront inévitablement les premières victimes de cette crise, seront peut-être aussi, agilité oblige, les premières à savoir se fondre dans ces nouveaux clusters. À condition qu’on les aide également. Or, les modalités d’éligibilité aux différents soutiens publics débloqués pour les entreprises ont révélé des trous parfois béants dans la raquette. « Il faut en finir avec cette pléthore de statuts et calibrer le paysage juridique en trois grandes familles : les autoentrepreneurs (en démarrage et en complément d’activité), les sociétés unipersonnelles ou simplifiées (qui se substitueraient aux indépendants) et les sociétés (avec plusieurs options) », réclame Éric Chevée, vice-président en charge des affaires sociales à la CPME.

Modèles de production repensés, chaîne de valeur industrielle raisonnée, retour de la souveraineté publique sur les économies nationales, révision du paysage juridique des entreprises… Le chantier est colossal. Mais, soulignent à l’unisson les commentateurs économiques, il faudra bien aussi interroger le contenu même des productions, leur système de financement, leurs externalités environnementales et sociales, ainsi que la qualité des emplois induits.

Les institutions financières, économiques et politiques ont la mémoire courte. Le traumatisme causé par son caractère inédit et l’ampleur dévastatrice de cette pandémie déclencheront-ils une volonté partagée des instances décisionnaires, des acteurs du monde social et des opinions publiques de réorienter très profondément les systèmes productifs vers un modèle plus respectueux des grands équilibres écologiques et sociaux ? Saurons-nous faire un véritable pas de côté avant de chercher, urgence oblige, à reproduire à l’identique les ressorts qui nous ont amenés à ce désastre ? « Si le Covid-19 rebat déjà les cartes de la globalisation économique, qu’en sera-t-il lorsque le dérèglement climatique renseigné par les scientifiques produira son plein effet ? » s’inquiète Thomas Coutrot.

Les entreprises à la manœuvre

Face à cette salve d’interrogations, les entreprises sont sur en première ligne. « Compte tenu de la place qu’elles tiennent dans la production, mais aussi dans l’organisation de la vie quotidienne et la consommation, je ne crois pas à une transformation dont les entreprises ne seraient pas non seulement parties prenantes mais coactrices », affirme Pierre-Yves Gomez. Dans l’urgence, la vraie question qui se pose aux organisations est celle de leur survie. Les réflexes de préservation des activités sont moins propices à une réflexion prospective qu’à des comportements de prédation. Le risque de voir les grands groupes tenter de prendre le contrôle des approvisionnements et de préempter certains marchés amont n’est pas nul.

Lestées par le poids de la structure et des process, les grandes entreprises sont par définition très rétives aux changements. « Il sera difficile de transformer assez radicalement les grandes chaînes de valeur, en tout cas à court terme. Le phénomène d’“oubli organisationnel” est consubstantiel des grosses organisations », note Benoît Demil, professeur de stratégie à l’IAE de Lille. L’histoire est déjà en parte écrite : les groupes industriels vont venir taper à la porte de la puissance publique, qui ouvrira en grand les robinets au nom de la préservation de l’emploi. C’est pourquoi les voix s’élèvent pour réclamer que les aides aux secteurs s’accompagnent de contreparties, fiscales et environnementales. Premier secteur placé dans l’ornière de vigilance : l’aérien, qui représente 2 à 3 % des émissions mondiales (estimation au demeurant largement sous-évaluée, selon le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) tout en étant exonéré de taxe intérieure sur la consommation de produits énergétiques (TICPE). « Le chantage à l’emploi est une arme très puissante. Si la société civile et les forces syndicales n’imposent pas par la pression sociale une conditionnalité à l’éligibilité aux aides, rien ne changera », affirme Thomas Coutrot.

Transformer cette crise en opportunité, faire que « le jour d’après ne sera pas comme le jour d’avant », selon l’expression du président Macron, implique que l’on réoriente en profondeur les systèmes productifs, industriels et de services, pour les rendre plus justes et plus résilients.

Auteur

  • Muriel Jaouën